L’assassinat politique en France : l’attentat du Petit Clamart contre le général de Gaulle<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Le président Charles de Gaulle s'exprime le 18 Octobre 1962 depuis l'Elysée durant une conférence de presse.
Le président Charles de Gaulle s'exprime le 18 Octobre 1962 depuis l'Elysée durant une conférence de presse.
©AFP

Bonnes feuilles

Colette Beaune et Nicolas Perruchot publient « L’assassinat politique en France » aux éditions Passés / Composés. Répandre le sang sacré des rois est crime de lèse-majesté divine et humaine, et la France fut renommée pour ne pas tuer ses monarques jusqu'à la fin du XVIème siècle. Tout assassinat d'un dirigeant politique est une protestation contre l'ordre du monde, tout assassin espérant le changer. Le but de la violence devient alors le rétablissement d'un espace de paix et d'une société plus juste. Extrait 1/2.

Nicolas Perruchot

Nicolas Perruchot

Nicolas Perruchot est un ancien membre de l'UMP et ancien député et maire de Blois (2001-2008). Il a aussi la fonction de président du Conseil départemental de Loir-et-Cher. Nicolas Perruchot a dirigé une commission d'enquête parlementaire sur le financement des syndicats. Son rapport, pour la première fois dans l'histoire de la Ve république, n'a pas été publié.

Voir la bio »
Colette Beaune

Colette Beaune

Professeur émérite d’histoire médiévale à l’université Paris Ouest-Nanterre, médiéviste mondialement reconnue, traduite aux États-Unis, au Brésil et au Japon, Colette Beaune est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, dont Naissance de la nation France et une biographie de Jeanne d’Arc. Pour l’ensemble de son œuvre, elle a reçu en 2012 le Grand Prix d’histoire de l’Académie française (Grand Prix Gobert).

Voir la bio »

Fondateur d’une nouvelle république taillée sur mesure pour qu’il puisse ensuite en endosser le costume de président, puis se drapant rapidement dans la toge du « souverain républicain » dont il va devenir l’un des plus symboliques archétypes, le général Charles de Gaulle apparaît à l’acmé de sa vie politique au moment où s’ouvrent les années 1960. Aux yeux des Français, quelles que puissent être leurs sensibilités, jamais dans l’histoire des cinq républiques que connut le pays un chef de l’État n’aura autant incarné le pouvoir qu’il exerce.

À travers l’attentat dont le général de Gaulle va réchapper en 1962 se trouvent équitablement ciblées sa personne et sa politique, dans la droite ligne des deux corps du roi : le profane et le sacré. Fin tacticien, le chef de l’État parviendra à convaincre l’opinion publique – après s’en être lui-même convaincu – que c’est le régime qu’il a instauré qui se trouvait directement visé par cette embuscade qui lui fut tendue au Petit-Clamart.

(…)

Alors qu’il séjourne depuis deux semaines à la Boisserie, goûtant au plaisir de congés estivaux partagés en famille, le général de Gaulle doit regagner Paris ce 22  août 1962. Le temps d’une journée seulement afin de présider le Conseil des ministres de la rentrée. Son épouse, Yvonne, décide de l’accompagner, tandis que le Général propose à son gendre, le général Alain de Boissieu, de lui servir d’aide de camp. Au matin du 22 août, après avoir rejoint en voiture la base aérienne de Saint-Dizier, à une soixantaine de kilomètres au nord de Colombey-les-Deux-Églises, le couple présidentiel prend place à bord d’un avion qui atterrit moins d’une heure plus tard à Villacoublay, dans la proche banlieue parisienne. Le cortège présidentiel gagne alors le palais de l’Élysée en traversant la localité du Petit-Clamart, avant d’entrer dans la capitale par la porte de Châtillon et d’emprunter l’avenue du Maine. Au cours du Conseil des ministres qui se déroule l’après-midi, Roger Frey fait état de renseignements concordants tendant à confirmer que de nouveaux préparatifs d’attentat contre le général de Gaulle sont à l’étude, voire en cours d’élaboration, dans les rangs de l’OAS. Rien de très surprenant pour le Général, qui se contente de réclamer un renforcement des moyens de police et une stricte réglementation du port d’armes. Malgré cette information, aucune disposition nouvelle ne sera prise pour son retour à Colombey-les-Deux-Églises prévu le soir même.

