La Chine devient de plus en plus risquée pour les entreprises occidentales et pourtant…elles y restent. Voici pourquoi<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Des personnes visitent un stand Tesla lors de la Foire internationale du commerce des services de Chine (CIFTIS) à Pékin, le 4 septembre 2023.
Des personnes visitent un stand Tesla lors de la Foire internationale du commerce des services de Chine (CIFTIS) à Pékin, le 4 septembre 2023.
©WANG Zhao / AFP

Quadrature du cercle

Malgré les frictions géopolitiques avec la Chine, il semble difficile pour les entreprises occidentales de lâcher la proie pour l’ombre, à savoir abandonner le marché chinois.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

Voir la bio »
Jean-François Di Meglio

Jean-François Di Meglio

Jean-François Di Meglio est président de l'institut de recherche Asia Centre.

Ancien élève de l'École normale supérieure et de l'Université de Pékin, il enseigne par ailleurs à l'IEP Lyon, à l'Ecole Centrale Paris, à HEC ParisTech, à l'École des Mines Paris Tech et à Lille I.

Voir la bio »

Atlantico : Malgré les frictions géopolitiques avec la Chine, il semble difficile pour les entreprises occidentales de lâcher la proie pour l’ombre, à savoir abandonner le marché chinois. Quelles sont les raisons qui peuvent expliquer cela ?

Jean-François Di Meglio : Cela peut se résumer d’un seul mot : la dépendance. On peut décliner celle-ci avec les différentes nuances de dépendance. Il y a une première dépendance, la plus faible : le lien, c’est-à-dire les supply chain. Tant qu’on avait une OMC qui fonctionnait, après l’entrée de la Chine en 2001, on s’est habitués à cette complémentarité qui faisait que chacun jouait un rôle particulier dans une chaîne d’approvisionnement. Cette période est allée de 2001 au début des années 2010. Le tournant, ce sont d’un côté, le Trans-atlantic partnership (initiative américaine) et de l’autre, les routes de la soie (initiative chinoise). C’est la prise de conscience des côtés potentiellement nuisibles de l’intégration mondiale par les deux blocs. 

L’intégration des chaînes d’approvisionnement, cela veut dire qu’on va chercher le mix optimal entre le savoir-faire et le coût. Il va être tantôt en Chine, quand on est en bout de la chaîne de fabrication de l’iPhone par exemple, ou en Californie, quand on a les acheteurs de l’iPhone, mais les concepteurs.

L’autre niveau de dépendance, c’est l’addiction. C’est le fait que sur l’aspect commercial et financier, les Occidentaux n’ont pas fait attention que cette dépendance était mortelle si on y mettait fin de manière radicale. Si du jour au lendemain vous sevrez le drogué de sa drogue, il meurt. Pourquoi cette addiction ? Sans approvisionnement chinois, le consommateur occidental ne peut pas acheter bon marché ce qu’il achète ; il est addict aux prix bas. Ensuite, vous avez un certain nombre de multinationales à haute valeur ajoutée, notamment dans le luxe avec LVMH et L’Oréal, qui vont chercher le haut de gamme chinois. Et si vous faites la comparaison entre le chiffre d’affaires et le résultat net de ces entreprises cotées, vous vous apercevez que le retour sur investissement est très élevé. Ces multinationales ont impérativement besoin des profits faits sur le marché chinois pour maintenir leur valeur en bourse ou leur profitabilité globale. 

À Lire Aussi

Rompre la coopération avec la Chine, un dangereux pari pour la science occidentale ?

Enfin, l’addiction consiste aussi à s’endetter car vous savez que la Chine vous achète votre dette.

Alors que se passe-t-il aujourd’hui ? Les entreprises mettent fin à cette addiction en diminuant, si je puis dire, la dose. Cela doit se faire graduellement. On parle de découplage, avec deux blocs distincts.

Dans l’article du New York Times, le pessimisme est de mise. En gros, c’est « courage, fuyons ». Je ne pense pas que ce soit pour demain. En revanche, le gros événement qui pourrait conduire à ça pourrait être par exemple la nationalisation des actifs étrangers, que l’on ne peut pas totalement exclure au demeurant. On peut dire que les investissements sont d’une certaine façon gelés en Chine mais que les entreprises occidentales peuvent rapatrier leurs dividendes. L’étape supérieure, c’est que les entreprises ne puissent plus rapatrier les dividendes, et ensuite que les actifs soient nationalisés.

