L’école, ce quasi champ de ruine sur lequel ni le gouvernement ni les syndicats ne veulent poser un diagnostic lucide <!-- --> | Atlantico.fr
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Une école, en France
Une école, en France
©PHILIPPE DESMAZES / AFP

Cécité sélective ?

En France, le niveau des élèves baisse toujours un peu plus et les professeurs sont sans cesse contraints de faire plus de discipline. Pour autant, aucun acteur ne semble vouloir poser le bon diagnostic. Explications.

Barbara Lefebvre

Barbara Lefebvre

Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste. Auteur de C’est ça la France (Albin Michel). Elle a publié en 2018 Génération « j’ai le droit » (Albin Michel), était co-auteur en 2002 de l’ouvrage Les territoires perdus de la République (Pluriel)

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Baisse du niveau, baisse de l'autorité, moyens mal utilisés, on a le sentiment que l'École ressemble aujourd’hui de plus en plus à champ de ruine. Mais au-delà de l’impression et du ressenti que tout un chacun peut avoir, quel est véritablement le diagnostic que l’on peut dresser sur l’état de l’éducation nationale ? Que nous disent les données disponibles sur ces enjeux (que ce soit les classements PISA ou autre sources) ?

Eric Deschavanne : Les données statistiques émanent soit des enquêtes internationales, soit de la DEEP (Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance, chargée au sein du MEN de produire enquêtes et diagnostics sur le système éducatif). Toutes les données vont à peu près dans le même sens. PISA, qui évalue le niveau des élèves à 15 ans, a eu le mérite, au début des années 2000, de briser le mythe du « niveau qui monte » dont se gargarisaient jusque-là les autorités éducatives en France. Ce fut un véritable choc : le système éducatif ne produisait manifestement pas les résultats escomptés. 

>>> A lire aussi : l'analyse de Gilles de Robien, ancien ministre de l'Education nationale : “L’Education nationale ne s’est jamais remise des choix faits après mai 1968”

Le commentaire des seules études PISA introduit cependant à mes yeux un biais : puisqu’on évalue le niveau des élèves après une décennie de scolarisation, on tend à estimer qu’on mesure l’efficacité des systèmes éducatifs. Or, rien n’est moins sûr. Il faut considérer également les enquêtes PIRL et TIMSS, qui comparent les élèves à 10 ans, en classe de CM1. Les résultats de la France à ce niveau sont encore plus calamiteux que ceux révélés par PISA. Dans l’enquête TIMSS, par exemple, qui mesure le niveau en mathématiques, la France était en 2019 dernière du classement au sein de l’UE ! Comment l’expliquer ? Il n’y a que deux hypothèses possibles, lesquelles peuvent d’ailleurs être pertinentes toutes les deux : ou bien il faut en conclure que le mal du système éducatif français provient essentiellement de l’école primaire ; ou bien le problème ne vient pas du système éducatif lui-même, mais de l’évolution de la société. Je suis pour ma part convaincu de l’importance de ce facteur externe, lui-même sans doute multifactoriel : progrès de l’individualisme, de la ségrégation spatiale et d’une immigration incontrôlée au niveau socio-culturel très faible. 

S’agissant de la structure du bilan français, tout a été dit : la France est surreprésentée dans les bas niveaux. On a en gros deux élèves sur dix qui, à quinze ans, ne peuvent pas déchiffrer un texte simple ni calculer le carré d’un nombre entier. Dans les zones d’éducation prioritaire, la proportion de ces élèves sur lesquels la scolarisation n’a eu à peu près aucun effet est parfois de 50%. Pas étonnant que dans certains collèges et lycées l’enseignement soit devenu à peu près impossible. Le problème se répercute bien entendu au niveau des études supérieures, où l’on trouve fréquemment des étudiants qui n'ont pas les bases requises pour y réussir. 

