Immigration, sociologie, statistiques : les ravages de la politique du doigt mouillé français au détriment de la technicité originaire des Etats-Unis<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers montent la garde lors de l'évacuation par les forces de l'ordre d'un camp occupé par des migrants à Grande-Synthe, le 16 novembre 2021.
Des policiers montent la garde lors de l'évacuation par les forces de l'ordre d'un camp occupé par des migrants à Grande-Synthe, le 16 novembre 2021.
©DENIS CHARLET / AFP

Bonnes feuilles

Michèle Tribalat publie « Immigration, idéologie et souci de la vérité » aux éditions de L’Artilleur. La démographe Michèle Tribalat, spécialiste de la question migratoire, s’est saisie de quelques   exemples de «  décodages  » de la presse nationale, pour montrer l’hémiplégie du décodage. L’auteur tente de décoder ce que les décodeurs n’ont pas vu, pas voulu voir ou mal vu sur des sujets sur lesquels ils exercent pourtant une intense vigilance. Extrait 2/2.

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l'immigration. Elle a notamment écrit Assimilation : la fin du modèle français aux éditions du Toucan (2013). Son dernier ouvrage Immigration, idéologie et souci de la vérité vient d'être publié (éditions de l'Artilleur). Son site : www.micheletribalat.fr

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L’absence d’interrogation sur la validité de ces approximations douteuses contraste avec la réception médiatique des projections de populations musulmanes en Europe à l’horizon 2050 publiées en 2017 par le Pew Research Center, dont la technicité ne doit rien au doigt mouillé. Le Pew projetait ainsi une population musulmane en France qui pourrait atteindre entre 8,6 millions et 13,2 millions en 2050 (soit entre 12,7 % et 18,3 % de la population), en fonction des hypothèses. Les hypothèses, les sources, les dates sont données, contrairement à la plupart des approximations qui font les délices des médias français. Il est vrai que cela vient des Américains qui, comme chacun sait, ont beaucoup d’arrière-pensées. S’ils sont français, les calculs de coin de table sont forcément meilleurs que ceux, plus élaborés, d’Américains citant leurs sources, leurs hypothèses et leur méthodologie. C’est pourtant parce qu’ils ont travaillé en mettant cartes sur table qu’on peut juger des résultats.

Avec l’aide d’Hervé le Bras, l’Obs trouve que le Pew n’a pas assez fait baisser la fécondité des femmes musulmanes au cours de leur projection. En 2016, elles auraient eu 2,6 enfants par femme en moyenne en Europe, contre 1,6 pour les femmes non musul‑ manes dans l’ensemble de l’UE28 plus la Suisse et la Norvège. En 2050, l’écart se serait réduit à 2,4‑1,7. Trop peu pour l’Obs. Hervé Le Bras aurait aimé aussi que le Pew tienne compte du milieu social et des taux d’activité de ces femmes ! L’Obs détecte une autre faille dans les projections du Pew « intrinsèque à la conception américaine des statistiques ethnicoreligieuses » : « le mot musulman englobe sans distinction toutes les générations d’immigrés et de descendants d’immigrés de pays musulmans et mêle aussi bien les pratiquants réguliers que les personnes se réclamant simplement d’une origine ou d’une identité culturelle ». L’Obs oublie que ce n’est pas un travail seulement américain mais qu’il a été mené en étroite collaboration avec l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA) situé à Laxenburg près de Vienne.

C’est donc un travail américano-européen. L’Obs, n’ayant probablement pas lu le travail du Pew, ne sait pas qu’il a cherché au maximum à coller à une auto-déclaration de l’affiliation religieuse (Avez-vous une religion, laquelle ?), ce qui a été possible pour quinze pays, à des dates pas trop lointaines.

C’est encore Hervé Le Bras qui, dans 20 minutes, déclarait que ces projections de long terme « ne sont pas fiables et servent à alimenter les peurs », idée reprise en titre de l’article. On y trouve les mêmes erreurs que dans l’Obs : le Pew se conten‑ terait d’additionner les immigrés et leurs descendants originaires de pays musulmans. Hervé Le Bras préfère se fonder sur un travail réalisé avec Jérôme Fourquet pour La Fondation Jean Jaurès, à partir du rassemblement d’enquêtes par quotas conduites par l’IFOP entre 2011 et 2014 réunissant 50 000 répondants dont 3 % se sont déclarés musulmans. Il n’y a pourtant aucune raison pour que ces enquêtes par quotas soient représentatives des affiliations religieuses. Mais Hervé le Bras n’hésite pas à en déduire qu’il n’y a que 2 millions de musulmans dont 500 000 iraient à la mosquée une fois par mois, soit moins de 1 % de pratiquants musulmans en France. Il ne sait apparemment pas que l’on peut être un musulman observant sans aller prier régulièrement dans une mosquée. Il déclare d’ailleurs, sans gêne, que ce travail était un travail militant : « Pour ma part, il s’agissait d’un travail de déconstruction des préjugés ».

