L’IA pourrait rapidement révolutionner le… bâtiment et voilà comment

Atlantico : L’intelligence artificielle se veut révolutionnaire dans de nombreux secteurs et la construction de bâtiments n’y échappe pas. Quels sont les points clés sur lesquels ces nouvelles technologies auront un impact ?

Quentin Panissod : Je ne sais pas si l'intelligence artificielle révolutionne réellement le secteur du bâtiment, ainsi que de nombreux autres secteurs, mais elle offre indéniablement un certain nombre de solutions. On parle beaucoup de l’intelligence artificielle de par ses récents progrès, notamment ceux de ChatGPT, ainsi que divers logiciels impressionnants basés sur l'IA. Néanmoins, il existe de nombreux fantasmes sur les réelles possibilités offertes par cette technologie. La réalité c’est que, dans le domaine de la construction, qui est encore peu numérisé, il y a peu de bases de données existantes avec lesquelles travailler. Par exemple, l'un des principaux défis actuels pour la rénovation est d'accéder à des bases de données fournissant des informations détaillées et consolidées sur l'état des bâtiments.

Malgré tout, l'IA apporte des solutions, surtout en ce qui concerne l'étude de projet et la conception. Dans ces domaines, nous sommes de plus en plus confrontés à des cahiers des charges complexes. Nous souhaitons construire à moindre coût afin que les logements et bureaux qui en résultent restent abordables, tout en minimisant l'empreinte carbone de la construction, car nous savons que ce secteur contribue largement aux émissions de gaz à effet de serre. De plus, nous souhaitons concevoir des bâtiments résilients : des bâtiments qui anticipent les nouveaux risques liés au changement climatique en cours (îlots de chaleur, risques d’inondation par exemple). Ces facteurs rendent les études de construction et de rénovation plus complexes, afin de trouver les meilleures options pour ces projets. C'est là qu'intervient l'IA, car elle permet de simuler et d'optimiser un projet en prenant en compte toutes ces données différentes simultanément. Cela inclut des informations sur les types de matériaux utilisés, leurs propriétés, leurs coûts, ainsi que des données climatiques et sur l'empreinte carbone.

Aujourd'hui, dans la pratique, il n'est pas possible d'explorer toutes ces possibilités simultanément pour les grands projets de construction. Habituellement, nous devons faire appel à différents experts, tels qu'un bureau d'études en risques climatiques, un bureau d'études en urbanisme, un architecte, etc., pour étudier différentes parties du projet, puis synthétiser les résultats pour obtenir un projet final. Cependant, des logiciels notamment dotés d'IA pourraient permettre d'explorer toutes ces possibilités en même temps. Ainsi, la capacité de simulation et d'optimisation offerte par l'IA constitue l'un des principaux avantages de cette technologie, non seulement pour la construction, mais également pour d'autres domaines. Par exemple, l'IA appliquée à l’imagerie, telle que le lidar, l'imagerie satellite ou par drone, peut être utilisée pour détecter des éléments sur des images, ce qui se révèle déjà utile pour recueillir des informations sur les bâtiments. Par exemple, certaines start-up ont développé des solutions permettant d'identifier différents types de toitures sur des images satellites de la France. De plus, l'IA peut aider le secteur de la construction en matière de prise de décision.

Il existe de nombreux autres cas d'utilisation spécifiques à l'IA, et nous ne faisons que commencer à explorer ces possibilités. Dans le domaine de la construction, où nous n'avons pas encore de version numérisée de nos infrastructures, il reste encore beaucoup à faire avant de pouvoir pleinement exploiter l'IA. Avant de pouvoir utiliser l'IA dans chaque projet de construction, nous devons d'abord collecter les données nécessaires, ce qui représente actuellement un frein à son déploiement généralisé.

La gestion des risques est aussi très importante et on voit aujourd’hui de nombreux problèmes apparaître à ce sujet, les IA vont-elles permettre d’éviter les défauts de construction ?

En réalité, je dirais que oui et non : l’IA ne va pas apporter une réponse directe à ces problèmes, car il existe déjà des professionnels compétents capables d'effectuer les travaux nécessaires pour réduire les effets des îlots de chaleur, par exemple. En revanche, effectuer des études pour rendre tous les bâtiments hautement performants et résilients face à ces risques potentiels est très coûteux. De plus,réaliser tous ces travaux de manière curative, une fois que le problème est là, coûte cher. C'est là que l'IA intervient, en rendant une partie de cette expertise accessible. En développant des algorithmes qui apprennent à effectuer une partie du travail des experts en matière de risques climatiques, par exemple, nous pourrons appliquer ces connaissances à tous types de projets. Ainsi, nous pourrons obtenir des diagnostics environnementaux pour les bâtiments, et cela pourra être appliqué à grande échelle, là où aujourd'hui nous avons besoin de professionnels qualifiés en nombre insuffisant pour couvrir tous les bâtiments en France. Bien sûr, nous aurons toujours besoin de professionnels sur le terrain, tels que des architectes, des chefs de chantier, des ouvriers et des experts de divers domaines. Cependant, l'IA pourra effectuer des études préliminaires, identifier des risques basés sur les connaissances déjà acquises par les experts, ce qui permettra de démocratiser en quelque sorte la prise en compte des différents risques.