Barbara Lefebvre : L'état de notre système scolaire est très dégradé. Il est désormais impossible pour un ministre de perpétuer le déni sur la baisse du niveau mesuré entre autres par Pisa (lecture compréhension et grammaire) et Timss (maths et sciences). Cela a pourtant été un sport national pendant de nombreuses années que de sous-estimer la baisse du niveau et notamment la dévaluation du baccalauréat ; hélas une grande partie du corps enseignant y a participé conspuant les collègues ou les intellectuels qui lançaient l'alerte, se faisant traiter de réacs républicains. Aujourd'hui l'unanimité est faite, mais il est déjà bien tard. Certains essaient encore de détourner l’attention du vrai problème, comme certains agitateurs politiques en mal de représentation qui prétendent que c'est le wokisme qui menace l'école ! Non c’est avant tout la démotivation générale face à l’avènement d’une catastrophe annoncée. Puisque Emmanuel Macron aime invoquer l'incendie de Notre-Dame, on pourrait dire en effet que l'école de la République a été aussi une grande œuvre, celle de la République, que lui et ses prédécesseurs ont patiemment minée pour que l’incendie se déclare. 

C’est le résultat d'un processus lent entamé dans les années 1990 alors que la pensée néolibérale à travers le nouveau management public s'impose à l'école, par petites touches, largement poussée par l'uniformisation scolaire voulue par l'Union européenne. Jean-Claude Michéa et Jean-Pierre Le Goff ont analysé cela dès le milieu des années 1990. Il est évident que Bruxelles n’a jamais compris le modèle scolaire français profondément inscrit dans l'histoire et l'idée républicaine, marqué par une aspiration à l'égalité et à l'émancipation individuelle par les savoirs scientifiques et littéraires. Le tout sur fond de laïcité républicaine largement incomprise par nos partenaires européens et de l'OCDE qui a défini un modèle éducatif tant dans la gestion des personnels que des élèves et des programmes scolaires. De ce point de vue, les politiciens français de droite et de gauche n’ont cessé, avec plus ou moins de succès, d'essayer de conformer notre école à ce modèle néolibéral sans y parvenir tout à fait en raison de la résistance des Français, ici des enseignants. François Fillon en imposant le Socle commun de compétences, puis Najat Vallaud Belkacem en le déployant avec sa réforme de l’école et du collège puis avec Parcoursup (sans parler de sa réforme du suivi de carrière) ont été les bons élèves de Bruxelles. 

Depuis une dizaine d'années sinon deux, l'attachement culturel au modèle républicain s'est globalement affaibli dans toute la société, y compris chez les enseignants qui étaient jusqu’ici des vigies attentives. Le sentiment général de déclassement de la France et la destruction, progressive mais perceptible, de ses services publics ont eu des effets sur les personnels enseignants qui sont aussi des citoyens et électeurs comme les autres. Dépolitisation, abstention, anomie, repli sur la sphère individuelle au dépend du service de l’intérêt général. Mais avec l'élection d'Emmanuel Macron en 2017, l'école républicaine qui était déjà en crise a connu un regain de tension avec la politique du président essayant d'imposer de force ce modèle néolibéral éducatif, avec en fond sa petite musique préférée vide de sens : « je veux libérer les énergies ». Il s'est agi avec Jean-Michel Blanquer et maintenant Pap N’Diaye et sa loi Pacte, d'aggraver la situation avec cette réforme du baccalauréat unanimement rejetée et dont on voit cette année pour la première fois les effets catastrophiques couplés à l’instrument de sélection post-bac tout à fait opaque appelé Parcoursup. Il favorise principalement les enfants des classes moyennes supérieures qui ont les moyens de tirer leur épingle du jeu dans le dédale des algorithmes. 

Que l'on se place du point de vue des enseignants, des élèves ou des parents d'élèves, toutes les enquêtes montrent une dégradation du climat scolaire. Pour la première fois en 2022 un baromètre du bien-être au travail des enseignants a été réalisé par l’Education nationale, il montre à quel point les enseignants se sentent dévalorisés, sans perspective de carrière, mal rémunérés et très peu soutenus par leur hiérarchie. Les personnels de l'Education nationale sont un point en dessous des Français en emploi concernant le bien-être au travail (6/10 contre 7.2/10). Quant aux élèves, ils expriment à travers les enquêtes des difficultés dans les relations entretenues avec le corps enseignant, un manque de prise en considération de leurs qualités ou de difficultés individuelles, au lycée depuis la réforme Blanquer beaucoup d'élèves souffrent d'une accentuation de la compétition scolaire avec un retour du culte de la notation. Et contrairement aux idées reçues, les écoles privées sous contrat ne sont pas toujours mieux loties que les écoles publiques, elles commencent à connaître des difficultés disciplinaires plus faciles à dissimuler car les médias préfèrent taper sur l’école publique. Le niveau scolaire aussi n’est pas forcément meilleur dans nombre d’écoles privées par rapport aux écoles publiques voisines, mais elles bénéficient encore d'une bonne image dans l'opinion par contraste avec l'idée commune véhiculée sur le naufrage de l’école publique. On rappellera que c'est dans une école privée sans histoire qu’une enseignante d'espagnol a été poignardée par un de ses élèves.

