Immigration : derrière les atermoiements politiques, l’incohérence des Français eux-mêmes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La majorité des Français considère qu'il y a trop d'immigrés en France.
La majorité des Français considère qu'il y a trop d'immigrés en France.
©FRED TANNEAU / AFP

Plus complexe qu'il n'y parait

Les Français se montrent favorables à des mesures de restriction en matière migratoire, mais restent tout de même en faveur des permis de travail pour les irréguliers sur les métiers en tension. De là à parler d'incohérence ?

Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart est le Directeur Général adjoint de l'institut de sondage Opinionway. Il est l'auteur de "La Présidence anormale – Aux racines de l’élection d’Emmanuel Macron", mars 2018, éditions Cent Mille Milliards / Descartes & Cie.

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Atlantico : Selon un sondage Odoxa-Backbone consulting, les Français sont plutôt en faveur des mesures proposées par les LR qu'il s'agisse de l'obligation pour les demandeurs d'asile de formuler leur requête avant d'être sur le territoire français (79%), des quotas fixés chaque année par le Parlement (74%) ou de la possibilité de soumettre la politique migratoire à référendum (72%) mais aussi en faveur des permis de travail pour les irréguliers sur les métiers en tension. Comment expliquer ces chiffres? Y-a-t-il une forme d’incohérence des français eux-mêmes dans leurs attentes ? 

Bruno Jeanbart : Rappelons d’abord que, comme souvent sur les sujets politiques, les Français ne sont pas aussi cohérents qu’on pourrait le penser. Ils font régulièrement montre de contradictions et la question de l’immigration ne fait pas exception en la matière. L’opinion publique, depuis assez longtemps, adhère à des positions plutôt restrictives. Notre baromètre annuel pour le Cevipof le montre assez bien : 60% des Françaises et des Français estimaient, en 2023, qu’il y a trop d’immigrés en France. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène nouveau ! Nous avons commencé l’enquête en 2009 et nous observons des résultats comparables, sinon plus élevés, depuis l’année 2010. En l'occurrence, c’est un point assez médian.

Les mesures portées pendant le quinquennat Sarkozy, comme celles débattues à l’époque (notamment au sujet des tests ADN), recueillaient aussi un aval assez large de la part de l’opinion publique.

Cela n’empêche pas, en effet, un certain nombre de contradictions, comme évoqué précédemment. Dans le fond, tout porte à penser que l’opposition des Françaises et des Français à l’immigration ne relève pas du principe mais plutôt d’un sentiment qu’il y aurait actuellement trop d’immigrés dans le pays et que, par conséquent, il faudrait contrôler le nombre d’arrivées. C’est pour cela qu’on constate les divergences que vous évoquez avec, d’un côté, une volonté de contrôle de l’immigration et de l’autre une acceptation sur les métiers en tensions. Sur ces sujets, les Français ont le sentiment que l’immigration répond à un besoin, qu’elle est contrôlée par le travail (qui facilite l’intégration), qu’elle correspondrait au besoin du pays.

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Raul Magni-Berton : Avant de parler d'incohérence, il faut s'assurer qu'il n'y a pas un discours cohérent qui se dégage de ces chiffres. Sinon, on risque de faire perdurer des habitudes regrettables des journalistes de notre époque qui consiste, quand on ne comprend pas, de dire que c'est incompréhensible. Or, il y a au moins un message très clair et très cohérent qui se dégage de ces sondages, à savoir que l'immigration est un problème lorsqu'elle double certaines compétences déjà bien présentes dans le pays, et n'offre pas des compétences dont le pays a besoin. Par exemple, pour un agent de maintenance qui a du mal à trouver un emploi payé correctement, l'arrivée de migrants qui sont agents de maintenance est un problème. Et s'il a des difficultés à prendre rendez-vous chez le médecin parce qu'ils ont tous des calendriers remplis, l'arrivée d'un immigré médecin est, en revanche, une solution. L'immigration, donc, en soit, n'est ni bonne ni mauvaise pour personne, tout dépend si les caractéristiques des immigrés s'adaptent bien ou mal aux caractéristiques de la population qui est déjà là. D'où la popularité des quotas migratoires - qui visent non seulement à établir une quantité, mais aussi les compétences dont le pays a besoin. D'où aussi l'avis favorable majoritaire à la régularisation des permis de travail pour les métiers en tension.

