L’extrême droite est-elle vraiment « à la droite de la droite » ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles.
Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles.
©MAGALI COHEN / HANS LUCAS / AFP

Bonnes feuilles

Pierre-André Taguieff publie « Qui est l’extrémiste ? » aux éditions Intervalles. La notion d'extrémisme est une notion confuse. Censée permettre une classification, elle est surtout une diabolisation de l'adversaire. Extrait 1/2.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Ce qu’on appelle « l’extrême droite », dans la nuit médiatique où toutes les vaches sont noires, n’est pas le produit d’une droitisation de la droite, ni d’une extrémisation ou d’une radicalisation de l’esprit droitier, à supposer que ce dernier soit définissable – la véritable pensée réactionnaire, celle d’un Joseph de Maistre, d’un Louis de Bonald ou d’un Antoine Blanc de Saint-Bonnet, est abusivement située à droite par la gauche comme par l’historiographie dominante, alors qu’elle récuse autant la droite que la gauche, inventions maudites de la modernité politique. Ladite « extrême droite », comprenant aussi bien des groupes néonazis que des partis nationaux-populistes, est aussi étrangère à la droite libérale qu’à la gauche socialiste réformiste. Elle n’est pas une super-droite ni une hyper-droite. Elle ne se situe pas « à droite de la droite », selon l’expression convenue, dont l’intention polémique est aussi claire que la vacuité sémantique. Elle n’est ni extrêmement de droite ni radicalement de droite. C’est pourquoi l’expression « droite radicale » ne change rien au problème de catégorisation : remplacer « extrême » par « radicale » n’est qu’une coquetterie verbale. Il en va de même avec la distinction illusoire entre « droite extrême » et « extrême droite ». Toutes ces expressions ne sont que des étiquetages polémiques sans contenu conceptuel, présupposant une vision essentialiste de « la droite », censée être plus elle-même ou plus qu’elle-même dans ladite « extrême droite ». En guise de conceptualisation de l’objet, on ne trouve là qu’une méthode de diabolisation, d’abord de « la droite », ensuite de ses supposées extrémisations ou radicalisations. Certains journalistes spécialisés, emportés par la passion de la démesure, n’hésitent pas à dénoncer ce qu’ils appellent « l’extrême droite radicale » – ce qui présuppose l’existence d’une « extrême droite modérée ». Oublions ces vains jeux de mots qui continuent d’éblouir les débatteurs « de gauche » et de tenir lieu de pensée à une historiographie de militants néo-antifascistes, occupés à recycler les restes de l’idéologie soviétique.

À lire les études consacrées aux mouvements et aux idéologies dites « d’extrême droite », on est d’emblée frappé par un flottement dans la catégorisation du phénomène pris pour objet. La première question qu’on se pose est la suivante : faut-il mettre le vocable « extrême droite » au singulier ou au pluriel ? Il ne s’agit pas là d’une simple convention, mais d’une décision langagière engageant tel ou tel mode de conceptualisation, non sans exprimer tel ou tel biais idéologique. Quand on veut diaboliser le phénomène, on le désigne par l’expression « l’extrême droite », qui revient à lui attribuer une homogénéité et une unité, voire une identité ou une essence, sur le modèle de ce qu’il convenu d’appeler « le fascisme ». Or, dans les travaux spécialisés, on observe une oscillation entre le singulier et le pluriel, entre « les extrêmes droites » et « l’extrême droite ». Il est en effet difficile de ne pas constater d’abord la grande diversité des courants et des groupes dits « d’extrême droite », idéologiquement hétérogènes, ensuite leurs rivalités et leurs oppositions. Prenons un exemple. Après avoir affirmé justement, au début de son ouvrage très documenté intitulé Les Extrêmes droites en France (2009), qu’« il n’y a pas une extrême droite mais des extrêmes droites », le politologue et historien JeanPaul Gautier avance benoîtement, sans paraître apercevoir qu’il se contredit, que « l’extrême droite n’est pas une droite qui surenchérit sur les valeurs de la droite classique, car elle s’oppose aux valeurs de cette droite républicaine et démocrate, issue de 1789, pour élaborer un système fondé sur des valeurs opposées et différentes », non sans ajouter que son livre est « d’abord une histoire de l’extrême droite française, de son éclipse au lendemain du second conflit mondial à sa réintroduction désormais durable dans le champ politique hexagonal ».