En plus d’être mal classée dans le classement PISA sur les résultats des élèves et leur connaissance, c’est aussi chez nous que les professeurs passent le plus de temps à faire de la discipline, au détriment évidemment de l’enseignement pur. Comment expliquer cette situation ?

Eric Deschavanne : Il s’agit d’une donnée bien connue des professeurs mais qui continue d’être ignorée par l’administration et les politiques. Les professeurs sont livrés à eux-mêmes face à cette indiscipline chronique. La hiérarchie exige des professeurs qu’ils « tiennent leur classe », mais l’unique critère de la tenue de classe (ou de la tenue d’établissement) est l’absence de vague. Bien entendu, l’aptitude des professeurs à maintenir la discipline est inégale. Le point important est que ceux qui n’y parviennent pas sont condamnés à souffrir en silence, sans soutien ni outil. Or, le critère du bon fonctionnement d’un système consiste dans l’aide qu’il est en mesure d’apporter aux « maillons faibles », qu’il s’agisse des élèves ou des professeurs. 

Ce climat d’indiscipline qui s’est installé est à certains égards une énigme. Comme il existe un déni sur le sujet, il n’est pas, ou mal étudié. Il s’agit désormais d’une norme, qui fait partie de la culture scolaire, et qui est probablement l’une des causes, si ce n’est la cause principale, de la crise des vocations. Les futurs professeurs se recrutent chez les anciens élèves, lesquels savent tous le peu de respect qui se manifeste dans les classes pour le professeur et son savoir. 

Barbara Lefebvre : Dans les enquêtes PISA des questions sont parfois posées sur le climat scolaire et la discipline et cela a permis en effet de constater que la France n'était pas bien classée par rapport aux autres pays de l'OCDE. Pour autant il serait ridicule de nous comparer aux modèles asiatiques en haut des classements, comme le Japon ou la Corée du sud qui par ailleurs ont des niveaux de suicide chez les jeunes parmi les plus élevés au monde. 

La gestion de classe ne s’improvise pas. Elle est la condition sine qua non pour enseigner. Un enseignant peut avoir de formidables compétences disciplinaires voire pédagogiques, s’il ne sait pas « tenir » une classe, une large partie de son travail est annihilée. C’est d’ailleurs un des aspects les plus saillants des difficultés avec beaucoup de contractuels qui s’imaginaient peut-être que tenir une classe s’apprendrait sur le tas ! La plupart de ceux qui ont abandonné ont expliqué que c’était la charge de travail insoupçonnée et les difficultés à gérer une classe qui avaient eu raison de leur motivation initiale. Cela exige en effet beaucoup d’énergie, de la rigueur, de l’assurance et de la cohérence. L’autorité naturelle ne s’apprend pas, et ceux qui ne parviennent pas à la développer, tombent vite dans l’autoritarisme ou le laxisme. 

Un groupe classe est une entité faite d’individus ce qui n’est pas facile à gérer ; ce sont souvent une petite poignée d’élèves qui va perturber le groupe, cette minorité doit être dès le premier jour neutralisée. Sinon elle vous impose son rythme. Il est inutile de crier pour faire régner l’ordre dans une classe, mais instaurer des règles auxquelles on ne dérogera jamais est indispensable : plans de classe, règles de courtoisie entre élèves, organisation du travail des élèves, variété des modes d’apprentissage, éviter les cours magistraux interminables monologues, adapter sa pédagogie aux profils des élèves. Enseigner est un métier, comme médecin ou magistrat. Imaginerait-on des médecins ou des juges contractuels sans formation initiale autre qu’un bac + 3 ? Notre société le tolère pourtant pour les personnels contractuels mis devant leurs enfants ! 

