L’Américaine Fiona Scott Morton renonce à son poste, les reproches que l’on peut faire à la Commission européenne demeurent (et on ne parle pas que de souveraineté…)<!-- --> | Atlantico.fr
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Ursula von der Leyen, Margrethe Vestager et Thierry Breton lors d'une réunion au siège de l'UE à Bruxelles, en mai 2022.
Ursula von der Leyen, Margrethe Vestager et Thierry Breton lors d'une réunion au siège de l'UE à Bruxelles, en mai 2022.
©JOHN THYS / AFP

UE

Si l’indifférence apparente d’Ursula von der Leyen à l’autonomie stratégique européenne a été largement soulignée, deux autres problèmes bien plus pernicieux méritent d’être mis en lumière.

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : L'Américaine Fiona Scott Morton a renoncé mercredi matin à devenir économiste en chef à la Commission européenne. Dans son communiqué, la commissaire en charge de la Concurrence, Margrethe Vestager, a dit regretter cette décision. Comment interpréter l’absence de discernement du début à la fin de cette séquence de la part de la commissaire ? (une gifle pour le tandem Vestager / Von der Leyen ?) A quel point la Commission entretient une vision apolitique de toutes les questions qui se posent à elle ?

Frédéric Mas : La première réaction de madame Vestager a été de balayer les remarques des parlementaires d’un revers de la main, puis, interrogée en commission, de minimiser les problèmes essentiels posés par la candidature de madame Morton. Dans les deux cas, l’attitude de la commissaire dénote un aveuglement propre à la gouvernance bureaucratique européenne.

Non seulement la commission n’a de compte à rendre à personne, mais elle peut en fonction de l’opportunité déroger aux règles ordinaires du droit européen et de la pratique politique parce qu’elle incarne parfaitement l’idéal démocratique porté par les institutions européennes.

Dans un essai publié en 2006, Pierre Manent caractérisait l’expérience démocratique européenne comme une « agence humaine centrale » détachée de tout territoire ou peuple particulier, un kratos (gouvernement) sans demos (peuple) : « Ce qui détient le kratos désormais, c’est l’Idée de la démocratie. L’empire européen a ceci de commun avec l’empire américain qu’il est aimanté par la perspective d’un monde où aucune différence collective ne sera plus significative. » Elle est une gouvernance protectrice de droits, une agence universelle qui a vocation à administrer l’Humanité. Et qui dit Humanité dit effacement des frontières, des loyautés nationales, comme des partitions, des conflits et des intérêts qui peuvent en découler.

Tout ce qui peut s’attacher aux formes politiques traditionnelles sont perçues par la bureaucratie européenne comme autant de reliques barbares, à la fois incompréhensibles et destinées à s’effacer au plus haut niveau par la pure administration des biens et des droits divers et variés. La démocratie entendue au sens de l’UE est une sorte de mission salvatrice qui demande l’obéissance de ses administrés, et ne supporte pas d’être remis en cause par le commun des mortels, ou plus prosaïquement par les élus ou les citoyens. Si l’« Idéal » de la démocratie s’est objectivé en vous, on ne voit pas bien ce que peuvent vous apporter des individus aux consciences inférieures, encore engluées dans les eaux saumâtres du « nationalisme » et de la « politique politicienne ».

Cette conception idéaliste de la démocratie découplée des peuples et des nations est impolitique, parce qu’elle se construit sur le dépassement réel ou supposé des unités politiques qui raisonnent en termes de passions et d’intérêts collectifs. Si les règles institutionnelles se réduisent à de la pure gestion, s’interroger sur la nationalité d’un membre de la commission comme de ses éventuelles loyautés au-delà de l’UE devient proprement incompréhensible pour la classe bureaucratique européenne qui se perçoit elle-même comme au-dessus de ces contingences.

Ajoutons à cela que du point de vue de l’idéalisme démocratique européen, la nationalité est secondaire, et aucune divergence d’intérêts n’existent entre démocraties. Les intérêts de la démocratie américaine sont les semblables aux nôtres parce qu’ils sont également démocratiques. L’exigence morale commune arrase toutes différences culturelles nationales singulières, et s’y opposer, c’est faire preuve de chauvinisme ou d’anti-américanisme (forcément primaire).