On peut aussi parfaitement comprendre la gestion des migrations par référendum, qui permet à toute la population de prendre position, plutôt qu'à une minorité d'employeurs qui de fait gère la politique migratoire. Actuellement, pour exercer un emploi régulier, il faut avoir une offre d'emploi. Ce sont donc les employeurs qui font la politique migratoire. Ainsi, un restaurant, va vouloir employer des serveurs, mais pas des entrepreneurs qui souhaitent lancer un nouveau restaurant concurrent. Le risque est donc de se retrouver avec beaucoup de serveurs - donc mal payés - et pas assez de restaurants. Or, dans un référendum, les serveurs votent aussi, et peuvent rééquilibrer ces dynamiques. Pour finir sur la question des réfugiés, tout le monde est bien conscient de ce problème spécifique qui va au-delà de la pure migration économique, mais l'afflux des réfugiés a aussi des conséquences économiques, donc c'est important de pouvoir les distribuer correctement, selon les besoins des pays et les compétences des personnes. Il n'y a donc aucune incohérence dans ces chiffres: la plupart des gens souhaitent simplement que la politique migratoire soit faite avec plus d'attention au contexte d'accueil, ce qui se comprend parfaitement. 

Pour The Economist, les électeurs britanniques veulent plus d'immigrants mais moins d'immigration, et la politique d'immigration du gouvernement est incohérente parce que les électeurs eux-mêmes sont incohérents. A quel point y a-t-il une situation similaire en France ?

Bruno Jeanbart : En France aussi on retrouve ce type de phénomène. On observe une grande différence entre l’immigration économique, qui n’est globalement acceptée que sur certains secteurs en tension, et puis l’immigration politique - l’asile, donc - à laquelle les Français sont assez attachés. Cela s’est très bien vu l’an dernier, au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. A l’époque, Eric Zemmour avait fait savoir sa position : pas de réfugiés ukrainiens sur le sol français… et son propos avait été très mal perçu par l’opinion publique.

La difficulté, dès lors que l’on considère la question de la réalité de la politique migratoire, c’est qu’il n’est guère aisé de distinguer l’immigration politique de l’immigration économique. Au milieu des années 2010, pendant les moments les plus durs de la guerre en Syrie, il était justement très difficile de passer à côté de ce phénomène : dans de nombreux pays d’Europe, l’immigration est devenu un sujet précisément parce que les gens ont constaté qu’il n’arrivait pas que des réfugiés Syriens, mais aussi des migrants économiques. 

Raul Magni-Berton : L'article du The Economist tombe précisément dans le travers contemporain qui conduit à une impopularité historique des médias dans la plupart des pays occidentaux. Pour certains journalistes, l'immigration se limite à un problème simple: soit il en faut plus, soit il en faut moins. Si on veut plus de médécins et de chefs de chantier, mais moins de jardiniers et d'ouvriers, c'est donc qu'on est incohérent. C'est avec ce genre d'article que la presse se discrédite: cela donne l'idée de journalistes peu compétents, très arrogants, complément coupés des problèmes des gens. 

Dans quelle mesure l’inconsistance des Français peut-elle expliquer, en partie, les atermoiements de la classe politique sur le sujet ?

Bruno Jeanbart : Bien sûr, les contradictions dont fait montre l’opinion publique rendent la vie des dirigeants plus difficile, dès lors que ceux-ci envisagent de prendre des mesures touchant à l’immigration. Trouver le bon curseur est complexe. D’un côté l’opinion demeure assez restrictive, ainsi que nous l’avons expliqué précédemment, de l’autre elle est aussi assez sensible à la cause humanitaire. Il faut donc arriver à ne pas donner l’impression que l’on mène une politique inhumaine.

Cela est renforcé, en France en tout cas, par le fait que l’immigration est un sujet très politique. Il s’agit d’un marqueur identitaire de la gauche et de la droite, qui abordent cette question très différemment. Quand la politique migratoire est restrictive, la gauche s’élève pour en critiquer le caractère inhumain, voire anti-humanitaire. A l’inverse, quand elle permissive, la droite (ou, au moins, une partie radicalisée de la droite) n’hésitera pas à pointer du doigt le laxisme et les difficultés que cela suscite dans le pays, notamment en termes d’intégration.