Quant à l’indiscipline dans l’établissement, comme à l’échelle de la classe, c’est au responsable de l’école, du collège ou du lycée qu’il revient de maintenir l’ordre. Là aussi, le meilleur côtoie le pire, et lorsque vous enseignez dans un collège « pas tenu » ou tout se négocie dans le bureau du principal ou du CPE pour avoir la paix avec la minorité tyrannique, cela a inévitablement des conséquences sur votre gestion de classe. C’est une chaîne vertueuse ou vicieuse.  

A quel point le gouvernement, mais aussi une grande partie de la classe politique et des syndicats ne dressent pas le bon diagnostic de la situation de l'Éducation nationale ?

Eric Deschavanne : Il faudrait sans doute l’équivalent pour la politique éducative du dernier demi-siècle de ce qu’a été la récente enquête parlementaire sur la souveraineté énergétique de la France. Les politiques n’ont aucun diagnostic à faire valoir, c’est bien le problème. Plus exactement, leur diagnostic, quand ils s’expriment sur le sujet pour dire qu’il faut réformer l’Éducation nationale, se fonde sur l’un ou plusieurs de ces trois éléments : 1) les données statistiques qui alertent sur l’existence d’un problème ; mais les données statistiques ne suffisent pas à établir un diagnostic, on ne demande pas à un médecin de se borner à constater la fièvre ; 2) l’idéologie, qui permet d’avoir un diagnostic sans travailler la question : si ça va mal, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’égalité, de mixité sociale, ou pas assez d’autorité, ou pas assez d’autonomie des établissements ; il ne s’agit en réalité pas de diagnostics mais de slogans électoralistes ; 3) pour les plus sérieux, le diagnostic de l’administration fait autorité, et c’est là que le bât blesse. 

Je n’entends pas faire le procès de l’administration de l’éducation nationale. Je considère en effet que le système éducatif n’est pas si mal géré, compte tenu du fait que les difficultés proviennent pour l’essentiel, telle est du moins mon hypothèse, de l’extérieur du système, c’est-à-dire de la société elle-même. Néanmoins, c’est à mes yeux un fait avéré, l’éducation nationale n’est gouvernée ni par les syndicats ni par les politiques mais par l’administration, les hauts-fonctionnaires du MEN. S’il y a des errements de la politique éducative à dénoncer, c’est à l’administration qu’il faut en imputer la responsabilité. Les ministres sont éphémères et totalement dépendants de l’administration. C’est le point aveugle de tous les diagnostics, lesquels s’en remettent généralement à celui de l’administration et ne mettent par conséquent jamais en cause la gouvernance du système par celle-ci. Or cette gouvernance est affectée par des biais, idéologiques et/ou technocratiques. 

Le principal problème est à mes yeux la défiance mutuelle qui s’est installée entre l’administration et les professeurs. Les professeurs ont sans doute leur part de responsabilité mais la responsabilité principale incombe au gouvernant. « Le prof, voilà l’ennemi ! » : telle pourrait être la maxime de l’administration. La politique éducative, depuis un demi-siècle, pâtit à mes yeux de trois biais principaux, qui conduisent tous à déstabiliser le métier de professeur : 1) le sociologisme, qui conduit à concevoir des réformes, notamment dans le domaine de la pédagogie, concoctées dans les bureaux du MEN à partir d’une expertise « scientifique » qui met en cause les « mauvaises habitudes » des professeurs ; 2) l’obsession de ce que l’administration appelle par antiphrase « professionnalisation » du métier de professeur et qui désigne en fait le projet de dé-professionnaliser le métier lequel, paraît-il, ne constituerait plus essentiellement à transmettre le savoir au sein d’une salle de classe ; cela se traduit notamment par la mise en place d’instituts de formation et de nouvelles formules de concours (comme celle promue par la récente et calamiteuse réforme du CAPES) qui insupportent les futurs professeurs ; 3) la mise en cause systématique de l’autorité des professeurs, fragilisés par la position qui est la leur, celle d’une interface entre  le public (familles et médias) et l’administration, ce qui en fait de parfaits boucs émissaires. 

Cette défiance systématique à l’égard des professeurs est assurément l’une des causes de la crise des vocations, alors même que le recrutement de professeurs de qualité est la mission première de l’administration. Il n’y aurait rien à redire si l’administration pouvait se prévaloir d’une amélioration des résultats obtenus par le système. Ce n’est pourtant pas le cas, et, face à ce constat, puisque personne ne lui demande des comptes, elle réitère sans cesse le même diagnostic, aggravant le mal qu’elle contribue à générer : si les résultats ne s’améliorent pas, c’est en raison de la « résistance » que les professeurs opposent, par leurs mauvaises habitudes, à la réforme éclairée de leur métier que l’administration entend leur imposer.

