L'Europe en guerre : l'Union, dans la bataille commerciale mondiale, se déclare "ville ouverte"<!-- --> | Atlantico.fr
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La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements géopolitiques plus ou moins radicaux pour l'Europe.
La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements géopolitiques plus ou moins radicaux pour l'Europe.
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Tank politique

Epargnée par les conflits majeurs depuis 1945, l'Europe est-elle pourtant à l'abri de troubles géopolitiques majeurs ? La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements plus ou moins radicaux. Deuxième épisode de notre série sur les états de guerre en Europe.

Michel Ruch

Michel Ruch

Michel Ruch est diplômé de l'IEP de Strasbourg et de l’Institut des hautes études européennes. Il a publié L’Empire attaque : Essai sur Le système de domination américain, aux éditions Amalthée.

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A (re)lire, l'épisode 1 : L'Europe est en guerre, mais l'Union se refuse à ouvrir les yeux sur les conflits qui la rongent

La pacification des esprits et l’euphorie ayant suivi la fin du conflit Est-Ouest avaient laissé croire qu’un compromis historique allait s’installer en Europe pour associer ce que les régimes capitalistes et socialistes avaient chacun de meilleur. Il n’en a rien été, et l’Union Européenne, empressée d’éradiquer le socialisme en Europe de l’Est, a planifié l’unification d’un régime ultralibéral sur la totalité du continent.

Berceau de toutes les idéologies, l’Europe croit donc les avoir éliminées par l’instauration du libéralisme intégral, qui n’en serait pas une, couplée à la vertu pacificatrice de son unification. En réalité, l’Union Européenne a ouvert un front idéologique qui est à la fois le moyen de défense de son propre système, et l’outil d’attaque contre la globalité des idées déviantes, à savoir : le socialisme, le souverainisme, le protectionnisme, le patriotisme, le populisme, le solidarisme, l’étatisme, le keynésianisme. Idéologie devenue dominante en Europe, l’ultralibéralisme tire sa prégnance, non de l’interdiction du débat contradictoire, mais de sa domiciliation officielle dans tous les organes de direction et de contrôle de l’Union Européenne, dans tous les textes juridiques qu’elle produit, et dans une large majorité de media ralliés par leur actionnariat de contrôle.

Contrairement aux idéologies passées, l’ultralibéralisme européen ne possède toutefois pas la force argumentaire qui lui permettrait de recueillir une adhésion massive des populations. Les maîtres à penser et directeurs de conscience de l’Union Européenne utilisent donc d’abord la tactique de l’évitement pour fuir le risque de capitulation intellectuelle où leurs contradicteurs les acculeraient d’autant mieux que l’impasse du système européen se démontre par l’échec répétitif du traitement des crises. Réduits à la défensive par ces crises ni prévues ni maîtrisées, les maîtres de l’Europe contre attaquent cependant par deux techniques classiques qu’enseigne la psychologie manipulatoire : le dénigrement et la culpabilisation.

A tous les échelons de direction de l’Union Européenne démultipliés jusqu’aux échelons d’exécution nationaux, on observe que le débat doctrinal, technique et politique sur la pertinence du régime ultralibéral de l’Europe est aujourd’hui inexistant ou ostracisé. Le dénigrement et la culpabilisation, par contre, introduisent une distinction entre le bien et le mal qui permet une condamnation morale. Combinée à la posture du mépris, l’opprobre relègue ainsi les réfractaires à l’ultralibéralisme au rang de mécréants et d’hérétiques, et au mieux de nostalgiques du passé. Ceux-ci sont désignés, au sens stalinien, comme ennemis objectifs du système parce qu’en ralentissant une standardisation de l’ultralibéralisme encore largement inachevée en Europe, ils seraient responsables, jusqu’à des échelons gouvernementaux, du retard des sorties de crises. Un bon exemple du langage associé à cette méthode a été donné par un premier ministre de la République Française qui, en février 2011, a dénoncé publiquement au Parlement, dans un amalgame expressif, « les ornières boueuses du protectionnisme, du souverainisme et du populisme », sans aucun débat technique sur les termes et le contenu de ces catégories.

La régression du niveau intellectuel des élites qui dirigent l’Europe, juxtaposée à la dérive psychotique du libéralisme dans l’extrémisme ultralibéral, confère en outre un caractère religionnaire à l’idéologie dominante par un glissement vers une forme de pensée magique propre aux sociétés primitives.

La pensée magique religionnaire de l’ultralibéralisme européen imbrique plusieurs univers mentaux complètement étrangers au rationalisme occidental. C’est d’abord l’évocation d’un royaume enchanté à gagner comme une terre promise ; c’est ensuite la transposition de ce monde en une forme de divinité qui exige obéissance et prosternation ; ce sont enfin le dénigrement des incroyants et la punition collective des hérétiques.

Dans l’Europe actuelle, la divinité aux bras multiples, tout comme Shiva en Inde, c’est l’Euro, la finance magicienne, le bonheur mercantile, le marché unique mondial, le libre-échangisme universel. Ce phénomène unique au monde n’intéresserait que les anthropologues s’il n’était la matrice d’états de guerre faisant glisser la civilisation d’Europe dans une insidieuse décomposition.

Un désarmement unilatéral

La notion d’un état armé ou désarmé n’a aucun sens dans l’univers mental enchanté des institutions européennes, où l’idée d’une guerre économique est considérée soit comme une abstraction, soit comme une invention de bellicistes. Dans l’idéologie officielle de l’Europe, ne prévaut que la compétition universelle, un principe exclusivement chargé de valeur positive. Nulle différence n’est faite en ce qu’elle peut être aussi bien bénéfique que mortifère. Aucun risque de résultat négatif de la compétition n’est pris en considération. C’est la loi du plus fort qui détermine le partage entre gagnants et perdants, sans prévision ni examen des conséquences économiques, sociales et autres des destructions d’entreprises, de savoir-faire, d’emplois, etc. Application corollaire : la compétition de tous avec tous est aussi exigée entre individus au sein de l’entreprise où il est imparti au fort d’éliminer le faible.

Le principe d’un quelconque intérêt commun (national, général, collectif, communautaire) est évidemment exclu d’un tel cadre, ce qui correspond à l’objectif d’uniformisation de l’Europe nécessaire à son immersion dans la « globalisation » sous la seule règle du profit. Il est utile de rappeler ici que cette immersion sans quelque limite que ce soit, n’est pas un phénomène subi, mais une volonté stratégique, le président de la Commission Européenne ayant proclamé notamment que « la crise est pour l’Europe l’opportunité d’approfondir la globalisation ».

L’inégalité fondamentale du rapport d’échanges et de relations commerciales instaurée délibérément par l’Union Européenne avec le reste du monde est une mutation géostratégique d’ampleur historique, qui oriente vraisemblablement l’avenir de l’Europe vers un horizon de chaos et d’autodestruction.

Cette orientation coercitive et sans accord des peuples d’Europe ressort directement de l’arsenal juridique de l’Union Européenne, articulé à celui de l’OMC, et qu’on peut qualifier par oxymore comme « un arsenal de désarmement ». Alors que tous les grands pays de la planète gèrent leurs échanges commerciaux en cherchant à développer ou préserver leurs intérêts, l’Union Européenne a choisi la voie de l’absolutisme libre échangiste unilatéral qui consiste à favoriser les exportations de ses concurrents ou présumés « compétiteurs » du monde entier. Alors que ces mêmes pays gèrent leurs importations dans un cadre politique global modulé selon les rapports de force, les accords ou désaccords, les intérêts partagés, l’Union Européenne a emprisonné ses relations commerciales avec l’extérieur dans un cadre juridique auto-répressif et dictatorial.

La transposition de la compétition dite pacifique dans le droit européen est appelée « la concurrence libre et non faussée », obligatoire et inscrite dans le traité de Lisbonne (2009). Apparemment simple appendice des principes d’économie de marché et de marché ouvert (open market), cette clause condense et couronne « l’arsenal du désarmement » juridique accumulé dans tous les textes antérieurs et périphériques à ce traité. Globalement, l’Union Européenne, sans réciprocité, récuse toute taxe, tout droit d’entrée, tout quota, toute restriction, tout contrôle, aux importations et aux investissements dans sa zone, les exceptions étant rares. Chaque acte de protection contrevenant à cette obligation a un caractère délictuel et passible de la Cour de Justice Européenne de Luxembourg, qui instruit en permanence des procédures d’infraction.

En raison de la puissance devenue colossale de la Chine, deuxième du monde, les importations de sa provenance prennent en volume l’allure de l’invasion, et à terme de la submersion. Comme il est bien connu, cette concurrence est inégale, inéquitable, et imparable d’abord en raison de coûts de fabrication asiatiques (hors Japon) de cinq à dix fois inférieurs à ceux d’Europe, déclarée « ville ouverte » Elle est également déloyale par l’absence de règles et d’éthique sociales, juridiques et environnementales que l’Union Européenne s’impose à elle-même sans les exiger des autres.

Toute guerre implique une intention, une volonté, une cible, une stratégie, dont le but est de conquérir, affaiblir, dominer, parfois asservir ou anéantir. C’est lorsque la compétition atteint une dimension macroéconomique et intercontinentale que ses enjeux transforment nécessairement la concurrence en guerre commerciale.

La déclaration de « ville ouverte » (Prague en 1938, Paris en 1940, Saïgon en 1975) est toujours associée à la situation d’une guerre perdue ou en voie de l’être. Les transferts de technologie que l’Europe est en train de faire au profit de la Chine pour conserver les ouvertures contingentées qu’elle y détient précairement, lui reviendront sous forme de produits de mieux en mieux élaborés (automobile, avionique, etc). Leur potentiel est de détruire peu à peu l’industrie européenne jusqu’à ses activités les plus pointues.

Très prisé par la théorie libérale, le concept économique de Schumpeter « destruction-création » s’applique parfaitement à la relation de l’Europe avec la Chine-Asie : destruction chez la première, création chez la seconde. C’est ainsi que l’angélisme de la compétition se transformera probablement, par détraquement idéologique, en guerre perdue pour l’Europe.

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