Pendant des décennies, les chefs d'entreprise américains ont vu dans la Chine une source d'argent. Ils ont vanté les mérites de ses centaines de millions de consommateurs, l'ont qualifiée de "l'une des plus grandes opportunités" et ont prédit que ce serait "le siècle de la Chine". Quelles sont les craintes des dirigeants européens et américains aujourd’hui ? 

Don Diego De La Vega : Le principal écueil concerne la micro. Il y a des soucis de corporate governance, de transparence, avec pléthore de joint-ventures, où sont engagés les Occidentaux avec les Chinois, qui ont une tendance à fonctionner comme des boîtes noires. Parfois un segment de la boîte perd un soutien politique, local ou national. Il y a là un problème de transparence important, qui touche à la vie quotidienne d’une entreprise, impactant la comptabilité de celle-ci. Mais c’est le cas dans tous les pays émergents.

Concernant la macro, les fondements sont là. Et c’est corroboré par les dirigeants d’Apple et d’autres chefs d’entreprise qui diront qu’il y a des cycles mais que globalement les ventes se font, la croissance est là. Parfois elle est certes erratique. Mais il n’y pas de problème macroéconomique en Chine. Les interrogations là-dessus sont souvent très exagérées. Même à l’époque où la Chine avait 12% par an, des critiques se faisaient entendre.

Jean-François Di Meglio : Ce qui a trait à la sécurité des données ou la sécurité d’approvisionnement (embargo sur tel produit). Aujourd’hui, on est plutôt dans une logique de « deriskage », de diminution des risques. Mais il n’est pas possible de faire cette opération de « derisking » du jour au lendemain.

La chine prétend être autonome sur ce dont elle a absolument besoin, « le good enough », autrement dit ce qui intéresse son marché africain ou son marché intérieur. On le voit avec les puces de sept nanomètres de Huawei. Mais sur les puces de haute technologie, elle a encore besoin des États-Unis. Ces derniers ont besoin quant à eux d’acheter bon marché des produits chinois.

On peut aussi évoquer les lois de sécurité nationale d’où découlent les mesures de protection des données qui obligent les entreprises étrangères en Chine à ne pas transférer leurs données à l’étranger : cela concerne les ressources humaines, donc les dossiers des personnes qui travaillent, mais aussi les secrets de fabrication. Pour éviter toute infraction, les entreprises doivent lire attentivement tous les textes. Il y a également la loi sur le contre-espionnage, qui va être d’ailleurs maniée de manière de plus en plus arbitraire par le gouvernement. Cela refroidit les ardeurs de certains investisseurs.

Le risque est identifié, mais le substitut ne l’est pas. Même si les entreprises arrivent à se dégager de ce marché, elles seront très malades. Si LVHM et l’Oréal se privent du marché chinois, en affirmant que le marché chinois ne doit pas être plus 20 ou 30% de leurs profits et en augmentant les prix ailleurs, cela va coûter très cher. D’où les nombreuses réticences.

A l’inverse, les Européens, pour éviter d’être dépendants de la Chine, acceptent l’installation d’une usine de batteries électriques en Europe pour « derisker ». Mais jusqu’à quel point cela sera une réussite ? S’il y a une montée en gamme des brevets sur les batteries, ces brevets ne vont pas rester propriétaires d’un partenaire chinois qui ne voudra pas transférer les brevets dans l’usine qui est en France.

Certains spécialistes mettent en avant les comportements erratiques du gouvernement chinois...

Don Diego De La Vega : Je peux vous dire que Donald Trump et Joe Biden ont également un comportement erratique quand il s’agit des affaires. Washington n’hésite pas à s’immiscer dans la vie des entreprises américaines. La Chine n’est pas un eldorado, mais il faut faire la part des choses. Veulent-ils réorienter les flux américains ? Cela se fera au détriment des consommateurs américains. Et où ces flux pourraient-ils être réorientés ? Au Mexique et au Vietnam ? Là-bas aussi on y trouve des composants qui viennent de Chine.

« Les entreprises tentent de trouver un équilibre entre la surveillance politique et la conviction que si elles ne rivalisent pas et ne collaborent pas en matière de recherche et d'innovation avec les entreprises chinoises, elles risquent d'être distancées par les concurrents chinois qui les devanceront sur les marchés mondiaux », est-il écrit dans l’article du New York Times. Le risque est-il bien celui-ci ?