Il est environ 19 h 30 lorsque la DS Citroën noire immatriculée 19543 HU 75 vient stationnée devant le perron du palais de l’Élysée. À l’avant du véhicule, le général de Boissieu occupe la place contiguë à celle du chauffeur Francis Marroux. Puis, dans les minutes qui suivent, s’installent sur la banquette arrière le général de Gaulle, assis derrière le chauffeur, et son épouse à sa droite. Les portières se referment, la voiture démarre. Elle est suivie d’une autre DS de même couleur conduite par le brigadier de police René Casselin, et à bord de laquelle ont pris place le commissaire de police Henri Puissant, l’un des gardes du corps du Général, Henri Djouder, et le médecin militaire Jean-Denis Degos. Deux motards de gendarmerie assurent l’escorte en fermant le cortège. Dans environ deux heures et demie, le couple présidentiel devrait arriver à la Boisserie. Avant le départ, Alain de Boissieu et l’aide de camp du président de la République, Gaston de Bonneval, se sont brièvement concertés afin de déterminer l’itinéraire le plus approprié pour rallier la base aérienne de Villacoublay. Pour des raisons de sécurité, le parcours n’est jamais fixé longtemps à l’avance et, de surcroît, il convient de veiller à en changer souvent, y compris sur de courtes distances. Alain de Boissieu a alors suggéré de rejoindre Villacoublay par Meudon, mais Gaston de Bonneval argue que des encombrements sont à prévoir sur la route à cette heure de la journée. Les deux hommes décident donc que le convoi présidentiel empruntera le même itinéraire que celui du matin. Après avoir franchi la Seine et être sortis de la capitale, le général de Gaulle et son escorte s’engagent sur la route nationale 306. La nuit commence à descendre sur la région parisienne, accompagnée de quelques gouttes de pluie. Si la visibilité s’en trouve réduite, cela n’empêche cependant pas les véhicules de rouler à une vitesse légèrement supérieure à celle préconisée au moment où ils entrent dans la commune du Petit-Clamart par l’avenue de la Libération. Il est approximativement 20 h 10 lorsqu’ils arrivent à hauteur du carrefour de la rue Charles-Debry et de la rue du Bois, 300 mètres avant le rond-point du Petit-Clamart. Une fois ce rond-point franchi, la base aérienne de Villacoublay ne se trouve plus qu’à quelques minutes de route.

