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"James Brown mettait des bigoudis" : un délicat numéro d’équilibriste
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De : Yasmina Reza Durée : 1h45 Mise en scène : Yasmina Reza

Jean Ruhlmann pour Culture-Tops

Jean Ruhlmann pour Culture-Tops

Jean Ruhlmann d’abord professeur d’histoire en collège, est actuellement enseignant-chercheur en histoire contemporaine à l’université de Lille – Charles de Gaulle. Le théâtre est une passion qui remonte à sa découverte du Festival d’Avignon ; il s’intéresse également aux séries télévisées. Il est, avec Charles Edouard Aubry, co-animateur de la rubrique théâtre et membre du Comité Editorial de Culture-Tops.

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THÈME

Le jeune Jacob Hubner est fasciné par Céline Dion depuis l’âge de cinq ans, au point de s’identifier progressivement à elle. Sa mue une fois achevée, il est placé par ses parents, totalement désorientés, dans une « maison de repos », sous la supervision d’une « Psy » peu banale.

Jacob, qu’il faut désormais appeler « Céline », a vite pris ses marques dans cet établissement spécialisé, au point de lier une amitié et une complicité très fortes avec Philippe, un autre patient, qui se considère comme « Noir, vaguement Antillais » (en dépit de son apparence de petit blanc gringalet).

Les parents de Jacob, que Céline n’appelle plus que par leurs prénoms – Lionel et Pascaline (“normal“, puisque Céline Dion ne saurait être la fille des époux Hubner…) – ne savent plus sur quel pied danser : faut-il ou non continuer à donner le change envers Jacob-Céline ? Faut-il dire adieu à « Pitounet » (affectueux surnom de leur fils Jacob) ? Faut-il ou non retirer Céline de la maison de repos pour espérer retrouver leur « Pitou » ?

POINTS FORTS

Des comédien-ne-s se détachent du lot, et notamment les parents de Jacob (André Marcon et Josiane Stoléru), qui interprètent parfaitement ce que la pièce veut montrer d’eux : des êtres qui s’aiment et s’épaulent pour surmonter l’épreuve, en dépit de leurs divergences à ce propos, des gens un peu terre-à-terre, totalement désorientés et démunis face à un cas qui échappe à leur entendement, et qui tentent de définir ce qui est bon pour leur enfant. 

C’est là que se situe la force de ce James Brown, dont ni le texte ni son interprétation ne font preuve de manichéisme. Les parents nous sont montrés dans leur désarroi, qu’ils masquent tant bien que mal par un humour grinçant (chez le père) ou un enthousiasme et un optimisme de façade (pour la mère). De fait, ce n’est pas rien de se mettre à leur place, mais dans le même temps, la revendication paternelle – « Je veux retrouver mon fils ! » – reste centrée sur un impossible retour à la “normalité“. La mère joue une partition un peu différente, qui est prête à tout accepter pour garder le lien avec son fils, qui ne l’est plus vraiment, au prix d’une comédie assez pathétique. 

De son côté, Jacob-Céline présente un cas complexe : 

- relève-t-il de la mythomanie, d’une pathologie bien plus lourde encore ? 

- a-t-il investi ce personnage pour échapper à « l’éteignoir » d’un tête-à-tête avec ses parents ? Toujours est-il qu’il impose une distance (les appelant par leur prénom) et un jeu (interprétation de chansons apparemment consternantes, encore pires que celles de Céline Dion…) qui met ses géniteurs à la torture.

Le décor, en grands panneaux coulissants, permet de créer des atmosphères variées, suggérant parfois la nature environnant l’établissement de soins, parfois les brumes d’une situation passablement confuse. Intéressants aussi les effets de rideaux permettant des focus quasi-cinématographiques, en agrandissant ou rétrécissant le plateau pour les besoins de telle ou telle scène.

QUELQUES RÉSERVES

Le personnage de « la Psy », traité trop en contrastes entre :

- d’un côté, la praticienne en mesure de tenir une conférence assez subtile sur les figures des sœurs de Cendrillon comme parabole de la « naissance dans un mauvais corps », donnant des clefs utiles à la compréhension du “cas Jacob-Céline“ ; de l’autre, des emportements surjoués et des comportements singuliers (voir l’extrait plus bas), se voulant comiques en diable, en tout cas répondant parfaitement au stéréotype du “psy-barré-à-l’image-de-sa-patientèle“.

