L’intelligence juridique a-t-elle besoin de l’open data judiciaire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, avant une réunion du Conseil des ministres.
Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, avant une réunion du Conseil des ministres.
©Thomas SAMSON / AFP

Justice

Les modalités du calendrier de mise en œuvre de l’obligation de publication de toutes les décisions de justice ont été dévoilées par le garde des Sceaux. Cette avancée va-t-elle contribuer à développer une plus forte intelligence juridique dans notre pays ?

Christophe Roquilly

Christophe Roquilly

Christophe Roquilly, professeur et doyen honoraire du corps professoral à l’EDHEC Business School, Directeur du EDHEC Augmented Law Institute.

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Par un arrêté du 28 avril 2021, le ministre de la Justice a précisé les modalités du calendrier de mise en œuvre de l’obligation de publication de toutes les décisions de justice, conformément aux objectifs fixés par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Le 30 septembre 2021 est une date symbolique puisqu’elle correspond à l’entrée en vigueur de cet arrêté pour les décisions du Conseil d’Etat. Ce calendrier s’étale jusqu’au 31 décembre 2025 pour les décisions rendues en matière criminelle. Passons sur la petite dizaine d’années qui se seront écoulées, et dont l’explication ne peut se réduire au retard pris par la France en matière d’open data des décisions de justice. Une question qui se pose est de savoir si cette avancée, dont on ne mesure pas entièrement l’impact sur la durée malgré les débats riches et parfois passionnés qu’elle a fait naitre au sein de la communauté juridique, va contribuer à développer une plus forte intelligence juridique dans notre pays.

L’open data judiciaire, un apport indéniable pour l’intelligence juridique

Pour Bertrand Warusfeld, l’un des pères de l’intelligence juridique en France, celle-ci peut être définie comme  «  l’ensemble des techniques et des moyens permettant à un acteur - privé ou public - de connaître l’environnement juridique dont il est tributaire, d’en identifier et d’en anticiper les risques et les opportunités potentielles, d’agir sur son évolution et de disposer des informations et des droits nécessaires pour pouvoir mettre en oeuvre les instruments juridiques aptes à à réaliser ses objectifs stratégiques ». Soyons réalistes : l’absence de rédaction des décisions de justice en langage clair (mais est-ce seulement possible ?) ne les rend que très faiblement accessibles « utilement » aux justiciables. En effet, elles ne sont pas livrées avec les clefs de décryptage du raisonnement et du langage juridiques. L’augmentation du niveau de culture juridique des citoyens – sans aller jusqu’à parler ici d’intelligence juridique – passe par d’autres moyens.

En revanche, l’open data des décisions de justice améliore collectivement a priori la capacité des acteurs dont c’est le métier à augmenter leur niveau d’intelligence juridique. Avec les outils récents de legal analytics, les sociétés fournissant des solutions de « justice prévisible » ou de « jurimétrie » vont à terme ne plus avoir à se concurrencer - ni à construire leur discours marketing – sur le stock de décisions disponibles (qui fut longtemps l’exclusivité de quelques « happy few », bénéficiant alors d’une rente de situation) puisque celui-ci sera le même pour tous les acteurs. L’avantage concurrentiel proviendra particulièrement de la qualité des algorithmes utilisés qui se mesurera évidemment non seulement à l’aune de la valeur qu’ils créent pour leurs clients finaux (cabinets d’avocats, directions juridiques, et autres professions juridiques), mais également en fonction du niveau d’explicabilité, de transparence, d’éthique, etc., de ces algorithmes.

Equipés ainsi d’une plus grande capacité à analyser l’existant dans la jurisprudence, les utilisateurs de ces solutions technologiques augmentent leur niveau d’intelligence juridique dans l’intérêt des utilisateurs finaux : individus, entreprises, organisations. Se construit ainsi une logique d’aide à la décision en fonction d’un niveau de risque juridique perçu grâce à une photographie dynamique du passé.

L’open data judiciaire, une avancée nécessaire mais pas suffisante pour l’intelligence juridique

En laissant de côté la question de l’anonymisation des noms des magistrats (contrairement à ce qui est vigueur dans certains autres pays), qui certes peut présenter l’inconvénient d’empêcher de comparer les « tendances » - voire les biais -  pouvant exister d’une juridiction à une autre, ou au sein d’une même juridiction en fonction de sa composition, mais présente par ailleurs l’avantage d’éviter les biais de confirmation ou les risques d’auto-limitation des juges susceptibles d’altérer leurs décisions et conduisant donc à une réduction de l’information dans le développement d’une intelligence juridique, l’open data judiciaire ne fait pas tout. D’une part, il ne prédit pas l’avenir de l’environnement judiciaire auxquels les justiciables sont confrontés. Le cygne noir existe aussi dans la conception du risque judiciaire.

D’autre part, l’environnement juridique – particulièrement pour les entreprises – ne se réduit pas à l’état de l’environnement judiciaire. L’intelligence – c’est-à-dire le discernement et la compréhension -  devant s’appliquer à cet environnement juridique se nourrit de bien d’autres données. En externe, les signaux forts ou faibles émanant d’une loi nouvelle ou d’un projet de loi, l’évolution probable ou possible de la soft law, les doctrines des autorités de contrôle, les droits détenus par les concurrents ou partenaires (droit de propriété, droits de propriété intellectuelle, contrats, licences d’exploitation, etc.), sans oublier les ressources juridiques internes détenues par l’entreprise elle-même. Et, plus encore, toutes les évolutions sociétales, économiques, écologiques, sociologiques, technologiques, business, pouvant conduire à terme à des changements dans les normes juridiques, sont des signaux exigeant un télescope plutôt que des jumelles et représentant la puissance intrinsèque de l’intelligence juridique. En effet, avant que ces signaux ne se transforment en normes juridiques nouvelles ou modifiées, puis éventuellement en décisions de justice qui alimenteront le stock de l’open data judiciaire, des années seront passées. Comme l’avait déclaré feu Robert Hersant, « pour ne pas être en retard d’une guerre, il faut être en avance d’une loi »… et d’une décision de justice !

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