De l'Eurovision à l'Euro 2021, l'Europe entre joie de la réouverture et envie de frontières<!-- --> | Atlantico.fr
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La chanteuse française Barbara Pravi lors de la finale du Concours Eurovision de la Chanson 2021, à Rotterdam, le 22 mai 2021.
La chanteuse française Barbara Pravi lors de la finale du Concours Eurovision de la Chanson 2021, à Rotterdam, le 22 mai 2021.
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

UE

La crise de la COVID-19 n'est toujours pas terminée mais l'Europe a organisé une nouvelle édition de l'Eurovision ce samedi. Cet événement et l'Euro de football (du 11juin au 11 juillet) pourraient permettre de mettre en image le retour de l'Union européenne.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Pensez-vous que l’Eurovision a un intérêt pour recréer de la solidarité entre les pays Européens après une période de crise pandémique ?

Florent Parmentier : Alors que l’Eurovision rassemble près de 200 millions de téléspectateurs, la pandémie a contraint à l’annulation de l’édition de 2020, une première dans l’histoire.

Est-ce que le retour de l’Eurovision induit un surcroît de solidarité au niveau européen ? Cela ne peut être qu’indirect. Plutôt que de la solidarité, l’édition de cette année ne sera-t-elle pas synonyme de soulagement, avec l’expression forte d’une aspiration à un retour à la normale ?

De ce point de vue, on peut estimer que l’édition de cette année a plutôt pour effet de créer de la proximité que de la solidarité parmi les Etat européens, à un moment où les voyages n’ont jamais été aussi difficiles. Et cette proximité retrouvée est bien une manifestation de l’espoir d’un retour à une vie normale, voire à un « monde d’après » pour les plus optimistes.

Cyrille Bret : Les Européens aspirent à l’ouverture, à la fête et au mouvement. C’est ce que l’Eurovision leur a donné. Aujourd’hui comme depuis 65 éditions, l’Eurovision est un miroir déformant et grossissant de la situation de l’Europe et de ses aspirations. Nous l’avons souvent écrit dans ces colonnes et ailleurs[1]. C’est pour cette raison que les organisateurs néerlandais du concours de l’Eurovision 2021 ont placé cet événement sous le signe de l’ouverture avec le slogan Open Up (ouvrez-vous !) : ils répondent aux besoins des Européens d’ouvrir les frontières, d’ouvrir leurs horizons et d’ouvrir leur vie quotidienne. L’Eurovision est un « spectacle » moins au sens de Guy Debord dans La société du spectacle  que de Nietzsche dans La naissance de la tragédie : ce concours plonge les spectateurs dans une transe (largement commerciale) en projetant une image fantasmée d’eux-mêmes sur une scène où tout est plus grand, plus fort et plus sublime, jusqu’à l’excès. La cérémonie d’hier répond à cette soif : elle a fait entrer dans 200 millions de foyer un show aux effets spéciaux et aux mises en scène extrêmement puissants à défaut d’être culturellement riche. Elle a répondu à ces besoins : le mouvement jusqu’à la frénésie, la fête jusqu’à la surconsommation et l’ouverture jusqu’au tourbillon.

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L’Eurovision pourrait-il être recomposé ou réaménagé à cause des effets du Brexit récemment ? Quel est la position du Royaume-Uni après les tensions géopolitiques qui ont lieu autour de sa sortie de l'Union et sa politique concernant la livraison des vaccins Astrazeneca ?

Florent Parmentier : Le Royaume-Uni a une place spécifique au sein de l’Eurovision, comme elle l’avait du temps où elle était un Etat-membre de l’Union européenne. En tant que membre fondateur, le pays est qualifié d’office pour la finale, comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.

Linguistiquement parlant, l’anglais est dominant : l’impression qui s’en dégage n’est pas le Royaume-Uni contemporain, mais l’Empire britannique avec un rayonnement comparable à celui du XIXe siècle. Depuis le début de l’histoire de la compétition, il y a 31 victoires anglophones contre 14 francophones, mais la dynamique est anglophone avec la plupart des vainqueurs récents depuis l’an 2000.

Au palmarès, le Royaume-Uni est un grand Etat à rayonnement : elle a 5 victoire, à égalité avec la France et les Pays-Bas, rivaux pluriséculaires, et le Luxembourg. La domination de la langue anglaise n’est donc pas une domination britannique, puisqu’elle n’a plus rien gagné depuis 1996 et qu’elle se positionne derrière l’Irlande (7 victoires) et la Suède (6 victoires).

Le Brexit ne va que peu influencer ces données. Si Boris Johnson se garde bien de le dire, AstraZeneca est en réalité anglo-européen, Oxford a obtenu de larges financements européens, ce vaccin nécessite des matières premières qu’on ne trouve pas au Royaume-Uni. Boris Johnson a exploité un sentiment populaire, mais les lignes de division du parti conservateur britannique ne résisteront pas aux réalités. Ce que le Brexit peut amener en revanche, c’est l’arrivée d’un candidat écossais si d’aventure cette région devait décider de se séparer du reste du Royaume-Uni…

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Cyrille Bret : Comme souvent, le Royaume-Uni se donne une place ambivalente en Europe. Aujourd’hui, l’Etat ne fait plus partie de l’Union mais utilise sa position européenne pour se renforcer au détriment des Européens. Un comportement de free rider bien souvent constaté sous les primatures Thatcher, Blair ou Cameron. La tactique ouvertement isolationniste du Royaume-Uni en matière sanitaire ne déroge pas à cette règle : le Royaume-Uni est prêt à importer et consommer des vaccins produits en Europe mais retient les vaccins produits sur son sol, payés et commandés par les Européens.

Le candidat britannique au concours en est une incarnation : sympathique mais insignifiante, la chanson Embers de James Newman résume la façon dont la société britannique se rapporte souvent au continent. A quoi bon proposer le meilleur de la Brit Pop (très riche et avant-gardiste) à un concours où les Continentaux sont majoritaires ? C’est un dilettantisme avéré qui dénote l’éloignement d’Albion : une candidature de témoignage pour un événement européen, c’est-à-dire secondaire pour les Britanniques. Nous n’avons à attendre des Britanniques que les productions les moins bonnes de leur formidable culture car ils réservent leurs meilleurs titres et leurs meilleurs artistes pour eux-mêmes et le Commonwealth. Boris Johnson l’avait annoncé !

L’Euro de foot et l’Eurovision s’inscrivent-ils ici dans un grand moment unificateur après les épisodes de confinement ?

Florent Parmentier : Le parallèle avec l’Euro est intéressant : dans plusieurs pays du Nord de l’Europe, la ferveur pour ces deux événements est comparable. L’événement a une dimension unificatrice dans la mesure où tous les Etats sont mis sur un même pied d’égalité : l’Allemagne a le même poids que la Slovénie. Les chances d’un pays peu peuplé sont donc beaucoup plus forte de remporter l’Eurovision que l’Euro. L’égalité permet donc une unification, en dehors des rapports de force, même musicaux : l’essor de la pop latino n’a pas empêché l’Espagne de ne pas gagner depuis… 1969 ! Et la pop britannique mondialisée ne gagne pas aussi souvent que le potentiel musical du pays pourrait le laisser penser.

Cyrille Bret : L’Eurovision et l’Euro de foot sont des événements médiatement et commercialement majeurs mais culturellement et politiquement mineurs. Toutefois, il faut se rendre à l’évidence : l’Eurovision a un impact bien différent de celui d’un Nième sommet européen. Il touche tous les foyers en Europe et au-delà (en Australie) et véhicule l’image du pays organisateur partout dans le monde. Comme l’Euro de football. L’Eurovision 2021 et l’Euro de football 2021 seront marqué par la lutte entre la tendance déprimante au confinement et à la protection d’un côté et l’aspiration au mouvement et à l’insouciance de l’autre. Aucune des deux tendances n’a le monopole de l’état d’esprit des Européens : les Européens vivent aujourd’hui cette double aspiration, à la protection et à l’ouverture.

Il en va de même pour l’Euro : cette compétition sportive devait marquer le 60ème anniversaire de la compétition en 2020. C’est pour cette raison qu’elle devait avoir lieu dans de nombreux pays européen. Pour moi, l’Euro devait célébrer une Europe plus grande qu’elle-même (sous la forme limitée d’un tournoi de football). Or, aujourd’hui, plusieurs pays sont entrés en lutte avec l’UEFA sur l’organisation concrète des matches. Ainsi, Bilbao a refusé d’accueillir des matches car l’UEFA avait exigé la présence du public dans l’enceinte sportive. L’Espagne du Nord et la Communauté autonome de Biscaye, durement touchés par la pandémie, ne pouvaient l’accepter.

On le voit : l’Europe de l’Eurovision et de l’Euro de football sont pris entre Karl Popper (la société ouverteet ses ennemis) et Régis Debray (Eloge des frontières). Deux visions du monde pour deux événements commerciaux et médiatiques qui témoignent régulièrement de l’air du temps.

