L’instauration des 35 heures par Martine Aubry ou l’illusion du partage du temps de travail <!-- --> | Atlantico.fr
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Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher.
Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher.
©THOMAS LO PRESTI / AFP

Bonnes feuilles

Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher. Avec la meilleure foi du monde, les dirigeants de toutes les époques ont pris des décisions catastrophiques pour leur pays. Ils ont cru dompter l'économie ? Chacune de ces grandes erreurs politiques a provoqué des ruptures fondamentales, des révoltes, des révolutions, des changements de régime, des krachs, voire un basculement du monde. Extrait 2/2.

Anne de Guigné

Anne de Guigné

Anne de Guigné est journaliste. Elle suit la politique économique française pour Le Figaro depuis 2017. 

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Persuadé de tracer le chemin d’une nouvelle espérance, le gouvernement français s’est engouffré au tournant des années 2000 dans le grand mouvement de la réduction du temps de travail. Au nom de la lutte contre le chômage et de la défense du progrès social, le Premier ministre, Lionel Jospin, lança en grande pompe le 10 octobre 1997 le vaste chantier des 35 heures. Il pensait tenir sa grande loi de gauche qui le propulserait vers la présidentielle. Las, le chemin se révéla semé d’embûches. Politiquement, la loi, immédiatement décriée, porta plutôt la poisse à ses auteurs. Lionel Jospin, comme Martine Aubry qui défendit le texte depuis son vaste ministère social, ne connurent ni l’un ni l’autre les destins qu’ils espéraient. Économiquement, sa postérité parle d’elle-même. Après quelques années d’application tâtillonne, le cadre fut démonté avec application durant vingt ans, tant par les gouvernements de droite que de gauche, au fil d’une demi-douzaine de textes. Personne n’osa en revanche s’attaquer de front à la durée légale du travail, de crainte que descendent dans la rue des foules de défenseurs des RTT, du nom de ces nouvelles journées chômées. Il ne reste au final aujourd’hui, dans le droit du travail français, rien des contraintes imposées par les 35 heures. L’esprit de la loi aura en revanche marqué au fer rouge le pays. Ce texte, conçu au moment du lancement de la monnaie unique européenne et de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ne pouvait pas plus mal préparer les Français à l’intensification de la concurrence internationale. Il aura participé à l’accélération de la désindustrialisation du pays, à la désorganisation de ses services publics et à l’altération durable de l’image de Paris auprès des investisseurs internationaux.

Cette loi, décriée par la droite, et peu revendiquée par la gauche, épouse, il est vrai, les interrogations de l’époque. À la fin des années 1990, le concept de partage du travail passionnait. Alors que les premiers pas de la révolution numérique défraient la chronique, les salariés se mettent à douter de l’avenir de leurs postes. Et ce n’est pas la conjoncture économique qui peut les rassurer. La France affiche alors un taux de chômage historiquement élevé à 12 %, et s’enfonce dans une forme de déprime collective. La droite partage ces questionnements et l’idée que la baisse du temps de travail favorise dans certains cas l’emploi, comme l’illustre la loi Robien de 1996. Ce texte, d’application très souple, permettait aux entreprises de réduire le temps de travail de leurs salariés, soit pour effectuer de nouvelles embauches, soit pour éviter un plan de licenciement. Il fut reçu favorablement par le patronat. L’ancien secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988, Edmond Maire, reconverti alors dans le tourisme social, comme président de VVF, s’en fit notamment le héraut. Il mit en place en 1996 un accord abaissant la durée du travail de 10 % avec une réduction des salaires limitée à 1 %. Résultat: 170 emplois créés, s’ajoutant aux 1 700 de l’entreprise, assurait-il, enthousiaste. Il ne savait évidemment pas encore que deux ans plus tard, il devrait prendre la responsabilité d’un plan social afin d’améliorer la productivité du groupe, plan qui se traduirait par la suppression d’une quarantaine de postes. Le débat passionne alors économistes et politiques. Deux lignes se distinguent. Pour simplifier, la droite et les représentants du patronat ne sont pas hostiles au principe d’une diminution des horaires‚ mais veulent laisser à la libre appréciation du chef d’entreprise l’opportunité de choisir ou non cette voie. Une partie de la gauche et des syndicats estime au contraire que les effets d’une réduction du temps de travail étant, de manière automatique, bénéfiques à l’emploi, il convient de contraindre ce mouvement.

« Ineptie », tranchera sans ménagement quelques années plus tard, une fois la passion dissipée, Jean Tirole, dans une interview qui fit couler de l’encre. De Paul Krugman à Milton Friedman, « les économistes vous diront tous que le partage du temps de travail ne crée pas d’emplois », assure le prix Nobel d’économie. Dans la même veine, 150 ans plus tôt, le polémiste Frédéric Bastiat ridiculisait déjà avec mordant l’idée de limiter le travail des uns dans l’espoir d’augmenter l’employabilité des autres. « Quand les ouvriers de toute sorte seront réduits à leur main gauche, représentons-nous, Sire, le nombre immense qu’il en faudra pour faire face à l’ensemble de la consommation actuelle, en la supposant invariable, ce que nous faisons toujours quand nous comparons entre eux des systèmes de production opposés, écrit-il dans un rapport imaginaire à Louis-Philippe. Une demande si prodigieuse de main-d’œuvre ne peut manquer de déterminer une hausse considérable des salaires, et le paupérisme disparaîtra du pays comme par enchantement », s’amusait-il.