Hervé Le Bras assurait aussi à 20 minutes que des projections à si long terme « ne sont pas fiables… n’ont aucun intérêt, aucune utilité pratique ». Il faut dire qu’en matière de projections peu fiables, il en connaît un rayon. En effet, il avait dirigé lui-même un exercice de projection de population étrangère sur la période 1980‑2015, soit une durée équivalente à celle du Pew, bourré d’erreurs grossières, pour un rapport remis en 1980 à Jean Mattéoli, ministre du Travail et de la Participation et Président du Haut Comité de la Population. Par ailleurs, plus récemment, rappelons-nous, Hervé Le Bras n’a pas hésité à prédire, dans un article publié par la Fon‑ dation Jean Jaurès cité plus haut, qu’en 2050, 50 % des naissances en France auront un parent ou un grand-parent immigré.

Consulté plus tard par Slate sur le même sujet, il répétait que « cela ne sert à rien de faire des projections, sauf à se faire peur. Seule une projection sur une dizaine d’années peut être utile, mais des projections sur 35 ans, cela ne sert à rien ». L’Insee sera content d’apprendre qu’il travaille pour rien, comme la plu‑ part des instituts statistiques. En fin connaisseur, là-encore, il déclarait que « les enquêteurs du Pew ont été emportés par leur idéologie » et qu’ils flattaient « l’opinion dans le sens du poil. Le Pew va dans le sens de ce que pensent les Américains : les Européens sont menacés par l’islam ». Et d’ajouter : « Ce n’est pas parce que le Pew a une bonne réputation qu’il a toujours raison. L’argument d’autorité n’a aucun sens scientifiquement ». C’est bien vrai sauf que le Pew, lui, a travaillé et qu’il permet à chacun de juger sur pièces, ce qui est le contraire d’un argument d’autorité.

On retrouvait, dans cet article de Slate, les mêmes approximations sur la méthodologie du Pew. Michaël Privot, directeur de l’association Enar (European Network Against Racism) avait lui aussi un avis d’expert sur les hypothèses de fécondité ! Un autre expert en projections démo‑ graphiques, Raphaël Liogier, déclarait que « le Pew a du mal à échapper à ses fantasmes ; ils sont immergés dans l’idée d’un accroissement des musulmans. Ils veulent apparaître comme plus rigoureux pour être plus crédibles et ne pas être critiqués. Mais pour cela, ils escamotent deux variables essentielles : la baisse de la fécondité et la perte de la religiosité. » Si Michaël Privot voyait bien ce qu’ « une certaine presse » pouvait en faire, il voyait aussi comment il pourrait en tirer parti : « nous, les antiracistes, on va plutôt les utiliser pour objectiver. Cela nous permet de ramener un peu de bon sens. Car leur vision la plus “catastrophique” – 14 % de musulmans en Europe en 2050 – est plutôt rassurante. On est très loin du “grand remplacement” que nous prédisent les identitaires les plus alarmistes. »

Il est probable que, comme la plupart des projections, celles du Pew seront démenties par la réalité qui ne se représentera pas forcément sous les formes qu’elle a prises hier. N’oublions pas que ces projections n’ont pas de volonté prédictive, comme le précisait Conrad Hackett cité par l’Obs : « Aucun de ces scénarios, n’est une prédiction […] Notre intention est de fournir des données précises. Les fantasmes sur la population musulmane en Europe reposent souvent sur des méthodes douteuses et des sources mal documentées ». On ne saurait mieux dire !

Ces projections ont les défauts liés à la connaissance imparfaite des flux migratoires, à l’incertitude sur leur évolution, à la connaissance plus incertaine encore des affiliations religieuses, de leur évolution au fil du temps et des générations et à l’absence de suivi régulier dans le temps qui n’a guère permis d’accumuler un savoir sur le sujet. Néanmoins, le Pew Research Center a fait sans doute au mieux avec ce dont il disposait. C’est une entreprise salutaire dans la mesure où le vide sur le sujet suscite des initiatives partisanes et techniquement hasardeuses qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux, peu regardants sur la qualité d’élaboration des données qu’ils diffusent, avec une focalisation bien excessive sur l’idée de majorité qui laisse croire que tout est déjà joué. Sans parler des initiatives d’experts français. Les projections du Pew ont l’avantage de montrer que, même avec des flux importants, sauf conversions massives, la majorité numérique des musulmans n’est pas en vue. Mais elles incitent aussi à réfléchir aux enjeux liés la politique migratoire et aux bouleversements des cultures et des mœurs européennes liés au développement, via l’immigration, de l’islam en Europe, même si les musulmans ne forment jamais qu’une grosse minorité.

A lire aussi : Immigration : comment le recours au solde migratoire contribue à relativiser et minorer les chiffres

Extrait du livre de Michèle Tribalat,  « Immigration, idéologie et souci de la vérité », publié aux éditions de L’Artilleur

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