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Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, fait une déclaration sur l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, à Bruxelles le 24 février 2022.
Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, fait une déclaration sur l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, à Bruxelles le 24 février 2022.
©JOHN THYS / AFP

Alliance Atlantique

Alors que les pays membres de l’alliance militaire nord-Atlantique se réunissent ce jeudi pour faire face à la guerre en Ukraine, l’Europe a brutalement réalisé qu’elle avait toujours besoin de se défendre. Pour autant l’Otan n’a jamais été une organisation exclusivement militaire. Mais qui sait dire de quelle vision politique elle est vraiment porteuse aujourd’hui ?

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Vincent  Desportes

Vincent Desportes

Vincent Desportes est un général de division de l'armée de terre française. Il vient de publier "La Dernière bataille de la France" (Gallimard).

 

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Atlantico : Un sommet de l'Otan se tient actuellement à Bruxelles. On se souvient que lorsqu’Emmanuel Macron a déclaré que l’Otan était en état de mort cérébrale, beaucoup ont réagi, certains confirmant le diagnostic, d’autres le critiquant. Interrogé sur ces propos au vu de la situation en Ukraine, Emmanuel Macron a dit que le déclenchement de la guerre par la Russie avait été un électrochoc. Jugez-vous qu’effectivement, l’Otan est sortie de son état de mort cérébrale à l’occasion de cette crise ?

Barthélémy Courmont : Ce n'est que dans la durée qu'il sera possible de dresser un bilan de ce côté. Nous sommes actuellement dans le temps de l'émotion et de la riposte face à l'agression que subissent les Ukrainiens. Et dans ce temps, l'unité est souvent privilégiée, comme une évidence. Or, une fois que la crise est passée, démarre le temps de la réflexion. On se souvient de l'unité face au terrorisme et le soutien à Washington après les attentats du 11 septembre 2001, qui une fois l'émotion passée avait laissé place à des positionnements plus nuancés, et même critiques de la politique étrangère américaine, comme ce fut le cas à l'occasion de la guerre d'Irak 18 mois plus tard. Lors de la guerre du Kosovo, l'émotion face aux flots de réfugiés et à l'épuration ethnique avait créé ce sentiment d'unité, et une fois la guerre terminée - la première guerre conduite par l'Otan - les critiques s'étaient accumulées, notamment aux Etats-Unis (au Congrès en particulier). Dans la situation actuelle, il est normal que l'Otan soit "réveillée" et présentée comme la principale architecture de sécurité en Europe, ce qu'elle est d'ailleurs. Mais une fois que la crise sera passée, les Alliés seront-ils toujours aussi unanimes et enthousiastes? On peut en douter. Ajoutons à cela que l'Otan est présentée, à juste titre, comme un rempart, mais elle se refuse catégoriquement à prendre part au conflit, ce que l'Ukraine reproche d'ailleurs. D'une certaine manière, Zelensky considère qu'à ses yeux, l'Otan est morte dès lors qu'elle n'intervient pas dans un conflit à ses frontières... Il faut donc éviter de s'emballer en expliquant, comme on le voit depuis trois semaines, que cette guerre donne un nouveau souffle à l'Otan, car c'est également ce qu'on en disait lors de la guerre du Kosovo en 1999... Il faut aussi rappeler que les propos très commentés d'Emmanuel Macron avaient précisément pour objectif de provoquer un électrochoc. Il est dommage de devoir passer par une nouvelle guerre en Europe pour s'interroger à nouveau sur l'architecture de sécurité en Europe, mais c'est bien ce que nous observons

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Vincent Desportes : Il est évident que cette crise a recréé le sentiment et le besoin de solidarité entre les alliés de l’Otan ainsi que la nécessité de bâtir une défense commune. Comme le seul outil de la défense commune est l’Otan, la crise l’a réveillée. Ce que j’espère personnellement, c’est que les occidentaux comprendront qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Il ne faut pas forcément sortir ou détruire l’Otan mais comprendre l’importance de construire une autonomie de défense pour ne pas dépendre des Américains. Ces derniers ne viendront pas les défendre si les choses tournent mal.