C’est à ce moment précis que des coups de feu retentissent dans cette douce soirée d’été. Des tirs de pistolets-mitrailleurs provenant des portes arrière d’une estafette Renault stationnée sur le trottoir de droite, moins de 30 mètres devant le véhicule présidentiel. Francis Marroux et Alain de Boissieu comprennent instantanément que ces coups de feu sont destinés à leur véhicule et qu’il s’agit d’un attentat contre le président de la République. Déjà, la carrosserie reçoit les premiers impacts. La sagacité des deux hommes va leur permettre de ne pas être saisis par l’effet de surprise et d’avoir aussitôt les bons réflexes pour échapper à cette fusillade. Francis Marroux déporte brusquement le véhicule sur le milieu de la chaussée, de façon à s’éloigner de l’estafette des terroristes et échapper ainsi aux balles de leurs pistolets-mitrailleurs. Tout en manœuvrant ainsi, il appuie sur la pédale de l’accélérateur, de la même façon qu’il avait agi moins d’un an plus tôt lorsqu’il fut confronté à l’explosion de Pont-sur-Seine. En réalisant cette embardée, il manque de peu de percuter une Panhard qui arrive en sens inverse. Le conducteur du véhicule braque à son tour légèrement son volant pour éviter in extremis la collision. À la même seconde, une deuxième rafale de coups de feu éclate en direction de la DS présidentielle. Elle ne provient pas de l’estafette, mais du côté opposé. Depuis la rue de gauche, une Citroën ID surgit en trombe sur la route nationale. Ses vitres droite sont baissées et, derrière les portières, apparaissent distinctement deux tireurs, pistolet-mitrailleur en main. Francis Marroux et Alain de Boissieu perçoivent, à ce moment, que c’est un véritable guet-apens qui est tendu au général de Gaulle. Si le premier tente de se concentrer autant que possible sur la route, tenant fermement le volant et continuant de faire prendre de la vitesse au véhicule, le gendre du Général, pour sa part, jette, le temps d’une fraction de seconde, son regard sur ces tireurs qui ne sont qu’à quelques mètres de leur cible, et surtout sur leurs armes braquées en direction de la DS présidentielle. La mort est là… toute proche. Alain de Boissieu se retourne alors vers le général de Gaulle pour l’adjurer de toutes ses forces : « Mon père, baissez-vous ! » Le président de la République obtempère, imité dans la foulée par son épouse. Il vient à peine de se baisser que la glace latérale arrière gauche vole en éclats. Le véhicule conduit par les terroristes ne barre pas la route de la DS, soit parce que son démarrage est intervenu deux ou trois secondes trop tard, soit en raison d’une sous-estimation de la vitesse du convoi présidentiel. Le conducteur de l’ID se contente d’emboîter le pas au cortège et parvient, un très bref instant, à s’intercaler entre les deux voitures officielles. Le tireur, assis à l’avant droit, vide alors son chargeur sur la DS à bord de laquelle se trouve le général de Gaulle, visant aussi bien les pneus que le pare-brise arrière. Seuls quelques mètres séparent le véhicule conduit par Francis Marroux de celui de ses poursuivants. En entendant les balles fuser, le chef de l’État, toujours baissé sur la banquette arrière de son véhicule, a peut-être vu sa vie défiler de façon kaléidoscopique ? Chronologiquement ou sans ordre apparent, les épisodes majeurs ou les détails les plus infimes d’une existence se sont-ils ainsi retrouvés condensés ? La mort, le général de Gaulle l’a déjà côtoyée de si près en de multiples occasions. Il y a près d’un demi-siècle lorsqu’il était sur le champ de bataille durant la Première Guerre mondiale. Plusieurs fois blessé et fait prisonnier par les Allemands, le destin n’a pas voulu qu’il tombe héroïquement au champ d’honneur. Trente ans plus tard, le 26 août 1944, alors que Paris venait d’être libéré du joug de l’oppresseur nazi, Charles de Gaulle descendait triomphalement les Champs-Élysées avant de se rendre à la cathédrale Notre-Dame. Soudain, une rafale de mitraillette déchira l’air. Des tireurs isolés tentèrent de provoquer la panique dans la foule en liesse. Par sa haute stature et le triomphe qu’il récoltait sur son passage, sans conteste, le général-libérateur constituait une cible de choix. Tandis que plusieurs personnes se jetaient au sol, Charles de Gaulle, lui, resta debout et impassible, attendant la fin de la fusillade avant de pénétrer dans la cathédrale à grandes enjambées. Enfin, dix-sept ans s’écouleront encore avant que n’intervienne l’attentat manqué de Pont-sur-Seine. À chaque fois, la Providence a veillé sur Charles de Gaulle, éloignant la mort de son passage. Est-ce donc dans cette localité du Petit-Clamart, aux portes de Paris, que la vie riche et intense d’un des plus grands hommes du XXe siècle pourrait brutalement s’interrompre ? Est-ce ce jour, le 22  août 1962, que Charles de Gaulle, recroquevillé sur la banquette arrière de son véhicule, périra assassiné par des fanatiques ? Il n’en sera rien. Courbé sur son volant, Francis Marroux a réussi à faire prendre plus de vitesse encore au véhicule qu’il conduit, malgré deux pneus crevés et un macadam mouillé. Perdant du terrain, l’ID se fait dépasser par la deuxième DS, puis par les motards d’escorte. Les tirs ont cessé, notamment en raison d’une arme qui s’est enrayée. La voiture des terroristes abandonne la course-poursuite et quitte la route nationale en s’engageant dans une rue adjacente. C’est à près de 100 kilomètres/heure que Francis Marroux franchit le rond-point du Petit-Clamart. La DS sent le caoutchouc brûlé et tangue dangereusement. Se redressant sur son fauteuil, Alain de Boissieu interroge son voisin : « Est-ce que vous pensez pouvoir aller jusquà Villacoublay ? » « Oui, mon colonel, si la boîte ne lâche pas », répond Marroux. Sur la banquette arrière, recouverts d’éclats de verre, Charles et Yvonne de Gaulle se sont dépliés pour reprendre une attitude normale. Le danger paraît s’être éloigné. C’est bel et bien le pire qui vient d’être évité. L’opération semble avoir été minutieusement préparée et l’acharnement dont ont fait montre les assaillants ne laisse pas le moindre doute sur leurs intentions.