Dans le contexte socioculturel actuel, la France a-t-elle une chance de remporter l’Eurovision ?

Florent Parmentier :  La France est-elle condamnée du fait d’une obstination à présenter une chanson en Français et de son manque de « pays soutien » (comme la Grèce et Chypre par exemple) ? Linguistiquement, des chansons francophones l’ont emporté sans la France, après la victoire de Marie Myriam en 1983, 1986 et 1988.

Si la France n’est pas avantagée par les règles, ni l’environnement géopolitique de l’Eurovision, en l’absence d’un « bloc latin » qui pourrait exister (comme en témoigne la dissolution de l’Union latine en 2012), elle peut l’emporter à condition de comprendre les règles du concours et ses dynamiques. Cela suppose une identification, la rencontre entre une chanson et un public.

Cyrille Bret : La candidate française, Barbara Pravi, a fait une prestation remarquée et adaptée à la compétition comme en atteste sa deuxième place. Elle a secoué la malédiction de plusieurs candidats français qui étaient passés inaperçus dans une compétition où la visibilité est tout. Il faut donc saluer le choix des téléspectateurs et de la chaîne de télévision publique française : enfin le public européen est pris en compte ! Dans son positionnement, la France a souvent oscillé entre le mépris pour une compétition jugée sans intérêt et un avant-gardisme déplacé pour un show continental populaire et résolument commercial. Aujourd’hui, le groupe public France télévision (qui présente le candidat ne l’oublions pas) a pris au sérieux la compétition : il sait qu’il en va de l’image que la France a dans les foyers européens car seul l’Eurovision et les compétitions sportives ont le même impact que la « grande politique » pour façonner les représentations sur notre pays dans les couches populaires en Bulgarie, en Finlande ou encore en Lituanie. Je donne donc une note élevée à notre stratégie.

Toutefois, si les candidats français veulent se hisser à la première place comme le groupe italien Manekind, ils devraient sans doute réfléchir à éviter le pastiche et le cliché culturels outrés. Hier, en dépit de ses mérites, la candidate française a ouvertement pastiché Edith Piaf dans sa gestuelle et son phrasé. Elle a cultivé une image ressassée de la France comme un pays de chanteurs à texte, de chansons au premier degré, débordant d’émotion et narcissique incapable de l’admirable ironie des candidats islandais, finlandais ou italiens. Elle a placé sa candidature sous le signe du pains, du fromage des livres et de l’egotrip. Le public de l’Eurovision est certes un public de masse mais c’est un public qui ne manque pas d’humour : la performance italienne en atteste. Maneskind a ironisé sur les Rolling Stones, invité le public à fêter en riant la réouverture de l’Europe et cela a touché le Zeitgeist.

Que retenez-vous de cette édition ?

Cyrille Bret : Comme chaque année, il convient de relever quelques ironies (parfois douloureuse) que la collision entre actualité politique et concours de l’Eurovision manifeste. La candidate israélienne a chanté la libération avec un titre ludique Set Me Free. Mais comment ne pas penser à l’occupation des territoires palestiniens et à leur impossible libération ? La candidate de la télévision publique azerbaïdjanaise a chanté Mata Hari (et donc la politique de puissance)dans un show sensuel au moment où le pays sort vainqueur d’une confrontation armée extrêmement meurtrière avec l’Arménie voisine. La République hellénique recourt à une candidate non-hellénophone d’origine grecque mais de nationalité néerlandaise pour donner une image cosmopolite d’elle-même à l’ouverture d’une saison touristique cruciale pour ses finances publiques. Chypre propose une candidate qui se déclare éprise du Diable dans sa chanson alors que sa propre constitution fait référence à Dieu et que le clergé orthodoxe fait partie intégrante de la fonction publique d’Etat…

Enfin et surtout, la candidate du groupe de télévision public russe Manizha bouscule les idées reçues sur le pays : d’origine tadjike, elle conteste la suprématie grand-russe en s’extrayant d’une robe symbolisant la lourdeur de l’héritage culturel dominant, elle célèbre les femmes russes et leur capacité de résistance comme celle d’Anna Akhmatova contre Staline et des femmes de l’opposition actuelle. Surtout, elle est la seule candidate à proposer un rap bilingue, profondément russe et exportable. Célébrer la résistance, la diversité, la liberté, la cause féminine, tout un programme aujourd’hui dans son pays.


[1] https://www.diploweb.com/Geopolitique-de-l-Eurovision-un-miroir-deformant-de-l-identite-europeenne.html

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