L’illusion de distribuer les emplois en encadrant à la baisse le temps de travail est aussi vieille que la politique économique. L’empereur Constantin partageait déjà cette croyance au ive siècle. Fraîchement converti au christianisme, il prit prétexte des rites de la nouvelle religion d’État pour instaurer une journée chômée le dimanche, espérant ainsi résoudre le problème structurel de manque d’emplois de l’Empire romain. La gauche européenne remit au goût du jour cette interrogation sur le travail sous une couleur davantage philosophique, au XIXe siècle. Le socialiste français Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, s’attaque de front au rôle du travail comme levier de transformation du monde en plaidant en 1880, dans son Droit à la paresse, pour une limitation de la durée du travail et un développement des loisirs. « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture », déplore l’essayiste. En réponse aux conditions déplorables des ouvriers de l’époque, il propose de borner le travail à quelques heures par semaine et de multiplier les propositions de divertissements et spectacles. Revue à la moulinette idéologique de sa très lointaine disciple, la députée verte Sandrine Rousseau, la thèse se synthétisera en 2022 en un cinglant « le travail est une valeur de droite ». Avant ces derniers soubresauts idéologiques, l’interrogation sur le temps de travail revient dans l’air du temps et anime à nouveau les débats dans les années 1970 et 1980. Elle passionne les organisations syndicales, et en premier lieu la réformiste CFDT. Au même moment, les libéraux réfléchissent, notamment à partir des travaux de John Rawls sur la théorie de la Justice, à la question du revenu de base et à la place du travail dans la société. La publication en 1995 de La Fin du travail de Jeremy Rifkin, dont la traduction française est préfacée par Michel Rocard, donne un important écho à toutes ces interrogations. L’économiste américain plaide dans ce texte pour des investissements massifs dans l’économie sociale afin de préparer la disparition progressive de la force de travail humaine, peu à peu remplacée par une vague de robotisation. Un livre « effrayant », « torrentiel, déconcertant et parfois agaçant » selon Rocard, mais bien utile à la gauche française qui va placer ce thème au cœur de sa prochaine campagne.

Inscrit en 1997 par Dominique Strauss-Kahn au sein du programme législatif du parti socialiste, le projet des 35 heures veut faire écho aux grandes promesses sociales historiques de son mouvement, dans la lignée des 40 heures de 1936 et des 39 heures de 1981, qui, selon la promesse initiale de François Mitterrand, devaient ensuite être ramenées à 35. Cap que le pragmatique Pierre Mauroy s’était d’ailleurs empressé d’oublier. Strauss-Kahn n’a jamais par la suite renié la réforme des 35 heures, même s’il ne paraissait pas au départ favorable à une application rigide dans la loi du principe de réduction du temps de travail. « Depuis le début des années 1970, cette réduction s’est pratiquement arrêtée en France. Il faut remettre en marche le processus, avançait le futur ministre de l’Économie dans une interview à La Tribune en 1994. Pas de façon centralisée comme nous l’avons fait en 1982 avec les 39 heures. La RTT n’est pas valable pour tous les emplois, dans toutes les entreprises et dans tous les secteurs. » Martine Aubry, la grande ministre du social du gouvernement Jospin qui porta la réforme, ne semblait initialement pas davantage convaincue que son futur collègue de Bercy du bienfondé d’un système contraignant. À une convention au Zénith en 1991 devant 5 000 militants de la CFDT, elle l’exprime clairement. « J’ai bien compris qu’ici, pour se faire applaudir, il faut parler réduction de temps de travail. Eh bien vous allez être déçus. Je ne crois pas qu’une mesure généralisée de réduction du temps de travail créerait des emplois… Il n’y a pas de recette miracle », assure-t-elle à une salle devenue soudain moins enthousiaste. Les réticences initiales de ces ministres seront balayées par Lionel Jospin. Sans sourciller, il opte pour la voie de la rigidité. Son choix se matérialise dans deux textes: une loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail (loi no 98-461 du 13 juin 1998) ayant pour but de dresser le cadre général de la réforme, puis à une loi relative à la réduction négociée du temps de travail (loi no 2000-37 du 19 janvier 2000) qui fixe précisément les règles d’application.

En 1997, le contexte politique tendu n’incite en effet pas la gauche à faire jouer sa corde libérale. Après la campagne de 1995, qui avait vu Jacques Chirac s’emparer du thème de la fracture sociale, le PS a besoin de se retrouver sur une ligne claire. Une fois les législatives passées, les 35 heures s’imposent avec d’autant plus d’évidence parmi les priorités du gouvernement que le Premier ministre manque de marqueurs de gauche.