Les recettes de la réussite éducative sont pourtant d’une simplicité biblique : une administration qui administre correctement, notamment en garantissant le recrutement de professeurs d’un excellent niveau cognitif ; des établissements où règne la discipline ; des professeurs compétents à qui l’administration confie la définition de la pédagogie. Les progrès du système éducatif, il y en a, je pense notamment à l’appropriation des outils numériques, résultent toujours de la convergence de vue entre l’administration et les professeurs, lesquels n’ont jamais intérêt à refuser les outils qui leur simplifient la vie et leur permettent d’améliorer leur pédagogie. 

Pap Ndiaye, le ministre de l’Education nationale, vient d’annoncer une hausse du salaire des enseignants, la plus forte depuis 33 ans. Cet effort, décrit comme “considérable”, permettra-t-il de répondre aux divers problèmes qui rongent aujourd’hui l’éducation nationale ? Ou est-ce là se voiler la face sur la réelle nature des enjeux ?

Eric Deschavanne : Non évidemment. Les conditions salariales représentent un facteur important mais, comme je l’ai souligné, il ne s’agit sans doute pas du facteur le plus déterminant dans l’explication de la crise des vocations. L’amélioration dans ce domaine est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisamment substantielle pour rendre le métier de professeur beaucoup plus attractif. D’autant que cette augmentation dissimule une nouvelle manigance de l’administration, laquelle entend promouvoir un nouveau « pacte », destiné, si j’ai bien compris, à monter une nouvelle usine à gaz visant à remédier à l’absentéisme des professeurs. On verra ce que cela donne, mais je suis pour ma part sceptique quant à la nature même de la méthode employée. 

Barbara Lefebvre : Evidemment que 100 à 200 euros d’augmentation inconditionnelle (le socle) constitue un effort financier important pour les finances publiques déjà mal en point. Mais comme le point d’indice a non seulement été décorrélé de l’inflation depuis 1983 mais qu’il est gelé depuis plus de dix ans, cette hausse de salaire largement méritée ne compensera ni l’inflation, ni ne rattrapera le retard dans la progression de nos rémunérations qui sont indécentes. Ce n’est certes pas le salaire qui attire un candidat au concours d’enseignement, mais cela peut largement participer à dissuader de vous engager dans la carrière ! Pour rappel, en 1980 un professeur débutant commençait à 2,3 fois le Smic, aujourd’hui on est à 1,2 fois le Smic. Qu’on vienne nous dire ensuite que nous sommes des privilégiés ! Le salaire moyen d’un professeur (bac + 5) est de 2596 euros nets primes incluses mais 70% sont entre 1600 et 1800 euros en début de carrière. 

Les enseignants méritent d’être mieux payés pour l’accomplissement de leurs missions disciplinaires, pas pour remplacer un collègue, faire l’accompagnement des devoirs, conduire des projets bien vus par la hiérarchie. C’est pourquoi tout le monde prédit l’échec du Pacte, refusé d’ailleurs par toutes les organisations syndicales lors des négociations rue de Grenelle. Sans doute que certains collègues en difficulté financière y souscriront pour espérer gagner un peu plus contre davantage d’heures de travail, mais nous doutons tous que ce « travailler plus pour gagner plus » soit pérenne. Il est à craindre que le recours de plus en plus fréquent aux contractuels ne soit, en fait, la solution du gouvernement pour faire des économies. L’idée de supprimer le concours du Capès n’est pas sans lien avec ses préoccupations de rigueur budgétaire : moins de profs sous statut, plus de contractuels, de « jobbers » … L’ubérisation de l’école est en marche.  

Depuis des années déjà, la France envisage sa politique en matière d’éducation nationale comme l’occasion de réduire les inégalités. Pourtant, malgré cet objectif, ces dernières persistent (à défaut de se creuser davantage, informent Les Echos), et le niveau général ne remonte pas. Serait-il temps de changer d’approche ?