Don Diego De La Vega : On dit tout et son contraire sur la Chine. Un jour on affirme qu’il y a des villes fantômes chinoises, mais un autre jour on déclare que les rues sont pleines et qu’il y a un risque de surpopulation. Même chose sur l’environnement : ils n’en font pas assez mais sont pourtant les premiers en matière de dépenses pour lutter contre la pollution. Dernier exemple : il y a à peine cinq ans, on déplorait leur excès d’épargne et maintenant, on ergote sur leur prétendu surendettement. On le retrouve ici : pourquoi dire qu’il y a de gros problèmes en Chine et en même temps affirmer qu’ils vont nous distancer si on ne fait rien ? Ces critiques, on entendait les mêmes à la fin des années 1980 avec le Japon, avec ce double discours consistant d’un côté à dire qu’ils vont nous dépasser et de l’autre que ce ne sont que des copieurs. 

Sur quels marchés les entreprises européennes sont les plus menacées ?

Don Diego De La Vega : Les marchés ouverts, de moyenne gamme, domestiques jusqu’ici. Sur le bas de gamme, on est déjà fortement menacés depuis longtemps. Sur le haut de gamme, on peut résister encore quelques années.

Je reviens au moyenne gamme, ce sont tous les pôles industriels ouverts au niveau international, comme avec l’automobile : il y a Tesla qui vendra des voitures pour le haut de gamme, un fabricant roumain vendra pour Renault du bas de gamme, et en milieu de gamme, pour les Peugeot ou les Audi, cela sera un carnage si je puis dire. Pourquoi acheter un véhicule thermique à 30 000 euros quand on peut acheter pour quasiment le même prix un véhicule électrique, avec une durée de vie bien supérieure et que l’on pourra connecter - si l’on construit des capacités de production d’énergie - ? Au salon de Munich, les Allemands ont pu voir que les véhicules chinois avaient déjà toutes les options. Sur ce genre de segment, tout va très vite. Les Européens n’ont pas la main sur les batteries, que ce soit sur les matières premières ou les technologies.

Faut-il dénoncer une certaine hypocrisie du côté des Occidentaux ?

Don Diego De La Vega : Quand les entreprises se sont implantées là-bas, elles savaient que la Chine était une dictature. Elles découvrent maintenant que c’est un pays où il n’y a pas d’élections libres ? En revanche, que dans des secteurs sensibles, les entreprises se désengagent, cela est normal. Les autres resteront en Chine parce que c’est rentable et qu’il y a de la croissance, tout en respectant les réglementations chinoises. Le PIB a été multiplié par 37 en Chine entre 1992 et 2022, et le PIB par tête par 31, alors même que dans le même temps, si je prends l’exemple de l’Italie, il est resté stable. Il faudrait des raisons très lourdes pour ne pas investir en Chine ou la quitter.

Quand les entreprises se désengagent de Chine, c’est surtout lorsqu’on ne satisfait plus le consommateur chinois, lequel est très exigeant. Si le patron de Peugeot se retire du marché chinois, c’est parce que ses produits ne tiennent plus la route aux yeux des Chinois. Quand le produit étranger est bon, il n’y a aucun souci. Tesla crée des lignes de production en Chine car les Chinois sont très demandeurs. 

La dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Chine s’est-elle accrue ces dernières années ?

Don Diego De La Vega : Étant donné qu’ils connaissent une croissance beaucoup plus forte et avec un marché aussi gigantesque, nous sommes forcément dépendants. Un dollar de croissance en Chine aujourd’hui a une valeur supérieure à un dollar de croissance en Chine il y a vingt ans. Le PIB par tête en parité de pouvoir d’achat en Chine correspondait alors à celui du Congo ! C’est une croissance qui est en plus qualitative de nos jours, moins une croissance faite dans les rizières et davantage dans les centres urbains.

Les données de marché sont claires : il sera très difficile de me prouver qu’il y a eu une surperformance de ceux qui n’ont pas investi en Chine face à ceux qui ont investi en Chine. 

Un découplage ferait-il plus de mal aux Occidentaux ou à la Chine ?

Jean-François Di Meglio : Je prétends très fortement que d’une part, dans l’environnement tel qu’il est aujourd’hui, la Chine sera beaucoup plus capable d’endurer la douleur que les Occidentaux. Mais la conséquence, c’est que cela va faire paradoxalement plus de mal à la Chine car on oublie de dire que les Occidentaux ont un revenu moyen par habitant compris entre 25 000 et 30 000 dollars, et jusqu’à 60 000 dollars dans les pays du G7. Or la Chine est prise dans le middle-income, soit 12 000 et 15 000 dollars par habitant. Si tout s’arrête, tout le rêve chinois s’effondre. La Chine a beaucoup plus besoin de nous pour continuer sa cohésion. En revanche, la Chine est davantage capable de souffrir que nous, étant donné que cela se fait dans un monde extrêmement compétitif. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !