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L’imposture psychosomatique comme prétendu diagnostic (de secours) de maladies complexes
©Flickr/IsaacMao

Santé

Les maladies pyschosomatiques sont souvent évoquées ces dernières années. Un flou subsiste pourtant sur les contours de ces maux.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico.fr : Il est beaucoup question de maladies psychosomatiques depuis quelques années, alors qu’il semble exister un flou quant à leurs définitions et leurs contours. Qu’en est-il précisément ?

Stéphane Gayet : Le terme psychosomatique connaît un net engouement depuis quelques décennies déjà. Les ouvrages qui traitent du sujet se sont multipliés et se vendent bien. Mais derrière ce terme avenant, se cache une véritable nébuleuse et de graves abus de son utilisation.

Le cerveau et le corps ne font qu’un : un truisme que l’on semble redécouvrir sans cesse

Il est facile de comprendre que le cerveau et le corps forment une unique entité, l’être humain. C’est déjà évident quand on considère les influx nerveux moteurs volontaires qui commandent les muscles rouges ou striés (les muscles volontaires) et les influx nerveux sensitifs et sensoriels conscients qui apportent au cerveau des informations concernant l’état du corps et l’état des relations du corps avec son environnement immédiat.

C’est tout aussi clair quoique moins évident, quand on se penche sur les influx nerveux involontaires qui commandent les muscles lisses (les muscles involontaires : viscères, artères, bronches…) et sur les influx nerveux sensitifs inconscients qui apportent au cerveau profond des informations au sujet de l’état des différents organes du corps.

C’est le système nerveux dit végétatif ou autonome (le système sympathique et le système parasympathique) qui joue ce rôle d’intégrateur et de chef d’orchestre silencieux et invisible de l’ensemble de notre corps.
Notre cerveau agit donc sur notre corps, volontairement (et consciemment) pour une partie, involontairement et de façon plus ou moins inconsciente, pour l’autre partie.

Les fonctions supérieures du cerveau : le psychisme et les fonctions cognitives

En plus de ses nombreuses fonctions de chef d’orchestre et de régulateur du corps, on peut distinguer deux fonctions dites supérieures du cerveau.

Le rôle qui nous vient en premier à l’esprit est le psychisme : ce qui a trait à la pensée, à l’esprit, au mental. Ce à quoi nous réfléchissons, nous songeons, nous rêvons ; notre conception de nous-même, des autres et de nos relations avec les autres, notre perception de notre environnement, notre projection dans le futur… sans oublier notre caractère personnel : c’est un peu tout cela, le psychisme. Notre psychisme est notre esprit, il fait notre singularité. Le quotient émotionnel ou QE relève plutôt du psychisme que des fonctions cognitives.

Il y a une partie de notre pensée qui est consciente : nous réfléchissons de façon consciente et plus ou moins volontaire (le célèbre « Je pense, donc je suis », en latin cogito ergo sum, de René Descartes dans le Discours de la méthode). Cette pensée consciente ou le « conscient » est en interaction avec une pensée « préconsciente » ou le « préconscient », qui contient des pensées ayant été conscientes – parfois de façon très brève - et qui se sont enfouies, mais peuvent redevenir conscientes si l’occasion se présente (ce sont essentiellement des souvenirs).

Les pensées consciente et préconsciente se distinguent radicalement de la pensée inconsciente ou « l’inconscient ». Elle est la partie de notre pensée à laquelle nous n’avons pas accès. Jacques Lacan disait de l’inconscient qu’il était structuré de la même manière qu’un langage. Mais on pénètre avec l’inconscient dans l’hypothétique indémontrable : il ne peut en effet s’agir que de constructions mentales et de théories, faute de pouvoir démontrer quoi que ce soit. Les animaux vedettes des recherches psychiatriques sont les rats qui ont des facultés cognitives développées ; mais les rats ont-ils un inconscient ? Une grande partie de l’œuvre de Sigmund Freud a consisté à s’efforcer de montrer que l’on pouvait dans certains cas faire parler l’inconscient : essentiellement par les rêves et par le corps ; également par certaines paroles conscientes ou certains actes conscients qu’il a essayé de décrypter.

Il faut encore parler de la pensée « subconsciente » ou le « subconscient ». On doit ce terme à Sigmund Freud ; il est proche du terme « inconscient » et on ne l’utilise plus beaucoup aujourd’hui. Le subconscient serait dans sa conception moderne intermédiaire entre le préconscient et l’inconscient : un inconscient auquel on pourrait accéder partiellement, grâce à la mise en œuvre de certaines méthodes (comme l’hypnose).