Le député européen François-Xavier Bellamy a salué cette décision. « Notre réaction rapide a été efficace : la Commission européenne annonce que Fiona Scott Morton n’entrera pas à la DG Concurrence. Mais comme je l’écrivais hier, ce n’est qu’une première étape ; il faut maintenant faire la lumière sur le processus qui a conduit à ce recrutement », a-t-il alerté. L’UE est-elle juste aveugle et naïve ou peut-on raisonnablement penser qu’il y a autre chose de plus trouble ?

Il est difficile d’en juger en l’état, étant donné la grande opacité dans laquelle la décision a été prise et les réticences de madame Vestager à communiquer sur la question.

Nous pouvons simplement nous interroger sur les libertés prises par la commissaire avec les règles de sécurité entourant un poste aussi important au sein des institutions européennes, et rappeler que les technocrates parce qu’ils sont des individus comme les autres, répondent aux mêmes incitations que les citoyens ordinaires. Les passions et les intérêts colorent les choix individuels autant que les compétences techniques, et la demande de contrôle et de transparence de la part des autres organes de l’UE répond à des impératifs démocratiques, cette fois-ci plus traditionnels, ceux de checks and balances.

Plutôt que de sanctuariser la commission et de refuser par principe tout examen politique de ses décisions, il semble raisonnable de repenser sa responsabilisation, qui comme l’a rappelé Francis Fukuyama dans son essai sur les origines de l’ordre politique, est l’un des piliers essentiels d’une démocratie correctement réglée.

Cette affaire est un nouveau caillou dans la chaussure des instances européennes après l'ouverture d’une enquête par le Parquet européen sur les contrats signés avec Pfizer sur l'achat de vaccins par l'UE, ou encore après la révélation de l’infiltration par le Qatar et le Maroc du Parlement européen. Y a-t-il plus de corruption que l’on imagine au niveau européen ?

L’empire européen, pour reprendre l’expression de Pierre Manent, cumule à la fois une grande complexité quant à son fonctionnement et s’est construit sur l’ignorance, pour ne pas dire l’oubli, des peuples et des nations sur lesquels il prend appui concrètement.

L’union européenne a l’apparence d’une démocratie représentative, avec ses organes judiciaire, exécutif et législatif, mais la question se complique rapidement quand il s’agit d’en décrire le fonctionnement réel, la répartition des compétences et le siège effectif de la souveraineté entendu au sens de lieu de décision suprême. Cette complexité, qui n’a cessé de s’amplifier au fur et à mesure de la Constitution européenne, a créé un véritable voile d’opacité qui protège les gouvernants du contrôle des gouvernés. C’est d’ailleurs de là que naît le sentiment de dépossession communs aux différents populismes, qui prospèrent sur le dirigisme européen sans freins.

A partir du moment où l’UE apparaît comme un organisme totalement inintelligible pour le commun des gouvernés, la probabilité de corruption augmente : pas de contrôle, l’absence de transparence et l’endogamie bureaucratique est un terreau prospère pour ces pratiques.

« Si nous n'avons aucun chercheur (européen) de ce niveau pour être recruté par la Commission, ça veut dire que nous avons un très grand problème avec tous les systèmes académiques européens », a déclaré Emmanuel Macron hier. Par ailleurs, il a souligné l'absence de « réciprocité » de la part des États-Unis et de la Chine pour nommer des Européens qui seraient « au cœur de (leurs) décisions ». Peut-on dire après cet épisode que l’Union européenne se met volontairement en position de faiblesse en renonçant à se protéger davantage des ingérences étrangères ?

Cette séquence est effectivement inquiétante du point de vue géopolitique : incapable de distinguer clairement entre ce qui constitue ses intérêts et ceux de ses concurrents, la gouvernance européenne dévoile une fois de plus sa faiblesse devant les groupes d’intérêts constitués, qu’ils soient industriels ou nationaux. L’idéologie technocratique postpolitique agit ici comme un masque qui l’empêche de reconnaître la nature conflictuelle d’un monde dans lequel les grandes puissances utilisent le véhicule économique et réglementaire pour avancer ses pions.

Notons toutefois que les nations européennes n’ont pas dit leur dernier mot, et que la machine technocratique s’est enrayée sous pression des différents pays, en particulier la France et l’Espagne, qui se sont mobilisés pour sortir la commission de son sommeil dogmatique. Concrètement les Etats nationaux demeurent un mécanisme de fait contrebalançant l’utopisme de Bruxelles, et qui, à l’avenir pourra également servir d’instrument à sa moralisation.

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