L’absence d’homogénéité et d’unité idéologico-politique du phénomène, même lorsqu’elle est constatée et reconnue, n’empêche nullement les experts de se référer à « l’extrême droite ». Ils se conforment ainsi à l’usage polémique ordinaire de l’expression, celui qu’on rencontre dans le langage militant et le discours journalistique, qui vise à stigmatiser et illégitimer les mouvements, les partis et les acteurs politiques dits « d’extrême droite ». C’est ainsi que la « Nouvelle droite » française, illustrée notamment par le GRECE (Groupement d’études et de recherche pour la civilisation européenne) et la pensée d’Alain de Benoist, est le plus souvent située à l’extrême droite, avant tout examen critique de son évolution depuis 1968. Or, à bien des égards, ses positions ou ses orientations différentialistes et identitaires peuvent être rapprochées de celles des mouvements néo-antiracistes identitaires qu’on situe, non moins paresseusement, à l’extrême gauche.

Employons l’expression « extrême droite » par commodité, sans préjuger de sa signification. Considérée froidement, à partir des matériaux symboliques qui lui sont attribués – soit les données auxquelles il faut revenir, en deçà des clichés –, l’extrême droite apparaît au contraire comme un produit de synthèse instable, né du mélange, selon divers dosages, de thèmes empruntés aux droites non libérales – disons les droites conservatrices et réactionnaires – et à ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême gauche, qui n’est pas non plus une gauche gauchisée ou extrémisée, mais une pseudo-gauche dont l’horizon n’est autre que la Révolution – destruction pratique et construction utopique. L’extrême droite mêle les contraires et les contradictoires : le conservatisme ou le traditionalisme à l’esprit révolutionnaire, le nationalisme au racisme, l’esprit grégaire au culte de l’individualité, le conformisme et le dogmatisme à l’esprit subversif. Les configurations doctrinales dites « d’extrême droite » se présentent ainsi comme intrinsèquement contradictoires ou paradoxales. L’extrême droite n’est pas « plus à droite » que la droite (telle ou telle droite), elle l’est moins. Elle n’est pas plus démagogique (ou plus « populiste ») que l’extrême gauche. Sa dimension « réactionnaire » (restauratrice ou nostalgique) s’accompagne toujours d’un volontarisme « révolutionnaire », instaurateur ou conquérant. On peut la dire « ni gauche ni droite », comme le fascisme ou l’anarchisme. On peut aussi la caractériser comme « mi-gauche mi-droite ». Elle oscille ainsi entre le point neutre (ni l’un ni l’autre), et le point complexe (l’un et l’autre). D’où les expressions oxymoriques qui, avec beaucoup d’approximation, tentent de cerner le contenu paradoxal de la mal nommée « extrême droite » : « droite révolutionnaire », « gauche réactionnaire », « révolution conservatrice » ou « conservatisme révolutionnaire », « contre-révolution révolutionnaire ». Et l’on sait que, depuis les années 1920, les « nationaux-bolcheviks » ou les « nationalistes révolutionnaires » repoussent comme les champignons après la pluie. Peut-être faut-il en prendre son parti : il n’y a pas quelque chose comme une « essence » de « l’extrême droite », qui pourrait faire l’objet d’une définition claire et consensuelle. Nous devons analyser le phénomène tel qu’il est construit idéologiquement à travers des interactions polémiques.

Extrait du livre de Pierre-André Taguieff, « Qui est l’extrémiste ? », publié aux éditions Intervalles

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