Ne perdons pas non plus de vue que la question sémantique pèse sur le débat. C’est quelque chose que l’on observe assez bien à l’occasion de sondages : parler de réfugiés ou de migrants, ce n’est pas la même chose, par exemple. Dans les années 2000, le mot “migrant” s’est imposé au détriment du mot “réfugié”. Cela a certainement joué dans la demande, par la suite, d’une politique plus restrictive.

D’une façon générale, beaucoup de gouvernements adoptent un langage assez dur en campagne. Une fois aux manettes, ils appliquent une politique considérablement plus mesurée. C’est un reproche qui a été fait à Nicolas Sarkozy par une partie de ses électeurs de 2007, qui ont choisi de ne pas lui accorder une seconde fois leur voix en 2012.

Raul Magni-Berton : Revenons donc au moins au départ. La demande des Français qui semble se dégager des enquêtes d'opinion n'est pas inconsistante. Nos gouvernements, eux, prennent en compte l'opinion quand ils gouvernent, mais aussi leurs clientèles spécifiques, composées de militants et financeurs. Il doit donc satisfaire également les entreprises et les catégories qui leur permettent de gagner les élections. Quand cette clientèle pense différemment de la majorité de la population, le gouvernement doit concéder aux uns et aux autres des choses contradictoires, qui se concrétisent dans des atermoiements que vous observez. 

Comme l’a montré la dernière note de la Fondapol sur le sujet, il est possible d’avoir un consensus large au sens de la population, comme au Danemark. Pourquoi la France en est-elle incapable ? 

Bruno Jeanbart : Tout d’abord, il faut rappeler que la France a beaucoup plus de mal à créer du consensus que les pays scandinaves et ce quelque soit le sujet dont il est question. C’est, de fait, un premier obstacle dont il faut tenir compte. 

Le consensus qui s’est fait au Danemark, me semble-t-il, résulte d’une évolution des positions et de la doctrine de la gauche locale. Sur la question de l’immigration, le consensus m’apparaît plus simple à atteindre si c’est la gauche qui bouge son curseur.

Je crois aussi qu’il faut soulever un élément important : en France, le Rassemblement national a fait de l’immigration un marqueur de son électorat. En 2022 c’était moins marqué parce que les plus préoccupés sur ce sujet n’étaient autres que les électeurs d’Eric Zemmour, mais cela reste tout de même une priorité indéniable pour les électeurs de Marine Le Pen. Or l’association historique de ce sujet à l’extrême droite, au Front National et à Jean-Marie Le Pen tout spécialement, rend le consensus beaucoup plus complexe. Il y a toujours eu, dans la vie politique française, l’idée qu’il fallait maintenir un cordon de sécurité entre les partis de gouvernement et le Front national devenu depuis Rassemblent national.

Au Danemark, rappelons-le aussi, le consensus s’est construit par la mise en place de mesures restrictives à un moment où la droite était au pouvoir et que la gauche, une fois aux manettes à son tour, n’a pas amendé. Peut-être cela pourrait constituer un premier pas en France aussi, mais il me semble que le sujet est plus symbolique, plus politisé. Or, la méthode politique scandinave est plus pragmatique… et valorise bien davantage la recherche de compromis. Chez nous, celui-ci est perçu comme une sorte de défaite.

Raul Magni-Berton : Le Danemark a depuis longtemps une politique migratoire basée sur les quotas, très attentive aux bassins d'emplois et aux compétences des immigrés. Tout n'est pas rose, mais c'est un système politique qui réagit bien aux demandes de la population contrairement à beaucoup d'autres. La raison est que là-bas, c'est très facile de créer un parti et obtenir des sièges au parlement, les minorités parlementaires peuvent lancer des référendums et les moyens de contrôle du gouvernement sont importants. Avec un système démocratique parmi les plus efficaces au monde, au Danemark il n'est jamais question de traiter les danois de personnes inconsistantes. Quand la crise économique a mis en avant les enjeux migratoires, les politiques ont suivi plutôt bien les avis des électeurs, si bien qu'ils sont parvenus à un certain consensus sur cette question. En France, nous sommes loin du Danemark. Lorsque le gouvernement agit bien, c'est son mérite. Quand il agit mal, c'est la faute des gens qui sont incohérents (et accessoirement à la démocratie, qui oblige les gouvernants à prendre en compte ces opinions incohérentes). Cela donne beaucoup de confusions, beaucoup de vexations, et des débats publics et médiatiques sur l'immigration particulièrement indigents.

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