Seules une poignée de minutes séparent la fin de l’attentat de l’arrivée du cortège présidentiel à l’aérodrome. Il tarde au général de Boissieu de pouvoir examiner ses beaux-parents afin de s’assurer que ni l’un ni l’autre n’ont été blessés dans le dos, les reins ou dans les jambes. Le véhicule stationne à quelques mètres seulement de l’avion du Groupe de liaisons aériennes ministérielles. Charles et Yvonne de Gaulle descendent presque aussi naturellement que d’habitude de cette DS criblée de balles. Sous prétexte de lui ôter des éclats de verre, Alain de Boissieu parcourt de sa main le corps du général de Gaulle. Aucune balle n’a touché le président de la République. Tout au plus, en s’époussetant, s’est-il légèrement blessé au doigt et, sans s’apercevoir de la chose, a laissé une petite tache de sang sur le col de sa chemise.

Comme de coutume, le piquet d’honneur de l’armée de l’air est en position sur le tarmac. Les soldats qui le constituent ont entendu le bruit des rafales des pistolets-mitrailleurs. Peut-être dans l’optique de banaliser l’événement qui vient de se produire et de prouver à toutes les personnes présentes qu’il sort parfaitement indemne de cet attentat, le président décide de passer en revue le piquet d’honneur. Sa démarche, bien évidemment, est soigneusement observée. Le médecin militaire Degos, qui voyageait dans la voiture de sécurité qui suivait celle du chef de l’État, jette son regard de praticien sur la personne du général de Gaulle. Il ne distingue aucune faiblesse dans ses enjambées pas plus que dans le mouvement de ses bras ni la moindre pâleur du visage. Il n’y a donc rien à signaler. Cette image rassurante d’un président de la République en pleine possession de ses moyens tranche pour le moins radicalement avec l’état dans lequel se trouve la DS présidentielle. Les soldats présents sont pétrifiés d’étonnement à la vue de ce véhicule troué de balles et aux glaces pulvérisées. Plus interloqué que les autres, l’un d’eux en vient même à faire tomber son arme par terre.

