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L’Europe est-elle condamnée à devenir l’ennemie de la Chine ?
©Anthony WALLACE / AFP

Confrontation

Centrée sur la défense collective de ses membres, l’OTAN n’est pas forcément le lieu privilégié d’élaboration d’un consensus occidental à propos de la Chine. Mais sur le plan commercial et technico-scientifique, le défi chinois requiert une étroite entente entre le Secrétariat au Commerce des Etats-Unis et la Commission européenne.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Dans un article publié par Foreign Policy, Stephen Walt avance l'idée d'une possibilité d'un renforcement de l'Otan par le biais d'une opposition plus ferme des Européens face à la Chine, rejoignant de fait la position américaine. Dans quelle mesure cette suggestion fait-elle, ou non, sens ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Lorsqu’elle a été fondée, le 24 avril 1949, avec le rôle actif des diplomaties française et britannique (ce qui est trop souvent ignoré), l’Alliance atlantique a d’emblée intégré une finalité plus large que le seul endiguement de l’URSS. Le préambule du traité de Washington constitue une profession de foi civilisationnelle qui outrepasse la défense collective dans la zone euro-atlantique. Par ailleurs, les deux premiers articles se réfèrent aux principes de la sécurité collective, ce qui fait de l’OTAN une alliance plus wilsonienne que westphalienne (i.e. une alliance circonstancielle qui correspondrait à une configuration momentanée du rapport des forces). Bref, l’histoire et l’ADN de l’OTAN n’interdit pas une telle évolution, si tant est queles représentations géopolitiques de ses membres convergent.

Par ailleurs, à l’époque de la Guerre Froide, l’OTAN s’inscrivait dans un dispositif global visant à contenir le système communiste mondial. Au titre de la solidarité géopolitique entre nations du Monde libre, des alliés des Etats-Unis ont combattu en Corée, voire au Vietnam. Sur tous les théâtres de la Guerre Froide, les puissances occidentales coordonnaient leurs diplomaties et stratégies. Au niveau du Conseil de sécurité des Nations Unies, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni constituent encore ce que l’on nomme le « P3 », soit un axe occidental, avec lequel la Russie-Eurasie et la République Populaire de Chine (RPC) rivalisent, ces deux dernières pouvant être désormais considérées comme des alliées sur bien des plans. In fine, l’OTAN n’est jamais que le prolongement, sur le plan politico-militaire, de cette solidarité occidentale.

N’oublions pas que De Gaulle, dans le mémorandum envoyé à Eisenhower, le 17 septembre 1958, proposait l’institution d’un directoire mondial de l’OTAN qui comprendrait les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni (il existait de manière informelle, à travers le Standard Group). A proprement parler, la France n’a d’ailleurs jamais quitté l’OTAN. L’objectif de De Gaulle était d’obtenir un statut spécial qui ferait de la France un « troisième grand », sur un pied d’égalité avec les Anglo-Américains. Mal connue en France, la constitution de directoires informels (le « Quad » atlantique, le « Quint » du Pacifique-Sud) est une forme de réponse à ce besoin de coordination mondiale entre les principales puissances occidentales.

Au sortir de la Guerre Froide, la montée en puissance de nouvelles menaces, plus éloignées, mais bien réelles, est allée dans le sens d’une globalisation de l’OTAN. Dès les années 2000, il fut question de jeter l’ancre en Asie-Pacifique, via des « partenariats globaux » avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou encore le Japon (ces partenariats existent). Le mot d’ordre à propos de l’OTAN est alors le suivant : « Out of area or out of business ». Soit l’OTAN et ses pays membres acceptent de s’engager en dehors de la zone de l’Atlantique Nord, pour conduire des missions de manœuvre des crises (« crisis management »), soit l’OTAN perd sa raison d’être. La prise en compte de la menace chinoise, évoquée mezza voce à cette époque, s’inscrit dans le prolongement de ces efforts. Au vrai, l’activisme diplomatico-militaire américain des années 2000, dans le Grand Moyen-Orient, avait également pour objectif de mettre en forme le monde avant que la croissance chinoise ne produise tous ses effets dans les rapports de puissance.

Quels seraient les risques découlant d'une telle stratégie pour l'Europe ? Quels en seraient également les avantages ? 

Depuis le grand repli territorial des principales puissances européennes, résultat de deux guerres mondiales (une « nouvelle guerre de Trente Ans », selon l’expression d’Arnold Toynbee) et d’un processus de décolonisation qui, en une vingtaine d’années, a ruiné cinq siècles d’exploration et d’expansion outre-mer, bien des Européens semblent avoir oublié la grammaire de la puissance et le sens du politique. Ils s’imaginent que ne pas se vouloir d’ennemi suffirait à vous en préserver. On peut également penser que l’élévation des niveaux de vie et les commodités de la vie moderne - nonobstant le misérabilisme ambiant qui pourrait laisser penser à un extraterrestre que les Européens sont les nouveaux damnés de la Terre -, ont fait perdre le souvenir des menaces existentielles.

A rebours des thèses relatives à un monde nouveau dans lequel la politique serait secondaire et en voie de dépérissement, l’œuvre de Julien Freund a bien mis en évidence les caractères du « Politique », saisi et analysé dans son essence (cf. L’essence du politique, Sirey, 1965). Le philosophe et polémologue nomme « essence » une activité intrinsèque à la condition humaine,avec ses présupposés, sa finalité propre et ses moyens spécifiques. Dans ce domaine d’activité qu’est le « Politique », il est impossible d’assurer la sécurité extérieure des Etats européens en faisant l’impasse sur la polarité ami/ennemi. Ce bref détour théorique pour indiquer qu’il ne s’agit pas tant de risques, au sens aléatoire du terme (à la manière d’un accident météorologique), que de dangers et de menaces inégalement constitués. Si la RPC porte un certain nombre de menaces, à l’échelon du monde occidental, alors les nations de cette sphère de civilisation ont objectivement intérêt à se regrouper sur ce front géopolitique.

En Europe comme ailleurs, les représentations du monde sont largement dominées par le découpage du globe en continents. De ce fait, les menaces véhiculées par la RPC peuvent sembler lointaines : elles ne concerneraient que l’Asie et le bassin Pacifique dont les Etats-Unis sont riverains, à l’autre du bout du monde donc. Or, les « continents », terme utilisé dans la représentation du monde des Anciens pour désigner la voûte cosmique, ne sont pas des « contenants », mais sont contenus : de manière métaphorique, les terres émergées, y compris les plus vastes d’entre elles, sont comparables à de grands radeaux jetés à la surface de l’Océan mondial. Il importe en effet de tirer toutes les leçons géopolitiques de la circumnavigation réalisée par Magellan (1519-1522) et des cinq siècles de mondialisation initiés par les nations ibériques, aux débuts des Temps modernes (aux XVe et XVIe siècles) : l’Europe et ses habitants vivent dans un « monde plein » et interconnecté, dans lequel tout événement se produisant à un point donné a des répercussions plus ou moins amples (« Tout retentit sur tout »).

Dans le cas présent, il serait erroné de penser que les agissements de la RPC en Asie-Pacifique ne concernent que voisins et riverains du « Grand Océan ». Par exemple, la volonté proclamée par Pékin de s’emparer des « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est) -et le passage aux actes aux Paracels ainsi qu’aux Spratleys (politique de « poldérisation », i.e. de bétonisation des récifs et de transformation en bases militaires) -,ont des conséquences majeures sur les équilibres mondiaux. D’une part, le révisionnisme géopolitique chinois met en péril le droit de la mer. D’autre part, les espaces maritimes menacés que Pékin entend transformer en « Mare clausum » s’étendent sur 3,5 millions de km², soit une surface bien plus vaste que la mer Méditerranée (2,5 millions de km²). Le tiers du commerce entre l’Europe et l’Asie transite par ces espaces : l’Europe est bien évidemment menacée par une telle agressivité géopolitique. Enfin, la RPC estplus présente dans l’environnement immédiat de l’Europe, voire en son sein, que l’on ne le pense usuellement (cf. question suivante). Dans le cas présent, les Occidentaux de l’Ancien et du Nouveau Monde auraient avantage à définir une ligne commune à l’encontre de la RPC : il faut jeter un continent (l’Europe) dans une balance de continents.

Comment évaluer la position actuelle des Européens vis-à-vis de la Chine dans ce cadre ? 

Dans ce grand problème géopolitique soulevé par les ambitions de la RPC, le cas de la France est particulier. Détentrice du deuxième domaine maritime mondial, avec près de onze millions de km², elle est possessionnée dans les océans Indien et Pacifique, des espaces concernés au premier chef par les visées de Pékin, au travers des « nouvelles routes de la soie » (la « Belt and Road Initiative »). Aussi existe-t-il déjà, dans cette partie du monde, une coopération navale et militaire étroite, au plan bilatéral, entre la France et les Etats-Unis. La France renforce également ses liens politiques, diplomatiques et militaires dans le vaste ensemble spatial qu’est l’Indo-Pacifique, depuis les approches de la péninsule Arabique et de l’Afrique orientale jusqu’au cœur de l’océan Pacifique. En fait, les « partenariats stratégiques » avec l’Inde, l’Australie ou encore le Japon constituent quasiment des alliances. Ces dernières années, ils ont gagné en substance.