L’Otan est demeurée vivante après la chute du mur, non pas en raison d’une menace mais parce que cela permettait aux Etats-Unis de garder une mainmise sur l’Europe. S’en remettant aux Etats-Unis, l’Europe a accepté l’extraterritorialité du droit américain, ses règles commerciales, etc. L’Otan est un outil de subordination de l’Europe.

L’Otan en tant qu’alliance politique, ce qu’elle est au-delà du simple fait militaire, a-t-elle encore une cohérence idéologique ? Ses membres partagent-ils suffisamment la même vision du monde et de l’Occident pour agir de concert, et notamment la Turquie ?

Barthélémy Courmont : Tout dépend de l'utilisation que l'on prête à l'Otan. Si on la voit de manière exclusive comme une organisation de défense en Europe (de ses Etats membres, pour être plus précis), ce qu'elle est, alors la cohérence est réelle, et l'Otan conserve toute sa légitimité, et le sommet de Bruxelles pour répondre de manière cohérente et collective à la crise en est la preuve, de même que le sentiment dans des pays non membres comme la Suède ou la Finlande qui repensent aujourd'hui le rapport à l'Alliance. Si on estime, comme c'est souvent le cas depuis la fin de la Guerre froide, que les objectifs de l'Otan sont plus que militaires, et incarneraient une forme de communauté de valeurs - on parle souvent de communauté transatlantique - c'est plus discutable. La "vision du monde" des Etats membres n'est clairement pas partagée. Ou alors cela signifierait que le Canada, la France ou encore l'Allemagne, par exemple, partageraient les mêmes valeurs que la Turquie d'Erdogan... Soyons sérieux. Il n'y a pas de vision partagée au sein de l'Otan, et c'est tout son problème, problème qui se traduit par l'inaction et l'engourdissement de l'Alliance, justifiant les propos d'Emmanuel Macron. Est-ce que la crise en Ukraine règle cette question et offre à l'Otan cette vision du monde partagée? La réponse est évidemment non. En conséquence, soit l'Alliance se cantonne à son rôle de sécurité en Europe et elle a encore un bel avenir, soit elle poursuit l'objectif de créer une communauté de valeurs et elle accumulera les déconvenues jusqu'à prolonger son état de mort cérébrale. Répondre à la guerre en la condamnant et en apportant un soutien à l'Ukraine est légitime et nécessaire, mais ce n'est pas une vision du monde. C'est une fois que la paix sera revenue qu'on pourra mesurer si cette vision existe et est partagée par les Etats membres, et on peut être très sceptique.

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Vincent Desportes : L’Occident est un ensemble de pays regroupés par des valeurs. Je pense que ces valeurs n’ont pas changé. Mais dans un monde qui va de plus en plus devenir un monde de blocs et de confrontation de blocs, les occidentaux vont bien comprendre qu’il leur faut être dans une grande alliance qui défende leurs valeurs, mais sans supposer la subordination de l’un des acteurs essentiels à une puissance dominante. L’Occident doit être une alliance d’égaux. Or l’Occident au sens large n’a pas d’intérêt particulier au conflit avec la Chine. L’histoire montre bien que les Etats-Unis sont plutôt une puissance belliqueuse là où l’Europe est plutôt devenue une puissance pacifique. Elle estime que la guerre ne peut pas permettre de régler un enjeu. Donc même s’il y a une convergence des valeurs, ce n'est pas le cas des objectifs stratégiques. Le risque c’est que l’Europe soit entraînée dans un conflit. Notre rôle est d’éviter que la confrontation armée n’advienne.