On sépare le psychisme des fonctions cognitives ou fonctions cérébrales supérieures : le calcul, la logique, la déduction, le raisonnement, l’analyse, la synthèse, la parole, l’écriture, la mémoire à court et à long termes, l’innovation, l’imagination… Les fonctions supérieures ou cognitives peuvent se mesurer, s’évaluer ; on établit des scores. Le quotient intellectuel ou QI a pour ambition la mesure des fonctions cognitives, de l’intelligence en quelque sorte.

La notion de « somatisation psychique » : de la conversion hystérique à la psychosomatique

Sigmund Freud a donc émis l’hypothèse selon laquelle l’inconscient pouvait s’exprimer, essentiellement de deux façons, par les rêves et le corps.

La théorie de la somatisation énonce que, chez certaines personnes et dans certaines conditions, le corps jouerait le rôle d’exutoire d’un désordre psychique. Il s’agirait de contrariétés, de frustrations, de déceptions, de peines, de difficultés de l’existence, de soucis, de mal-être et de mal-vivre, c’est-à-dire d’une souffrance psychique à des degrés divers. Dans le cas où cette souffrance psychique serait trop intense et sans solution apparente, le corps l’absorberait comme une éponge.

Ce processus serait donc issu de l’inconscient, lui-même alimenté par des troubles psychiques conscients.

C’est l’idée qui sous-tend la notion de conversion hystérique et celle de somatisation.

C’est ingénieux, c’est séduisant. Mais qui a déjà vu une conversion hystérique ? Les descriptions sont livresques et c’est à Sigmund Freud qu’on les doit en majeure partie. Il n’est pas un secret que l’authenticité de ses descriptions est largement remise en question depuis des années.

La notion de somatisation de troubles psychiques est dans cette lignée : elle est d’inspiration psychanalytique freudienne. C’est une pure spéculation intellectuelle, certes habile et intéressante, mais qui ne repose sur aucune preuve scientifique, ni aucun argument empirique. Dans la théorie psychosomatique, on retient l’hypothèse qu’un désordre mental pourrait générer une atteinte organique d’une partie du corps ou soma. Mais par quel mécanisme ?

Il est intéressant de relever que, dans l’argumentaire déployé en ce sens, certains auteurs évoquent différentes structures anatomiques du cerveau profond, leurs propriétés électrophysiologiques et leurs connexions ; par un raisonnement habile et captieux, ils expliquent comment, selon eux, l’activation ou l’inactivation en chaîne de ces structures peuvent aboutir à des influx nerveux délétères au niveau des organes cibles qui vont, de ce fait, devenir organiquement malades. C’est une tentative de justifier la théorie psychosomatique. Mais ce n’est que du raisonnement virtuel : aucun cas concret, aucune trace de preuve. C’est pour le moins gênant à une époque où l’on se revendique sans cesse d’une médecine fondée sur les preuves ou en anglais « evidence-based medicine ».

Qui a déjà vu une maladie psychosomatique, c’est-à-dire une maladie organique d’une ou de plusieurs parties du corps, et qui n’aurait pour seule cause qu’un désordre psychique ?

L’hypothèse psychosomatique comme cause dominante dans le mécanisme de certaines maladies

Cette théorie psychosomatique a beaucoup séduit, malades et médecins. Elle a surtout été largement utilisée en médecine par des médecins n’ayant manifestement aucune compétence en psychiatrie et qui s’en s’ont servi pour se tirer d’affaire.

Le plus rageant est que l’on confonde la cause et la conséquence. Cela concerne avant tout les maladies chroniques.

Toutes les maladies chroniques ont un retentissement sur le psychisme : chacun peut en faire l’expérience. C’est ce qu’on peut appeler la « somatopsychie ». Une maladie chronique qui fait souffrir, diminue les facultés physiques, qui handicape et déforme le corps, qui finit par marginaliser et même exclure la personne atteinte, cette maladie a forcément un impact parfois intense sur le psychisme. Or, certains professionnels de santé vont jusqu’à avancer que les désordres psychiques constatés seraient en fait la cause (et non la conséquence) de la maladie organique : c’est un comble, c’est même odieux.

D’où les phrases : « c’est psy », « vous êtes psy », « vous somatisez », « cela vient de vous, de votre tête », le pire étant atteint par la phrase incompétente, irresponsable et on peut le dire carrément criminelle (suicides consécutifs avérés) : « Vous n’avez rien, c’est dans votre tête. »

Durant des années, les maladies comme l’ulcère gastro-duodénal, le côlon irritable, la rectocolite hémorragique ou RCH, la maladie de Crohn, la migraine, les algies vasculaires de la face, les règles douloureuses (endométriosiques), l’asthme, les allergies, l’eczéma, l’urticaire, le psoriasis, le vitiligo et même l’algodystrophie, ont été considérées comme des maladies psychosomatiques.