Avant de s’engager sur la passerelle de l’avion, le Général s’accorde quelques secondes pour considérer la carrosserie et l’intérieur de sa voiture. Deux pneus sont crevés. Une balle a terminé sa course à 11  centimètres au-dessus du dossier de la banquette arrière. Une autre a traversé le coffre et s’est fichée dans la partie gauche de cette même banquette. Une troisième a été stoppée par le montant situé entre les portières avant et arrière. Un projectile a également traversé le volet du bouchon d’essence et pénétré dans le coffre, tandis qu’un autre a troué par l’arrière le siège dans lequel était assis le général de Boissieu. Il s’en est fallu de quelques centimètres que chacune de ces balles atteigne le général de Gaulle. « Au calcul des probabilités, il n’y avait pas une chance sur un million qu’aucun des quatre passagers du véhicule n’ait subi la moindre éraflure à travers cette giclée de balles tirées de trois foyers différents », témoignera le gendre du président. Ce n’est qu’en cet instant que Charles de Gaulle mesure qu’il vient d’échapper de très près à la mort. La voiture d’escorte, quant à elle, a reçu quatre impacts. Une balle a aussi touché l’arrière droit de la Triumph d’un des deux motards d’escorte. Le second motard, pour sa part, constate avec effroi qu’il est légèrement blessé, une balle ayant touché son casque. Après s’être enquis de la santé de ses compagnons en demandant si personne n’a rien eu, le général de Gaulle se contente de brocarder ceux qui ont voulu l’abattre par ces deux mots  : « Quels maladroits ! » Mais, aussitôt, il est bien obligé d’admettre que la chance a particulièrement été de son côté et lâche alors : « Cette fois, c’était tangent ! » Une formule concise, forcément improvisée, qui permet à la fois au général de Gaulle de ne pas sous-estimer la gravité de l’acte qui vient de se produire, sans pour autant conférer une trop grande place à l’inquiétude. À ses côtés, Yvonne de Gaulle reprend également instantanément son rôle habituel, non seulement celui d’épouse du Général, mais également celui de maîtresse de maison dont la première préoccupation sera de demander à son gendre : « N’oubliez pas les poulets ! J’espère qu’ils n’ont rien eu. » Des mots entendus par les motards d’escorte qui, tout en étant surpris par le langage familier d’Yvonne de Gaulle, apprécient que la première dame de France se soucie de leur état. Ils comprendront aussitôt leur méprise lorsque seront retirés du coffre de la DS des poulets empaquetés commandés à Paris et destinés au déjeuner du lendemain auquel est invité le Premier ministre, Georges Pompidou. Quiproquo caustique qui permet, à l’issue d’un événement d’une gravité extrême, de revenir à des considérations quotidiennes. Durant les secondes au cours desquelles l’attentat a eu lieu et alors que tout pouvait basculer, Yvonne de Gaulle n’a pas semblé se laisser gagner par la crainte. Elle a conservé un calme olympien. Ni cri, ni tremblement, ni pleurs. Rien, sur le visage de la première dame, pourtant moins habituée au bruit des balles, ne laisse entrevoir le moindre signe de frayeur, comme si la seule présence de son mari à ses côtés dans ces moments de turbulence et d’incertitude suffisait à la rassurer. Depuis plus de quarante ans qu’elle a lié son destin à celui de Charles de Gaulle, elle n’a eu de cesse de se montrer à la hauteur de son époux, d’aligner son caractère sur le sien, de rester maîtresse absolue de son attitude. Ce 22 août 1962, elle a prouvé, une fois encore, qu’elle était digne d’être Mme de Gaulle. C’est pourquoi elle n’eut pas besoin, lorsque la voiture arriva à Villacoublay, de retrouver ses esprits égarés. Elle les avait conservés. Face à ce qu’ils viennent de traverser, Charles et Yvonne de Gaulle admirent réciproquement leur stoïcisme respectif. Lorsqu’ils se retrouvent à bord de l’avion, c’est le Général qui rompt le silence en glissant à l’oreille de son épouse : « Vous êtes brave, Yvonne. » Ce compliment résonne comme un adoubement pour cette dernière. La bravoure dont elle a fait montre sous l’épreuve du feu lui vaut cette reconnaissance. Plus qu’une déclaration d’amour, c’est comme un sacre. Yvonne de Gaulle n’y est pas indifférente, comme en atteste la lettre qu’elle rédigera à l’attention d’une de ses nièces, cinq jours après l’attentat :

Cela a été miraculeux que personne n’ait été atteint. Ce sale journal vichyste L’Aurore a eu le toupet d’écrire, le lendemain : « Le général réconfortait Mme  de Gaulle, très affectée. » Or, comme la première fois, j’ai conservé tout mon calme, et ton oncle m’a dit dans l’avion : « Vous êtes brave. »