Donc il y a une cohérence idéologique. C’est une organisation qui porte les valeurs de l’Occident, c’est-à-dire la démocratie, la liberté. En revanche, ce qui diffère, ce sont les intérêts stratégiques. L’Amérique est de plus en plus tournée vers le Pacifique, Obama et Trump l’ont marqué et Biden a prouvé avec la crise des sous-marins que l’Europe n’était plus son problème. D’où la nécessité pour l’Europe de pouvoir défendre seule ses propres intérêts. Quand le secrétaire d’Etat Blinken explique à ses homologues de l’Otan que la mission de l’organisation est de se préparer à la guerre avec la Chine, ça ne correspond pas aux intérêts européens. Les Américains sont prêts à donner des armes aux Ukrainiens, mais pas à voir leurs enfants mourir pour l’Ukraine. Aujourd’hui, l’Amérique ne perçoit pas la défense de l’Europe comme une priorité. Il faut avoir confiance dans l’Otan, mais dans son pilier européen seulement. On a bien compris que Washington ne sacrifiera plus jamais Washington pour Berlin ou Paris. On l’a bien vu dans le dernier discours de Biden et dans la décision de refuser de laisser décoller de leur base de Rhénanie les MIG Polonais destinés aux Ukrainiens. Ils refusent de prendre un risque, même minime. Donc nous sommes seuls. Et la France est la seule puissance atomique européenne donc elle est l’ultime recours en cas d’attaque de la Russie contre un membre de l’Otan. Il faut croire en la solidarité européenne mais plus américaine. Le soldat Ryan ne viendra plus mourir sur nos plages. Cela s’explique aussi parce que l’Amérique du XXe siècle était majoritairement WASP, or c’est de moins en moins le cas. Et par conséquent, ils sont de moins en moins viscéralement tournés vers l’Europe.

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Le cas de la Turquie est un peu particulier. On sait qu’elle a eu des accointances avec la Russie mais à côté de cela, elle aide l’Ukraine en fournissant notamment des drones. En revanche, on ne peut pas dire qu’elle partage nos valeurs occidentales et elle est partie sur une voie qui ne la rapproche pas de nos valeurs. Il est trop tôt pour se prononcer sur le devenir du pays au sein de l’organisation mais ce qui est sûr c’est que l’Otan est une organisation occidentale et que la Turquie ne fait pas partie de l’Occident.

L’Europe a réalisé avec le conflit en Ukraine qu’elle avait toujours besoin de se défendre. Est-ce que cela veut dire qu’elle doit persévérer dans l’Otan et essayer de lui redonner du sens ou chercher une autre voie ?

Barthélémy Courmont : C'est aux pays de l'UE d'y répondre, en toute indépendance. L'Otan est une machine remarquable qui a contributé de la plus éclatante des façons au maintien de la sécurité pendant la Guerre froide. Avec la fin de la bipolarité, la question de sa pertinence a été légitimement posée, et la réponse a toujours été de voir plus loin, de définir de nouvelles ambitions, de nouveaux objectifs. Mais était-ce la bonne approche? On voit avec la crise actuelle que si l'Otan reste indispensable, c'est avant tout parce qu'il n'existe pas d'alternative, pas d'initiative propre aux Européens. Elle reste donc à inventer, pour que les Européens soient à nouveaux maîtres de leur propre sécurité, et moins dépendants des grandes puissances. Cela ne signifie pas qu'une aliance doit nécessairement chasser l'autre, et que l'Otan doit disparaître au profit d'une sécurité européenne, car le lien transatlantique demeure essentiel. Mais cette crise démontre une nouvelle fois qu'une Europe mieux structurée sur les questions de défense sera une Europe plus forte et plus crédible. Dans notre rapport aux crises, à notre voisin qu'est la Russie et à notre partenaire que sont les Etats-Unis, c'est indispensable.

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Vincent Desportes : Ce qu’elle doit faire, tant au niveau économique que sanitaire ou militaire, c’est construire son autorité qui lui procurera sa souveraineté. Militairement cela veut dire être capable de se défendre par elle-même car les Américains ne reviendront pas. Et cela veut dire refuser les chantages et pressions qui monnaient notre soutien contre leur participation à la guerre. C’est ce qu’ils pratiquent sur les Canadiens depuis plusieurs décennies. Il faut un pilier européen de l’Otan, autonome et décisionnaire. Le « comment » n’est pas très important. Si les dirigeants prennent conscience du problème, les modalités techniques suivront.

La guerre accélère cette prise de conscience. Même la Suède et la Finlande envisagent de remettre en cause leur neutralité. Même le Danemark est en train d’évoluer sur la démarche de défense européenne. Je pense aussi que l’Allemagne va progressivement aller vers un réarmement et une démarche de solidarité européenne.

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Le Général Vincent Desportes publie "Visez le sommet : pour réussir, devenez stratège", avec Christine Kerdellant aux éditions Denoël, le 6 avril prochain

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