En fait, la France a de longue date jeté l’ancre dans ces parties du monde, et ce dès les XVIIe et XVIIIe siècles, dans le sillage des nations ibériques (à l’instar des Hollandais et des Anglais). Elle est partie prenante des nouveaux équilibres de puissance qui s’élaborent en Asie, mais ne peut réellement y peser qu’en bonne intelligence avec ses alliés. La France a vocation à rejoindre le « Quad » Indo-Pacifique constitué par les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde : ce « Quad » doit devenir un « Quint ». C’est l’un des enjeux du second porte-avions français dont on espère qu’il ne sera pas sacrifié sur les autels de la démagogie social-fiscaliste. Dans le présent contexte politique intérieur, espérons que la classe dirigeante française, lato sensu, saura prendre de la hauteur : plus la base est large, plus le sommet doit être élevé. L’ambition doit se fonder sur une juste mesure de la France, un pays dont la population représente 1 % de l’humanitéet le PIB guère plus de 2 % de la richesse mondiale produite annuellement. C’est en s’appuyant sur un jeu d’alliances et en intégrant de discrets directoires qu’elle conservera son rang (cf. Tony Corn, « L’âge des directoires et l’avenir de la France », Le Débat, n°181, septembre-octobre 2014).

Quant à l’Europe en tant que telle, il importe de rappeler qu’elle ne constitue pas un acteur géostratégique global. Les Etats membres de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN n’ont pas encore aligné leurs positions quant à la RPC. Nombre de PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) et d’Etats balkaniques voient d’abord en la Chine populaire un acteur économique dont les investissements sur place contribueront à leur croissance et à leur prospérité : cf. le Forum « 16 + 1 » (seize PECO et Etats balkaniques plus la RPC), mis en place à Varsovie en 2012. Il est donc important d’élaborer une représentation géopolitique d’ensemble des vues et ambitions de la RPC (cf. Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Odile Jacob, 2019). La menace chinoise ne concerne pas les seuls intérêts indirects de l’Europe dans la zone Indo-Pacifique. Les unités navales de la RPC sont désormais régulièrement présentes sur un vaste arc qui s’étire de l’Arctique à la Méditerranée. Les bâtiments chinois manœuvrent avec la flotte russe dans la Baltique ou encore en Méditerranée. D’ici peu, il ne faudra pas s’étonner de la présence d’un ou plusieurs sous-marins chinois en face de Brest ou de Toulon. Enfin, au plan géoéconomique, les investissements du capitalisme d’Etat chinois menacent les secteurs stratégiques des Etats européens. Sur ce point, force est de constater que l’Europe occidentale est plus consciente et vigilante que les gouvernements nationalistes de divers PECO, avides d’investissements extérieurs : Paris et Berlin incitent la Commission européenne à mettre en place un dispositif de protection des secteurs stratégiques.

Pour conclure notre propos, l’article de Stephen Walt appelle l’attention sur la nécessité de développer une approche commune de part et d’autre de l’Atlantique Nord. En la matière, il faut penser que la référence à l’OTAN constitue une synecdoque (la partie renvoie au tout). Centrée sur la défense collective de ses membres, l’OTAN n’est pas forcément le lieu privilégié d’élaboration d’un consensus occidental à propos de la RPC. Sur le plan géostratégique, la question se joue au plan bilatéral ou dans des cercles de coopération plus étroits, entre les principaux pays membres de l’OTAN ainsi que leurs alliés dans la zone Indo-Pacifique.

Sur le plan commercial et technico-scientifique, le défi chinois requiert une étroite entente entre le Secrétariat au Commerce des Etats-Unis et la Commission européenne, mandatée par les Etats membres de l’UE. Au total, il importe que les pays qui participent du « monde atlantique », tout à la fois civilisation et économie-monde, réaffirment leur solidarité géopolitique. Ce « Grand Espace » occidental représente  800 millions d’hommes et les deux cinquièmes de la production mondiale de richesses. Face à un Etat-civilisation de 1,3 milliard d’hommes qui n’a pas encore donné sa pleine mesure, cela ne sera pas de trop.

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