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L’étude choc qui montre à quel point le christianisme est en voie de disparition chez les jeunes Européens
©Reuters

Loosing our Religion

C’est la semaine sainte mais qui le sait encore ? Une étude menée par des universitaires de l’Université Saint Mary de Londres sur 22 États européens montre à quel point la jeunesse européenne se détourne de ses racines religieuses et spirituelles.

Olivier Roy

Olivier Roy

Olivier Roy est un politologue français, spécialiste de l'islam.

Il dirige le Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence en Italie. Il est l'auteur notamment de Généalogie de l'IslamismeSon dernier livre, Le djihad et la mort, est paru en octobre aux éditions du Seuil. 

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Atlantico : Selon une étude réalisée par le professeur de théologie Stephen Bullivant, de l'Université St Mary de Londres, une majorité des 16-29 ans de 12 pays européens s’identifieraient comme non religieux, dont la France (64%). Quelle a été l'évolution de cette tendance européenne, quelles en sont les causes principales ?

Olivier Roy : La déchristianisation de l’Europe est une tendance lourde de long terme (remontant au XVIIIème siècle), qui est longtemps passé inaperçue parce que la culture dominante restait une culture chrétienne sécularisée. Le petit livre de l’Abbé Godin, publié en 1943, « France, Pays de mission ? » a soudainement lancé l’alarme, au sujet de la déchristianisation de la classe ouvrière française. Depuis le phénomène s’est étendu à l’ensemble de la société et à l’ensemble de l’Europe. Le fait qu’il soit particulièrement fort chez les jeunes montre tout simplement que la tendance s’accentue. Mais il ne s’agit pas seulement d’un abandon de la pratique et d’une perte de la foi. Il s’agit aussi de la progression de l’inculture religieuse ; les premières générations d’incroyants ou d’agnostiques (comme celle des promoteurs de la laïcité à la fin du XIXème siècle) avaient été élevées dans une culture chrétienne (Emile Combes, le chef de gouvernement le plus anti clérical de la Troisième république, était un ancien séminariste). Ils pouvaient être agressivement antireligieux, mais ils connaissaient leur catéchisme. Aujourd’hui les jeunes ne sont pas particulièrement anticléricaux, ni antireligieux (ils sont même souvent plus tolérants que leurs aînés) ; ils sont surtout indifférents et ignorants. La grande leçon (que Benoît XVI avait bien saisie) est que la culture dominante n’est plus chrétienne, au sens où elle n’est même plus l’expression séculière d’une culture chrétienne millénaire.

Les causes sont d’abord culturelles et sociologiques : la religion cesse d’être au centre de l’explication du monde, le lien social repose sur l’immanence du contrat social et non plus sur la transcendance du pouvoir (ce qui se traduit aussi par une dilution de la sacralité de l’Etat nation). En ce sens la révolution culturelle des années 1960, en proclamant de nouvelles valeurs explicitement non-religieuses, a parachevé un processus entamé depuis longtemps.

Quelles sont les dynamiques en place en France concernant les jeunes et la religion ? La perte d'intérêt des 16-29 ans est-elle généralisée à toutes les religions ?  Ne peut-on voir ici une forme paradoxe avec l'idée d'un "retour du religieux" ?

La dynamique chez les jeunes est la même que chez les adultes : ce qui disparaît c’est l’entre-deux entre foi et athéisme, toute la panoplie bien balisée par les sociologues de la religion entre pratiquants  réguliers, irréguliers, occasionnels, agnostiques et athées ; bref le champ commun culturel que pratiquants assidus, chrétiens sociologiques et agnostiques pouvaient partager a disparu.

Il n’y a jamais eu de « retour du religieux », comme les chiffres d’ailleurs le montrent. Le « retour du religieux », qu’on s’en félicite ou qu’on s’en inquiète, est un slogan, une illusion, pas un fait sociologique. Ce qui se passe c’est une plus grande visibilité du religieux, due précisément à sa séparation d’avec la société dominante. Ce religieux, devenu minoritaire est aussi plus « fondamentaliste » et plus obsédé par la « reconquête », que ce soit sur le mariage homosexuel ou sur la sharia. Car cet effacement du religieux touche toutes les religions, mais avec des dates de démarrage très différentes. La France a cessé d’être chrétienne à la fin du XIXème ; l’Irlande un siècle plus tard. L’Islam n’y échappe pas : si le régime du président Sissi vient de criminaliser l’athéisme en Egypte, c’est bien parce que celui-ci était en train de devenir un mouvement social et pas seulement le choix de quelques individus. Les jeunes français d’origine musulmane qui quittent la religion se cachent de moins en moins.

C’est ce qui explique qu’aujourd’hui le conflit porte sur la visibilité du religieux (du voile à la soutane), car le religieux devient visible quand il n’est plus inscrit dans la culture partagée : il apparaît alors comme un refus et une protestation face à la société dominante. Les mouvements charismatiques chrétiens, y compris catholiques, se vivent bien aujourd’hui comme des communautés minoritaires qui tentent de reconquérir l’espace (à commencer par la rue avec la Manif pour Tous). En Italie personne ne se souciait du crucifix en classe, jusqu’à ce que, soudainement, il paraisse incongru  aux yeux de quelques personnes, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il devienne visible.

C’est ce qui explique que, malgré la faiblesse du lien entre salafisme et djihadisme, le port ostentatoire de signes islamiques est perçu en France comme le premier pas vers le terrorisme (au risque du ridicule, comme le montre l’affaire du burqini). Quand on ne croit plus, la visibilité du religieux apparaît inquiétante.