Durant ce vol en direction de Saint-Dizier, le président de la République n’en oublie pas pour autant son gendre auquel il rend hommage pour sa clairvoyance et sa réactivité, deux des plus grandes qualités qui prévalent chez un militaire. En lui donnant l’accolade, il lui déclare : « Dans les grandes occasions, vous avez la voix du commandement, c’est bien. Merci, cher Alain. » Pour éviter que sa famille restée à Colombey-les-Deux-Églises n’apprenne la chose par la radio et ne s’inquiète inutilement, le Général demande à son gendre de lui faire parvenir un message afin de la tranquilliser, ne manquant pas d’ajouter qu’il faudra y employer le mot « embuscade » plutôt que celui d’« attentat ». De son côté, informé par le ministre de l’Intérieur Roger Frey, Georges Pompidou s’empresse à son tour de contacter la Boisserie pour rassurer les enfants du couple de Gaulle. Il prie Élisabeth de Boissieu, qui décroche le combiné, de bien vouloir demander à son mari de lui téléphoner dès qu’il aura regagné Colombey-les-Deux-Églises. Enfin, le Premier ministre prend l’attache de la base aérienne de Saint-Dizier afin de donner instruction aux services de la gendarmerie que le véhicule qui devra d’ici quelques minutes reconduire le chef de l’État et son épouse dans leur demeure n’emprunte pas, entre Saint-Dizier et Colombey-les-Deux-Églises, l’itinéraire habituel. Un dispositif de sécurité draconien est ainsi mis en place en un temps record. Les gendarmes sont conscients de la pression qui pèse sur eux. Ce trajet s’effectuera sans encombre pour le convoi présidentiel et, aux alentours de 21 h 45, les grilles de la Boisserie se referment derrière les miraculés. Comme convenu, dans les minutes qui suivent son arrivée, Alain de Boissieu téléphone au Premier ministre pour lui décrire précisément l’attentat auquel le président de la République a réchappé, avant de lui confirmer qu’il reste toujours attendu, tel que prévu, à Colombey-les-Deux-Églises le lendemain pour le déjeuner. Le gendre du Général s’apprête à mettre un terme à l’entretien avec Georges Pompidou lorsqu’il voit son beau-père s’approcher. Celui-ci saisit alors le combiné et se contente de dire à son Premier ministre : « Alors, cher ami, ils ont tiré comme des cochons. » Charles de Gaulle et sa famille passent ensuite à table pour partager un dîner frugal. Entre deux cuillerées de soupe, le chef de l’État maugréera encore : « Foutus tireurs ! »

Durant cette soirée du 22  août, les services de police font diligence. Si 14  impacts de balles sont recensés sur la voiture présidentielle, ce sont 187 douilles qui vont être retrouvées sur le sol de l’avenue de la Libération. Plusieurs magasins ont été criblés, dont le café Trianon lui-même atteint par une vingtaine de projectiles et qui, par une chance extraordinaire, se trouvait fermé ce soir-là. La résolution des terroristes ne laisse plus le moindre doute. Quant au conducteur de la Panhard que faillit percuter Francis Marroux au moment de la fusillade, il a été conduit à l’hôpital pour être pansé. Une balle a traversé le pare-brise de son véhicule et l’a légèrement blessé à la main droite. À ses côtés se trouvaient sa femme et leurs trois enfants. L’attentat aurait pu aussi leur coûter la vie. La presse se trouve déjà au Petit-Clamart au moment où les forces de police réalisent leurs premières investigations. Les radios commencent à annoncer sur leurs ondes la nouvelle dans le courant de la soirée. Les Français sont alors saisis d’effroi. Non seulement parce que le général de Gaulle leur apparaît comme un personnage indestructible, tel un phénix, et, d’autre part, parce que par le biais de cet attentat manqué, c’est le fléau du terrorisme qui continue d’inquiéter l’opinion publique.