Ici ou là, quelques moments assez dispensables l’inévitable projection d’un court film en tout début de représentation (en contrepartie, on échappe aux corps nus qui dansent sur scène et aux jeux de voilages, c’est déjà ça…) ; une scène un peu ridicule de danse de Philippe et Céline sur Blue Suede Shoes (d’autant que celles de Philippe n’ont rien à voir avec les chaussures en daim bleu célébrées par Elvis) ; une ultime scène dansée, en fin de spectacle, qui rappelle un peu le final de la série Vernon Subutex, tant elle tient lieu de résolution des contradictions inextricables ; fort heureusement, la pièce ne s’arrête pas à ce stade et propose une ellipse élégante, et donc une fin “ouverte“ mais pas tout-à-fait réjouissante, mais peut-elle l’être en pareil cas ?

ENCORE UN MOT...

La représentation a reçu un accueil poli, mitigé, un peu embarrassé, car il n’est pas facile de ne pas applaudir à tout rompre une pièce écrite et mise en scène par une figure comme Yasmina Reza. Plusieurs hypothèses peuvent l’expliquer, et ainsi nourrir cette rubrique.

On peut d’abord penser que James Brown “paie“ une absence de manichéisme qui peut heurter un public a priori sans pitié pour des “parents-vieux-schnocks“, et enclin porter aux nues le désir louable d’émancipation de leur fils.

Ajoutons à cela que, derrière Jacob-Céline - qui « ne s’est pas laissé impressionner par la biologie » (diagnostic de La Psy à propos de Jacob et Philippe) - Y. Reza voit plus large, et demande à ce que l’on considère les entourages de celles ou ceux qui, par exemple, “se sentant femme ou homme“, veulent en conséquence changer de sexe et parfois très précocement.

De sorte que James Brown met des bigoudis vient titiller les limites de la tolérance des champions des “fiertés“ diverses et variées, qui en retour auront beau jeu de dénoncer une sorte de “psychiatrisation de la différence“, puisque le cadre de cette pièce est une maison de repos médicalement encadrée, et donc que les minorités évoquées implicitement en relèveraient aussi...

Pour étayer notre propos, citons cet extrait de l’analyse d’Adeline Bouchard sur l’œuvre de la dramaturge : « La spécificité du théâtre de Reza est sans doute dans le métissage : mélange des genres, (…) des degrés de la gravité des préoccupations, dans des pièces qui abordent, sous le masque de la comédie du quotidien, les questions de la condition humaine et de la rencontre de l’Autre. La réception de son théâtre est d’une extrême ambiguïté. Au regard des expérimentations engagées des thèmes abordés, elle devrait effrayer davantage le grand public. » (in Yasmina Reza, Le miroir et le masque, éd. Léon Scheer).

UNE PHRASE

La Psy [expliquant à Lionel, médusé, sa technique de conduite] : « [Je] roule de façon à ne jamais freiner… freiner, c’est capituler. »

La mère [à son mari] :

« Ne dis pas : “le pauvre“, vois le positif ! »

« C’est quand même Pitou, après tout… »

Jacob-Céline, interprétant devant Lionel et Pascaline sa chanson (Le Garçon sur la balançoire)

Couplet : « Joyeux dans sa solitude / Fouetté par le vent / Il projette en altitude / Ses trésors ondoyants. »

Refrain : « Car les plus belles chaussures de la ville / C’est lui qui les a / Les plus belles chaussures de la ville / C’est à ses pieds qu’on les voit. »

L'AUTEUR

Yasmina Reza est une écrivaine dont la plupart des romans ont reçu un excellent accueil critique et public, ainsi Heureux les heureux (prix du journal Le Monde) ou Babylone (prix Renaudot 2016).

 Les œuvres théâtrales de cette dramaturge ont fait l’objet de centaines d’adaptations, en plus d’une trentaine de langues.

James Brown met des bigoudis développe le cas évoqué dans Heureux les heureux (Flammarion, 2013) du couple Hubner, confronté à la transformation de leur fils en Céline Dion. Dix ans plus tard, la pièce a été créée fin février 2023 au théâtre d’Etat bavarois de Munich, et mis en scène par l’autrice, tout comme l’avaient été Le Dieu du carnage au théâtre Antoine ou Bella figura au théâtre du Rond-Point.

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