Fukushima, 11 mars 2011 : un habitant raconte l'apocalypse<!-- --> | Atlantico.fr
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Naoto Matsumura est le dernier homme vivant dans la zone interdite de la centrale de Fukushima.
Naoto Matsumura est le dernier homme vivant dans la zone interdite de la centrale de Fukushima.
©DR / Antonio Pagnotta

Bonnes feuilles

Antonio Pagnotta a rencontré Naoto Matsumura, le dernier habitant de Fukushima, qui refuse d'évacuer la zone interdite autour de la centrale. Extrait de "Le dernier homme de Fukushima" (1/2).

Antonio  Pagnotta

Antonio Pagnotta

Antonio Pagnotta, est photojournaliste. Il a vécu 20 ans au Japon et est l’auteur de plusieurs scoops retentissants ; c’est un habitué des zones interdites. À partir d’avril 2011, mu par un puissant lien émotif envers le Japon meurtri, il est entré à maintes reprises dans la zone rouge de Fukushima pour documenter les conséquences des désastres nucléaires. Outre des risques inhérents aux radiations, toute personne qui pénètre la zone risque une amende ou un mois de prison, ou les deux.

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Lorsque le séisme a frappé, Matsumura était en train de vérifier, clope au bec, le mélange du ciment, du gravier et du sable. Sur le site, ils étaient une trentaine d’ouvriers. La puissante secousse les prit par surprise. Son impact fut si brutal que les oreilles de Matsumura cessèrent d’entendre. Tout ce dont il se rappellerait plus tard serait visuel : la force qui secouait la haute construction d’acier tel un éventail, les meubles violemment ballotés d’un endroit à l’autre, tels des dés secoués au creux de la paume, les murs se fendaient de haut en bas, les uns après les autres, et toutes les vitres volaient en éclats avec fracas.

Les profonds ancrages de la structure métallique, pourtant à norme antisismique, émergeaient peu à peu du sol. Les longues barres d’acier qui plongeaient dans la terre n’étaient plus que de vulgaires clous que les chocs arrachaient sans effort. Matsumura eut un éclair de lucidité ; une certitude s’imposa à son esprit. Si la secousse se prolongeait, la catastrophe allait se produire. La haute tour de la bétonnière flambant neuve allait s’écraser au sol et s’aplatir avec la mollesse d’une boîte de conserve.

Au cours de leur existence, les hommes de Tomioka avaient connu des secousses de toutes les intensités. Une de plus ne les inquiétait pas outre mesure, habitués qu’ils étaient à travailler sous la mousson et, à la saison des gels, à pierre fendre. Ces hommes sont de petite corpulence mais durs à la besogne. Et infatigables. Or, ce tremblement de terre s’annonçait exceptionnel. Rien de ce qu’ils avaient vu ne pouvait se comparer à cette longue et infinie secousse. Sa durée paraissait d’autant plus infinie que sa puissance était véritablement démesurée. Depuis six minutes qu’ils sentaient la terre gronder sans frein, ils ne savaient plus à quel kami se vouer. En cet instant, tous l’ignoraient encore, mais ils étaient les témoins d’infortune du plus grand tremblement de terre de l’histoire du Japon. Tandis que les secondes s’égrenaient dans une effroyable lenteur, les hommes prenaient conscience que ce séisme serait impitoyable. Il n’y avait aucune honte à avoir peur. Matsumura et ses hommes, finalement gagnés par la terreur, comprirent que la fin de leur monde était arrivée, que tous devaient se préparer à mourir.

Le monstrueux rugissement de la terre retentit de la plage à la colline en ébranlant les constructions de bois de Tomioka. En quelques minutes, la secousse venait anéantir son héritage et la mémoire de son passé. La demeure des aïeux Matsumura, une construction traditionnelle de deux étages, s’écroula au fond du jardin dans un fracas de tuiles et un nuage de poussière si grand qu’il ressemblait à la fumée d’un incendie. Sa ferme, en revanche, située à l’intérieur des terres sur un flanc de colline, et dans laquelle il vivait avec ses parents, ne craignait pas la vague d’un tsunami. Son père travaillait dans les champs, sa mère dans la cuisine. Excepté une immense frayeur, tous deux étaient indemnes. Sur les trois édifices de la ferme, un seul avait été détruit. Le soir, privés d’électricité, ils avaient néanmoins eu le privilège de s’endormir dans leur futon. Le téléphone de la maison fonctionnerait encore pendant deux jours avant d’être temporairement coupé.

Dans l’usine à béton, les ouvriers étaient isolés du reste du monde ; les téléphones mobiles n’étaient plus actifs. Mais personne ne devait abandonner l’usine – le responsable avait sommé les hommes de rester sur place. Les installations n’étant pas rodées, un incendie pouvait se déclarer à tout moment et il était vital de nettoyer et réparer les dégâts au plus vite. Avec ses collègues, Matsumura allait rester deux heures confiné dans un petit conteneur préfabriqué. Sans fondations, le refuge était fiable ; il résisterait aux prochaines secousses. Des soubresauts de force 3 et 4 se succédèrent en rafales.

Matsumura put rentrer chez lui vers 16 heures. Encore quelques jours de tranquillité et le printemps fleurirait avec son cortège de matsuri, ces fêtes traditionnelles qui égayent la vie des communautés. Puis, dans un mois, le symbole de Tomioka, l’avenue des cerisiers, serait en pleine floraison ; l’occasion de célébrer la jeunesse et sa beauté fugace en buvant du saké entre amis dans ce tunnel de fleurs qui fait la fierté de la ville. Tout le long de la route qui mène jusqu’à sa ferme, Matsumura prit la mesure des dégâts. Ils paraissaient mineurs. Les tuiles des toits, de lourdes kawara grises, avaient été projetées à terre. Les murs extérieurs des jardins s’étaient écroulés, découvrant ainsi de beaux arbres et des massifs de pierre décorative. En revanche, les nombreuses crevasses qui s’ajoutaient aux effondrements de la chaussée rendaient les voies impraticables. La circulation était paralysée et, dans l’immense embouteillage, la tension due au puissant séisme commençait à retomber doucement. D’habitude, il lui suffisait d’une vingtaine de minutes pour accomplir le trajet de son lieu de travail à la ferme. Ce jour- là, il mit une heure, en empruntant les sentiers qui cheminent au travers des rizières, afin d’éviter les routes principales engorgées de véhicules.

Alors que les images du tsunami qui dévorait maisons, usines, rizières, routes et camions étaient transmises en direct sur les écrans du monde entier grâce à un hélicoptère de la télévision NHK, ni Matsumura ni personne à l’usine ne reçut d’informations sur le déferlement de cette vague géante qui avait suivi la secousse sismique. L’électricité ayant été coupée, il n’y avait plus aucun moyen de regarder les journaux télévisés. Il ne restait que le bouche-à-oreille.

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Extrait de "Le dernier homme de Fukushima" (Ed. Don Quichotte), 7 mars 2013

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