Comment expliquer des destins diamétralement opposés entre des pays comme la Pologne (ou 83% des 16-29 ans s'identifient comme chrétiens) et la République tchèque (9%), pourtant frontaliers ? ​Quelles sont les fractures européennes sur cette question et comment les expliquer ? 

Il y a d’abord le poids de l’histoire. En Pologne le catholicisme a toujours été lié à l’identité nationale, contre l’orthodoxie russe à l’est et le luthéranisme prussien à l’ouest. En république tchèque c’est le contraire : le catholicisme s’est imposé contre l’aspiration nationale. La Bohême avait massivement rallié le protestantisme et c’est la reconquête habsbourgeoise qui a imposé le catholicisme après la défaite de la Montagne Blanche (1620). Le catholicisme n’a donc jamais vraiment pris, sauf dans l’architecture. On peut dire que la sécularisation a été l’expression d’un nationalisme tranquille en Bohême.

Mais sur la Pologne il faut être très prudent : je pense que l’association catholicisme/ nationalisme est à bout de souffle parce qu’elle prend une tournure identitaire et idéologique et non spirituelle. Comme on a pu dire « Que la République était belle sous l’empire », on devra dire « Que le Christianisme était beau sous le communisme » : il produisait des saints pas des apparatchiks.

Ce qui domine aujourd’hui en Pologne, ce n’est pas le christianisme de l’Eglise catholique, c’est sa version idéologique mise en avant par le PiS. On ne peut pas dire que l’amour du prochain soit la maxime du gouvernement actuel. L’Eglise polonaise est très divisée (comme les chrétiens américains avec Trump). Car une victoire qui ne porte que sur les normes (avortement, fermeture du dimanche) risque d’être de courte durée car elle n’offre pas de dimension spirituelle. Le christianisme identitaire en Pologne comme ailleurs est une impasse, car il renonce à son universalité (le vrai sens du mot catholique). Il y avait dans mon ancien bureau (une cellule d’un couvent franciscain désaffecté) une fresque représentant le Bienheureux Ceslaus qui défendit Breslau contre les Tatars musulmans en 1240 : la fresque le décrit convertissant le roi des Tatars, au lieu de le chasser : le Bienheureux croyait à l’universalité de sa foi. Je ne serai pas étonné qu’on assiste prochainement à un effondrement de la pratique des jeunes polonais comme ce fut le cas au Québec ou en Irlande. Beaucoup d’évêques en sont conscients ; loin d’être des libéraux, ils refusent néanmoins cette idéologisation du christianisme. Le primat de l'Eglise catholique de Pologne, l'archevêque Wojciech Polak, a interdit en décembre 2017 aux prêtres de participer aux manifestations contre les réfugiés, sous peine de suspension.

Au-delà des cas particuliers, il est frappant que la déchristianisation concerne l’ensemble de l’Europe, les pays protestants comme les pays catholiques ; la différence est dans la date de démarrage de la déchristianisation et son rythme. Dans les pays scandinaves, les églises luthériennes nationales se sont auto-sécularisées (elles se sont soumises à loi autorisant le mariage homosexuel, y compris le mariage religieux). En Italie la droite au pouvoir depuis le mois de mars 2018 est une droite laïque et séculière, volontiers anticléricale (les catholiques sont au Parti démocratique, ce qui est difficile à comprendre pour les laïcards français). En Espagne, c’est la droite qui a fait voter le mariage homosexuel. En Hollande, le mouvement anti-islam est un ferme défenseur de la libération sexuelle des années soixante. La grande majorité de la droite et de l’extrême droite française est parfaitement laïque (qui va à la messe le dimanche ?). La démocratie chrétienne, qui fut l’expression même d’un christianisme ouvert sur la société, est presque partout un souvenir.

Quelle peut être la conséquence de cette "non croyance" majoritaire au sein de ces 12 pays européens ? Si la perte du religieux vient créer un vide, comment ce vide peut-il être comblé ?

C’est toute la question.

L’Union Européenne s’est construite selon un processus bureaucratique. Elle n’a pas d’âme. Pour les pères fondateurs, presque tous dévots catholiques et morts en odeur de sainteté (Schuman, De Gasperi et Adenauer), le christianisme était l’âme de l’Europe. Mais ils n’ont pas essayé de l’écrire dans le texte, car ils savaient bien que la lettre tue.

Mais on reste dans un désert spirituel : les identités ne font que singer la religion, comme les fameux apéritifs saucissons vin rouge qui parodie la communion sous les deux espèces, mais n’ouvrent sur aucun salut.

La quête de spiritualité est aujourd’hui le propre de l’individu. Depuis cinquante ans que je fais les librairies, un phénomène  m’a frappé : l’extension des rayonnages, « bien être » développement spirituel » « spiritualité » « ésotérisme », au détriment de ceux marqués « religion ». Les radicalismes s’inscrivent dans cette quête individuelle, de Merah à Breivik.

Mais nous n’avons plus d’émotions collectives ; bien sûr celles-ci ont donné aussi le pire.

Il faut faire avec ce désert spirituel. Mais au moins faut-il laisser sa place au religieux, au lieu de le chasser avec ardeur, comme on tend à le faire aujourd’hui où l’on ne conçoit de croyant modéré que sous la forme de quelqu’un qui croit modérément. Je pense que le retour de spiritualité, en dehors des formes de nihilisme si fortes dans la jeunesse, se feront dans le cadre de nouvelles communautés de foi qui se tiendraient à distance de la politique, de l’identité et de l’idéologie.

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