Il entame en effet son mandat sous les auspices de vastes programmes de privatisation alors qu’à Bercy Dominique Strauss-Kahn entend passer par pertes et profits un marqueur politique du programme législatif qui lui paraît délétère: l’extension de l’ISF aux biens professionnels. Charge donc à Martine Aubry d’organiser un contre-feu idéologique avec une grande réforme symbolique. Bon soldat, la ministre s’exécute. Pour mener sa mission, la fille de Jacques Delors peut compter sur un solide atout dans son jeu : elle connaît bien, pour avoir travaillé avec lui, le patron des patrons, Jean Gandois. Le président du CNPF, rebaptisé depuis Medef, n’est pas fermé à une loi d’incitation à la réduction du temps de travail‚ mais refuse qu’elle prenne un caractère obligatoire. C’est pourtant le chemin que choisit l’exécutif. À la fin d’une grande conférence sociale, le 10 octobre 1997, à Matignon, là précisément où Léon Blum avait proclamé 61 ans plus tôt la semaine des 40 heures, Lionel Jospin annonce qu’après une première loi d’orientation et d’incitation, déposée début 1998, sera votée deux ans plus tard une loi instaurant les 35 heures. Furieux, Jean Gandois claque la porte, assurant avoir été « berné ». Dans la foulée, il démissionne de l’organisation patronale avec fracas…

Concrètement, la loi Aubry I de 1998, fixe la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et au 1er janvier 2002 pour les plus petites. Le texte met en musique la vision statique du marché du travail de ses concepteurs. L’emploi est considéré comme un gâteau à parts fixes. Il s’agit donc d’inciter les entreprises à proposer des parts plus petites afin de réduire le chômage. Des aides publiques viennent adoucir la contrainte. Une entreprise qui s’engage à augmenter ses effectifs de 6% en cas de réduction du temps de travail de 10 % bénéficie d’abord d’une incitation financière. La loi « Aubry II » transforme l’aide en allégement de cotisations sociales sur les bas et moyens salaires. Toute heure travaillée au-dessus de 35 heures dépasse désormais le cadre légal et doit être majorée selon une grille fixe. Les entreprises qui le souhaitent peuvent maintenir une semaine de 39 heures, à condition de s’acquitter de ces heures supplémentaires. Dans certains secteurs où la réorganisation est complexe, comme les BTP, les groupes se portent majoritairement sur cette option plus onéreuse. Ceux qui préfèrent suivre la loi et diminuer le temps de travail, maintiennent presque systématiquement la rémunération de leurs salariés, en augmentant les salaires horaires ou par un système de prime. Les politiques comme les chefs d’entreprise ont en effet toujours préféré assumer une hausse du coût du travail que les conséquences d’une baisse du pouvoir d’achat des salariés. Déjà, lors du passage des 40 heures aux 39 heures, en 1982, les négociations entre patronat et syndicats avaient débouché, en très grande majorité, sur une compensation intégrale de la réduction du temps de travail. Une bienveillance pas forcément gagnante sur le long terme pour les salariés dont les rémunérations sont restées stables… de très longues années. La plupart des entreprises ayant adopté les 35 heures se sont en effet engagées dans une politique de modération salariale dont les effets restent prégnants aujourd’hui.

Le cadre posé, s’ensuivent deux années d’application. Officiellement, le patronat, comme la droite, demeure vent debout contre la mesure. Les ténors libéraux de droite rappelant à tout va cette supposée confidence du chancelier allemand, Gerhard Schröder: « Je ne pense pas que l’on instaurera les 35 heures en France. Si le gouvernement le faisait, ce serait une bonne nouvelle pour l’emploi… en Allemagne. » Sur le terrain, les négociations entre le patronat et les salariés, qui se tiennent au niveau sectoriel des branches, s’avèrent épiques, particulièrement pour les PME. Malgré leurs réticences, les entreprises n’ont pas le choix et basculent peu à peu, optant pour des accommodements très divers, en fonction des profils des uns et des autres. 15 000 accords concernant plus de 2 millions de salariés sont signés dès 1999.

La nouvelle organisation prend généralement la forme de jours de repos supplémentaires dans les grandes entreprises et d’une réduction hebdomadaire ou bimensuelle du temps de travail au sein des petites. Seulement une minorité d’établissements modifie ses horaires quotidiens. Pour les salariés les plus autonomes, les cadres, est instauré le régime du forfait en jours qui donne droit à un nombre fixe de jours de congés supplémentaires, les RTT. C’est dans la fonction publique que l’application de la loi fait le plus de ravages, désorganisant profondément des services entiers comme l’hôpital, qui doit multiplier les embauches.

Extrait du livre de Anne de Guigné, « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale », publié aux éditions du Rocher

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