Eric Deschavanne : Le problème principal est l’absence de questionnement relatif aux orientations suivies par l’administration de l’éducation nationale. On ne change pas une politique qui, depuis un demi-siècle, obtient un résultat inverse au but recherché. C’est tout de même étrange. L’égalitarisme est un des biais, idéologique pour le coup, dont pâtit l’éducation nationale (quelle que soit la couleur politique des ministres qui se succèdent) depuis un demi-siècle. Cela tient en grande partie au « sociologisme » évoqué précédemment, mais aussi aux modes idéologiques, auxquelles l’administration de l’éducation nationale n’est pas insensible. La critique de la « reproduction sociale » des inégalités était à tout le moins étayée sur la réalité des inégalités économiques et sociales. La mode aujourd’hui est au féminisme, à la lutte contre l’inégalité entre filles et garçons, qui fait fi de la réalité : Les orientations du MEN en faveur des filles en la matière sont en contradiction totale avec ses propres statistiques, qui montrent abondamment que les filles réussissent mieux que les garçons.

Barbara Lefebvre : L'école ne peut pas tout. C'est le système économique reposant sur le capitalisme financiarisé, l’hyper production et le consumérisme de masse qui est le ferment des inégalités qui se creusent à mesure que la mondialisation s’impose. Cela s’observe dans beaucoup d’autres pays occidentaux. L'école républicaine ne s'est pas donnée pour mission initiale de former de jeunes majeurs immédiatement employables à la sortie du lycée général et technologique ! Elle aspire à former des têtes bien faites et bien pleines, des individus émancipés armés d'un libre-arbitre pour résister aux facilités de la pensée binaire ou complotiste, des citoyens démocrates qui pensent par eux-mêmes. Ce n'est pas pour rien que notre système éducatif est l'un des rares où l'on enseigne la philosophie dans le cursus secondaire et qu’elle est l'objet d'un examen spécifique au baccalauréat. Bien sûr, la pensée libérale et le patronat voudraient que l'école produisent des actifs prêts à entrer sur le marché du travail, mais ce n'est pas notre modèle. Les inégalités sociales ne sont pas le résultat de la déroute organisée de notre école. Elles sont en revanche maintenues voire consolidées au fil de l’itinéraire scolaire de trop d’élèves. Et aucune des réformes entreprises depuis dix ans n’y a mis fin. 

Que faire ? On ne cesse de répéter, en vain, que seuls un haut niveau d’exigence en termes de contenus disciplinaires et une réelle mixité sociale sont susceptibles de casser les inégalités d'origine. La société néolibérale est une société fondée sur la ghettoïsation, tout en faisant semblant de la condamner : les élites entre elles, les classes moyennes entre elles, les pauvres entre eux. Elle fonctionne sur le cloisonnement des « clientèles ». Le modèle de l’école républicaine laïque c’était l’inverse exact de cette vision, c’était ce fameux « vivre ensemble » tant invoqué et célébré par ceux qui aujourd’hui ne veulent surtout pas le pratiquer, et comme notre ministre, préfèrent mettre leurs progénitures dans des écoles privées élitistes … Nos parents nés avant-guerre ou juste après l’ont connu, ce n’est donc pas une invention des réacpublicains ! L’ascenseur social marchait un peu mieux et pas seulement pendant les 30 glorieuses. Détruire l’école républicaine est un prérequis pour les défenseurs du système néolibéral, ils sont en train de réussir.    

Qu’est-ce qui pousse, selon vous, l'Éducation nationale dans l’ornière ? S’agit-il d’un problème politique, idéologique ? 

Eric Deschavanne : Sur la base de la critique que je viens de formuler, on pourrait déduire que les problèmes sont imputables à l’idéologie et à la technocratie de l’administration de l’éducation nationale. Je pense cependant que le problème est principalement politique : il n’y a pas, concernant l’éducation nationale, de diagnostic politique partagé. C’est un peu vrai sur tous les sujets, pourrait-on objecter. Certes. Mais c’est encore plus vrai s’agissant de l’éducation nationale. Je pense qu’on peut aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas de diagnostic du tout, ni d’effort pour en établir un. Ce qui tient bien entendu à la difficulté de l’entreprise. Il est beaucoup plus simple, pour les politiques, de ne pas se soucier du problème, d’autant que les maux du système éducatif n’ont pas de débouchés immédiats dans l’actualité. Quelques slogans idéologiques font l’affaire quand on est dans l’opposition. Et, quand on parvient au pouvoir, on laisse les clés à l’administration. Voilà le problème.

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