Le « vous n’avez rien » vient du fait que les examens effectués n’ont pas montré d’anomalie significative. Or, les examens complémentaires en médecine peuvent être pertinents ou non pertinents, réalisés avec ou sans motivation, avec ou sans envie de trouver des anomalies, pratiqués au mauvais moment ou dans de mauvaises conditions. D’où la règle générale : un examen complémentaire en médecine a surtout de la valeur quand il montre des anomalies ; il existe en effet de très nombreuses circonstances où il peut être « dans les limites de la normale » alors que ce qu’il explore est malade.

Toujours est-il que « Vous n’avez rien » est une phrase insensée, à remplacer par « Dans l’ensemble, les examens pratiqués n’ont pas montré d’anomalie significative, ce qui revient à dire que nous ne sommes pas très avancés. On peut, soit faire d’autres examens, soit se donner un peu de temps pour voir l’évolution de votre état. »

Mais la phrase « Vous n’avez rien » revient à dire : « Vous n’êtes pas malade, vous êtes une personne saine ». Ce qui revient à nier les souffrances, les paralysies, les handicaps, etc., ce qui est particulièrement cynique et monstrueux.

L’imposture psychosomatique comme prétendu diagnostic (de secours) de maladies complexes

La vérité est que l’on voit surtout des personnes souffrantes, handicapées, voire paralysées, qui ont reçu un diagnostic de maladie psychosomatique, chez lesquelles on a fini par poser un diagnostic étiologique (de cause) tout à fait organique, et qui ont (finalement) pu bénéficier d’un traitement curatif efficace. Parmi ces diagnostics : maladie de Hodgkin profonde, hernie discale lombaire, hernie discale cervicale, méningo-radiculite chronique, syndrome d’Ehlers-Danlos, endométriose, myélome, tuberculose, forme légère de drépanocytose, saturnisme, micro-calculs, angiome intra-osseux, etc. Les exemples sont légion.

Le diagnostic psychosomatique est devenu le joker de l’échec diagnostique dans les maladies chroniques peu évolutives et pour lesquelles les examens n’ont pas apporté d’élément concluant.

Non seulement c’est une affirmation sans fondement, sans preuve, mais elle est offensante à plus d’un titre. Quand on dit à une personne malade qu’elle somatise, cela revient à faire deux catégories dans la population : d’un côté, il y aurait tous les individus ayant un mental fort, capable d’absorber toutes leurs difficultés psychiques ; de l’autre côté, il y aurait tous les sujets au mental faible et incapables de les absorber, donc obligés de ce fait de les faire absorber par leur corps sous la forme d’une soi-disant somatisation. C’est condescendant et méprisant. De surcroît, cela conduit le malade à culpabiliser, à tort évidemment.

Pour terminer : beaucoup de malades chroniques étiquetés psychosomatiques ont été adressés à un psychiatre, certains se sont retrouvés hospitalisés en psychiatrie. Le plus souvent, les psychiatres ont reconnu qu’il n’y avait pas de trouble de type psychiatrique ; mais certains malades ont reçu des médicaments psychotropes (anxiolytiques, antidépresseurs et même des neuroleptiques), dont aucun ne les a améliorés. Le plus fort est que dans les traités de psychosomatique, il est clairement indiqué que les malades psychosomatiques (qui « somatisent ») sont psychiquement sains : ils ne sont pas du tout considérés comme des malades psychiatriques (on mesure l’incompétence de ceux qui disent : « Vous êtes psy »).

En revanche, quand on a enfin trouvé la cause de leur maladie et qu’on a pu la traiter de façon étiologique (c’est-à-dire le traitement de la cause), ces personnes ont vu leur état somatique s’améliorer et leurs troubles psychiques disparaître. Et sans parler de toutes celles et tous ceux qui ont mis fin à leurs jours.

Enfin, dans la nosographie médicale actualisée (classification des maladies), l’expression maladie psychosomatique s’est effacée et il ne reste plus que la notion de troubles psychosomatiques. C’est l’occasion de dire que le psychisme a bien sûr un impact sur l’immunité : un choc affectif affaiblit l’immunité et cela peut permettre à une maladie, qui était latente, de se réactiver ou à une maladie contrôlée de s’aggraver ; mais ce n’est pas de la psychosomatique, c’est un phénomène bien connu des médecins, ce n’est pas une soi-disant « somatisation ».

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