Confier une partie de la construction de bâtiments à une IA peut inquiéter le client comme l’entrepreneur, les intelligences artificielles seront-elles vraiment fiables en la matière ? Si oui, comment rassurer les consommateurs ?

La communication sur l'intelligence artificielle suscite beaucoup d'engouement, avec tous les fantasmes et les innovations qui en découlent, notamment avec des logiciels comme ChatGPT qui semblent capables de répondre à n'importe quelle question. On a l'impression que ces outils pourraient remplacer de nombreux emplois. Certes, quelques tâches et métiers précis sont remis en question, voire menacés, mais la plupart des personnes qui utilisent ces outils, notamment ChatGPT et d'autres sujets d'IA, s’en serviront davantage comme de nouveaux outils plutôt que y être substitué. Selon mon expérience avec une cinquantaine de projets, nous n'avons pas vu une seule entreprise ou organisation se dire : "l’IA va remplacer tel service". Ce genre de scénario est plutôt rare, voire inexistant. Il est vrai que dans des domaines très spécifiques comme le marketing en ligne ou la traduction automatique, ces outils peuvent apporter une aide précieuse aux professionnels, mais ils sont davantage utiles aux professionnels que des outils s’y substituant complètement.

Dans le secteur de la construction, les craintes sont peu fondées pour de multiples raisons : faible disponibilité de données, complexité des projets et des tâches physiques à réaliser sur le chantier, etc. Cependant, je pense que le secteur de la construction a besoin d'outils pour l'aider à relever tous les défis qui lui sont demandés. Par exemple, la crise du logement met en lumière des objectifs parfois contradictoires : répondre aux besoins du marché à coûts réduits et en même temps construire moins et à moindre empreinte environnementale. Dans ce contexte, l'IA peut apporter une aide précieuse en explorant les espaces de solutions plus ou moins efficaces sur les différents objectifs financiers, sociaux et environnementaux.

Cependant, la question de l'adoption de ces outils dans le secteur de la construction est clef et requiert des nouvelles compétences. Il est crucial que le secteur parvienne à attirer des profils numériques dans ses équipes, ce qui peut être un défi car il n'est pas perçu comme un secteur "sexy" pour les professionnels intéressés par ces disciplines. Un professionnel du numérique aura plutôt envie de rejoindre un environnement où il pourra évoluer avec d'autres experts techniques à même de le faire progresser.

Je pense cependant que le secteur de la construction peut jouer la carte de l'entrepreneuriat et du sens, car on y travaille sur des projets directement utiles à la société et qui parlent à tout un chacun : bâtiments, ponts, routes, etc. Ainsi, une personne dotée de compétences en nouvelles technologies peut créer des outils qui auront ensuite un impact tangible : économies de matériaux, amélioration du confort, anticipation de risques climatiques…

Il y a donc un réel potentiel, mais cela reste un véritable défi aujourd'hui, notamment en termes de coûts. Par exemple, la collecte de données peut être coûteuse, et la démarche de numérisation de la construction, telle que le BIM (Building Information Modeling), est encore trop onéreuse. Je constate que le retour sur investissement des démarches BIM n'a pas l’air d’avoir été atteint, ce qui en freine encore le déploiement. Cependant, je suis convaincu qu'à mesure que les objectifs environnementaux se multiplient et se mêlent aux objectifs économiques, ces outils deviendront inévitablement des solutions sur lesquelles le secteur de la construction investira de plus en plus. Nous assistons déjà à un développement croissant d'outils dans cette direction.

L’intelligence artificielle et son application dans le domaine de la construction et de la gestion de nos infrastructures est véritablement un sujet d'avenir. Selon mes calculs basés sur les statistiques recensées par le Stanford AI Index, plus de la moitié des investissements dans l'IA sont orientés vers le marketing, la finance spéculative et la surveillance, alors que nos principaux défis sont d'ordre économique, social et environnemental, bien loin de ces trois sujets d'optimisation quasi-purement commerciale. Ainsi, l'IA appliquée à la construction fait partie des domaines qui peuvent avoir un énorme impact et contribuer réellement au progrès de notre société pour relever certains défis, en particulier le défi climatique et l'intégration des données sociales, qui sont d'une importance cruciale. Investissons notre énergie dans des utilisations utiles de l'intelligence artificielle pour la société, et la construction en fait partie. L'avantage de l'utilisation de l'IA ne devrait pas se limiter à nous inciter à surconsommer et au shopping en ligne, mais plutôt à améliorer la gestion des ressources de la planète et à servir l'intérêt général.