Lorsque le soleil se lève sur cette journée du 23 août 1962, rares sont les Français à ignorer que, la veille au soir, leur pays a failli perdre son président. Face à un événement d’une telle gravité, mais à l’heureux dénouement, l’opinion est désireuse de savoir ce qui a permis au général de Gaulle de passer miraculeusement au travers des tirs qui lui étaient destinés. Les spéculations ne manquent pas et la presse s’en donne à cœur joie. Qui a réellement sauvé la vie du général de Gaulle ce soir du 22 août ? La chance qui semble veiller sur lui depuis sa naissance ? Le sang-froid absolument exemplaire du chauffeur Francis Marroux, ancien résistant et gendarme de profession, et son coup d’accélérateur salvateur ? La clairvoyance d’Alain de Boissieu, qui a eu le réflexe de prier instamment son beau-père de se courber ? Une certaine forme d’amateurisme de la part des terroristes, malgré leur indéniable détermination ? La révolutionnaire suspension hydropneumatique de la DS 19 Citroën qui permit au véhicule de continuer de rouler sur plusieurs kilomètres sans coup férir malgré deux pneus crevés ? Sans conteste, la DS  19 a acquis ses lettres de noblesse en ce jour d’août  1962. Si, depuis sa commercialisation sept années auparavant, elle a été adoptée par les cadres supérieurs et les notables puis par les stars et les élus de la République, elle va désormais devenir l’un des éléments primordiaux de la mythologie de Gaulle. La preuve en est apportée ce 23 août au quai des Orfèvres, le siège de la préfecture de Police de Paris, où tous les services sont mobilisés afin d’identifier rapidement les auteurs de l’embuscade tendue au chef de l’État. C’est justement dans cet impressionnant bâtiment situé sur l’île de la Cité que la voiture présidentielle est méticuleusement examinée par les spécialistes de la balistique. Posée sur une remorque, la DS, telle une vedette, fait son arrivée devant les caméras et sous les flashs des photographes. Avec ses impacts de balles clairement visibles sur la carrosserie, elle apparaît comme la principale victime de l’attentat, celle qui a reçu les projectiles normalement destinés à son illustre passager. Esquintée, elle a vaillamment résisté pour mener son trajet jusqu’à son terme.

En dehors du quai des Orfèvres, c’est naturellement à Colombey-les-Deux-Églises que se porte l’attention médiatique. Dès le matin du 23  août, si le nombre de gardes mobiles en faction est étrangement demeuré inchangé par rapport au dispositif habituel, soit 80  personnes, c’est en revanche une véritable meute de journalistes qui a envahi les rues du village. Armés de leurs téléobjectifs, ils font le siège de la Boisserie afin de pouvoir apercevoir la silhouette du président de la République. Certains doutent que le Général soit sorti totalement indemne de cet attentat d’une rare violence. Une éventualité confortée par l’arrivée en hélicoptère de Georges Pompidou et de son épouse à Colombey-les-Deux-Églises. Le Premier ministre a-t-il fait le déplacement afin de s’enquérir de l’état de santé du général de Gaulle ? Alain de Boissieu va alors au-devant du couple Pompidou afin de l’attendre à l’héliport et le conduire ensuite en voiture jusqu’à la Boisserie. Durant ce très court trajet, Georges Pompidou interroge le gendre du général  : « Alain, j’ai été voir la voiture hier. C’est incroyable tous ces impacts. Mais où étiez-vous donc pour vous en être tous sortis indemnes ? » Comprenant la stupéfaction de son interlocuteur, le général de Boissieu explique alors : « On n’est pas resté comme des “I” jusqu’au bout. J’ai réussi à les faire coucher sur la banquette, et moi aussi. » « Quand même, vous l’avez échappé belle ! », réplique Georges Pompidou au moment où le véhicule s’engage dans la cour de la propriété. Du déjeuner et de la discussion qui s’ensuivit entre le président de la République et son Premier ministre, rien ne sortira de la Boisserie.

Extrait du livre de Colette Beaune et Nicolas Perruchot, « L’assassinat politique en France », publié aux éditions Passés / Composés

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !