Fratelli Tutti : la bien médiocre copie du pape François <!-- --> | Atlantico.fr
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Vatican pape François fratelli tutti
Vatican pape François fratelli tutti
©VINCENZO PINTO / AFP

Tous frères… mais dans le Christ ?

Le pape François a publié le 3 octobre dernier sa troisième lettre encyclique, "Fratelli Tutti" ("Tous frères"). Cette réflexion porte notamment sur la fraternité humaine et la solidarité. Edouard Husson décrypte les enjeux derrière le message du pape François.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Une bien médiocre copie

On devrait toujours se voir présenter un texte sans nom d’auteur, afin de le juger pour lui-même, « sans faire acception de personne ». Imaginons que je reçoive, tel un travail anonymisé d’étudiant, le texte d’une copie de philosophie portant sur le sujet de « la fraternité ». L’auteur, dont je ne connais pas le nom, est prolixe ; je le qualifierais même, familièrement, de « bavard » et difficile à suivre lorsqu’on a l’habitude d’une dissertation construite selon les règles.  Et puis, je sais bien qu’il ne s’agit pas d’une copie d’histoire, mais il commence par un magnifique contresens historique, un anachronisme : racontant le célèbre épisode de la rencontre de 1219 entre Saint François d’Assise et le sultan Malik El-Kamil, l’auteur de la copie veut absolument y voir une manifestation précoce de la tolérance moderne, alors qu’un historien médiéviste commencerait par souligner que l’intention de Frère François était de convertir au christianisme son interlocuteur musulman ; et que Saint Bonaventure, le disciple du « Poverello » qui nous raconte l’histoire, insiste sur la manière dont, en pleine guerre entre les Croisés et les Infidèles, Saint François, qui était disposé au martyre, a en fait été capable d’amadouer son interlocuteur, à défaut de le faire adhérer au christianisme.

A vrai dire, l’auteur du texte que je lis, est fâché avec l’histoire. Il peut écrire, par exemple : « Aujourd’hui encore, derrière la muraille de la ville antique se trouve l’abîme, le territoire de l’inconnu, le désert ». Je relève le pathos, au passage. Mais surtout, comment peut-on ignorer à ce point combien, dans la cité antique, la muraille était vécue positivement : elle préservait de la « guerre de tous contre tous ». Elle créait de l’ordre. A l’intérieur de ses murs, on s’efforçait de vivre selon « la loi », le « nomos ». L’auteur de la copie semble très imprégné de la vision soixante-huitarde pour qui « la frontière », c’est comme   « de nouvelles barrières [qui] sont créées pour l’autopréservation, de sorte que le monde cesse d’exister et que seul existe « mon » monde, au point que beaucoup de personnes cessent d’être considérées comme des êtres humains ayant une dignité inaliénable et deviennent seulement « eux » ». Et il tient absolument à amalgamer Solon ou Romulus avec le président Donald Trump, par exemple lorsqu’il parle de « la tentation de ‘créer une culture de murs, d’élever des murs, des murs dans le cœur, des murs érigés sur la terre pour éviter cette rencontre avec d’autres cultures, avec d’autres personnes ». Si on ne m’avait pas dit que la copie a été rédigée récemment, je le trouverais quand même, par exemple en lisant : « Quiconque élève un mur, quiconque construit un mur finira par être un esclave dans dans les murs qu’il a construits, privé d’horizons. Il lui manque, en effet, l’altérité’ ». Quelle vision bizarre, à l’opposé  de la distinction antique entre « civilisation » et « barbarie », entre ordre politique et chaos  ! Et quel raccourci pour parler du présent ! Je me suis dit en le lisant que Donald Trump était fidèle à l’esprit de l’Antiquité à la différence de l’auteur du texte que j’avais sous les yeux. Dans la philosophie politique classique, il ne peut pas y avoir de loi stable sans la délimitation d’un territoire à l’intérieur duquel elle est appliquée. D’ailleurs, la première frontière, n’est-elle pas celle du « templum »: le « temple » est à l’origine une frontière, à l’intérieur duquel se situe l’espace sacré délimité par un prêtre pour indiquer où l’on doit construire un sanctuaire à la divinité? 

Le professeur et correcteur de copie est, en fait, rapidement agacé par le mélange de vague et d’arbitraire dans la pensée de ce qu’on lui a donné à lire. L’auteur n’est pas un cancre sympathique. C’est un pédant. Il essaie en effet de balader son lecteur. D’une part, il répète lourdement tout au long de son texte, le fait qu’il déteste « une idée d’unité du peuple et de la nation, imprégnée de diverses idéologies, [qui ]crée de nouvelles formes d’égoïsme et de perte du sens social sous le prétexte du d’une prétendue défense des intérêts nationaux ». Mais, visiblement, il y a pour lui de bonnes identités et des mauvaises ; une unité politique acceptable et une qui le serait moins, sans que l’on comprenne vraiment le critère qui permet d’établir la différence.   Je lis par exemple, quelques paragraphes après la diatribe anti-Trump :  « Il n’y a pire aliénation que de faire l’expérience de ne pas avoir de racines, de n’appartenir à personne. Une terre sera féconde, un peuple portera des fruits et sera en mesure de générer l’avenir uniquement où il donne vie à des relations d’appartenance entre ses membres, dans la mesure où il crée des liens d’intégration entre les générations et les diverses communautés qui le composent ».  Je discerne chez l’auteur de cette copie une tendance désagréable à soumettre ses interlocuteurs à des injonctions paradoxales. 

On a en effet, d’un côté, l’affirmation selon laquelle « les groupes fermés et les couples auto-référentiels, qui constituent un « nous » contre le monde, sont souvent des formes idéalisées d’égoïsme et de pure auto-préservation » ou bien « personne ne mûrit ni n’atteint sa plénitude en s’isolant » ou bien, pardonnez le style, « le racisme est un virus qui mute facilement et qui, au lieu de disparaître, se dissimule, étant toujours à l’affût ». Et de l’autre côté un éloge un peu curieux des « peuples autochtones » , qui « ne sont pas opposés au progrès même s’ils ont une conception différente du progrès, souvent plus humaniste que celle de la culture moderne du monde développé ». Ce dernier est menacé par le double danger du populisme, de l’individualisme et du capitalisme; mais non par l’autochtonie, l’entrée illégale dans un pays et la mondialisation culturelle. Allez comprendre.  Et, continue l’auteur : « Les groupes populistes fermés défigurent le terme peuple puisqu’en réalité ce dont ils parlent ce n’est pas le vrai peuple. En effet la catégorie de peuple est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent ». Lorsque je cherche à comprendre comment il définit un peuple, il escamote laborieusement : le peuple, m’explique-t-il, est une « catégorie mythique ».

Un discours du « en même temps » ! 

A vrai dire, je me suis demandé un moment si l’on ne m’avait pas fait un canular, en me donnant à évaluer, en me dissimulant l’auteur, un texte d’Emmanuel Macron. On y est en effet dans un « en même temps » permanent. Ce philosophe verbeux, à qui j’ai de moins en moins envie de mettre la moyenne, manie un double bind constant: il fait l’éloge des migrants, avant d’ajouter :  « Certes l’idéal serait d’éviter les migrations inutiles et pour y arriver, il faudrait créer dans les pays d’origine la possibilité effective de vivre et grandir dans la dignité ». Ou bien : « Nous avons besoin d’un ordre juridique, politique, économique mondial ‘susceptible d’accroître et d’orienter la collaboration internationale vers le développement solidaire de tous les peuples’ ». En même temps cela ne doit pas générer la confusion qui fut celle de la Tour de Babel. Il faut reconnaître l’autre en tant qu’autre ; en même temps : « Il est important d’appliquer aux migrants arrivés depuis quelque temps et intégrés à la société le concept de ‘citoyenneté’ ». Même disposition que chez Emmanuel Macron à se citer soi-même abondamment : deux tiers des références données dans ce papier sont des reprises de textes que celui qui planche sur « la fraternité » a écrits antérieurement.

Que dites-vous, c’est plutôt le style d’un jésuite ? Mais Emmanuel Macron a fait une partie de sa scolarité dans une école jésuite! Je connais même un prélat français – je tairai le nom – qui parle à son propos du « produit d’une longue éducation jésuite mal digérée ». Vraiment, il n’est pas du président français ce texte truffé de digressions interminables, qui prétend tout embrasser : l’écologie, la culture, la science, les réseaux sociaux, la politique, les questions sociales, la perspective d’un gouvernement mondial ? Et puis, lisons ces formules mi-lyriques, mi-imprécises : « Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères ». Etant donné qu’Emmanuel Macron vient de prononcer un texte où il dénonce l’islamisme, j’aurais volontiers imaginé qu’il puisse soudain faire une déclaration favorable aux musulmans, pour respecter son habituel mouvement de balancier : « Le grand Imam Ahmad Al-Tayyeb et moi-même avons demandé ‘aux artisans de la politique internationale et de l’économie mondiale, de s’engager sérieusement pour répandre la culture de la tolérance, de la coexistence et de la paix ; d’intervenir dès que possible pour arrêter l’effusion de sang innocent’ ».

Un pape ne devrait pas dire cela

Comment ? Que dites-vous ? C’est en fait un texte du pape ? Une encyclique, même ? Non , pardonnez-moi, j’avais oublié la rencontre d’Abu Dhabi ou cela m’avait échappé. Et puis je n’ai pas vu que les médias aient tant parlé que cela de la publication d’une encyclique de François.  Vous êtes sûr que c’est le pape qui écrit par exemple : « Le grand imam Ahmad Al-Tayyeb et moi-même n’ignorons pas les avancées positives qui ont été réalisées dans les domaines de la science, de la technologie, de la médecine, de l’industrie et du bien-être, en particulier dans les pays développés. Cependant ‘nous soulignons que, avec ces progrès historiques, grands et appréciés, se vérifient une détérioration de l’éthique, qui conditionne l’agir international, et un affaiblissement des valeurs spirituelles et du sens de la responsabilité ». Outre le fait que se réclamer d’une inspiration commune avec une autorité de l’Islam dans une encyclique est assez…original, croyez-vous vraiment que le pape actuel puisse à ce point prendre le contrepied du discours de Ratisbonne prononcé il y a une dizaine d’années par son prédécesseur Benoît XVI, tout imprégné de l’idée que l’Islam se distinguait fondamentalement du christianisme par l’incapacité dans laquelle la religion musulmane se trouvait de faire une place au « logos », à l’élaboration autonome d’un raisonnement discursif, au besoin élaboré contre Dieu dans un contexte post-chrétien? Vous avouerez que lire sous la plume d’un pape, « Il est inadmissible que, dans le débat public, seul les puissants et les hommes ou femmes de science aient droit à la parole. Il doit y avoir de la place pour la réflexion qui procède d’un arrière-plan religieux, recueillant des siècles d’expérience et de sagesse. ’Les textes religieux classiques peuvent offrir une signification pour toutes les époques, et ont une force de motivation’, mais de fait il sont ’dépréciés par l’étroitesse d’esprit des rationalismes’ » est pour le moins curieux.  Tout l’effort des papes, pour répondre aux très injustes attaques des  Lumières (accusant les catholiques d’obscurantisme), a consisté au contraire à rappeler sans cesse le lien intrinsèque qui existe entre l’ouverture de l’esprit humain, le développement de la science, le libre exercice de la raison, l’effort de civilisation, d’une part, et le christianisme d’autre part. Toute notre modernité a été inventée entre le Vè et le XVIè sècle, de Saint Augustin, père de l’individualisme libérateur à Francesco Vittoria, père de l’économie de marché. Les Lumières l’ont oublié et même nié. Les papes, depuis la Révolution française, n’ont cessé de le rappeler. François serait-il le premier pape à croire aux balivernes de Voltaire quand ce dernier se met à parler du christianisme ? 

Et Dieu dans tout cela ?

Si vous avez pris le temps de lire les grands textes de Pie IX ou de Léon XIII, vous aurez vu combien les papes s’efforcent de préserver l’intégrité de la raison contre toutes les versions tronquées que produisent les Lumières et la philosophie allemande, par exemple lorsque la philosophie contemporaine décrète que la réflexion sur Dieu et les fins dernières est inatteignable par l’esprit humain. Et puis vous saurez que nous disposons, en l’occurrence de tout un corpus, appelé « doctrine sociale de l’Eglise », parfaitement en phase avec l’évolution des sociétés mais dont la consistance et l’autonomie d’élaboration n’ont rien à voir avec la fort indigeste resucée de textes onusiens que nous livre, en l’occurrence, l’auteur de cette laborieuse dissertation sur la fraternité.  Quand même !  C’est donc un pape qui écrit qu’à l’occasion de la crise du COVID, « nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble ». Vous conviendrez que non seulement c’est plat mais que c’est une vision peu imprégnée de la transcendance du « salut » chrétien.  C’est un pape qui porte son nom du Poverello qui peut écrire : « Saint François d’Assise a écouté la voix de Dieu, il a écouté la voix du pauvre, il a écouté la voix du malade, il a écouté la voix de la nature. Et il a transformé tout cela en un mode de vie »!  Le christianisme, un simple « mode de vie » ? Comme le fait de manger bio ou de choisir son identité sexuelle? C’est un pape qui peut offrir une vision aussi réductrice d’une des trois « vertus théologales », lorsqu’il écrit :  « L’espérance nous parle d’une soif, d’une aspiration, d’un désir de plénitude, de vie réussie, d’une volonté de toucher ce qui est grand…. » ? On m’avait appris au catéchisme  - pardon, lors des séances de catéchèse et d’éveil à la foi – à réciter un « acte d’espérance » qui est formulé ainsi : « Mon Dieu, j’espère avec une ferme confiance que Tu me donneras Ta grâce en ce monde et le bonheur éternel dans l’autre, car Tu nous l’as promis et que Tu tiens toutes Tes promesses ». Il y s’agit moins d’aménager ce monde que de posséder l’au-delà, la plénitude de la vie divine dans le Christ. L’espérance, m’expliquait-on, c’est ce qui surgit, précisément, quand tout espoir humain a disparu et que seul Dieu apparaît pouvoir répondre au désespoir de l’homme esseulé…

Que dites-vous ? Ah oui, j’ai remarqué. Le présent texte répète que le chrétien ne peut pas rester seul. Pas question de nous faire ermites pour nous retrouver dans le face-à-face avec notre Créateur et Rédempteur. Hors du vivre-ensemble, point de salut ! Cela vous fait penser à ces liturgies où tout est fait pour qu’il y ait le moins possible de temps de silence et de recueillement, où l’on ne cesse pas d’interrompre la prière personnelle du fidèle car tout doit être vécu en communauté ? En effet, Jorge Mario Bergoglio a fait sa formation jésuite dans les années 1960, il a humé à pleins poumons ce qu’on a appelé « l’esprit du Concile » (souvent très éloigné de la lecture sincère et authentique des textes de Vatican II qu’ont proposée Paul VI, Jean-Paul Ier, Jean-Paul II et Benoît XVI) et il faut bien dire que le texte que nous avons sous les yeux relève plus de « l’enfouissement » des années 1970 que d’un texte de niveau pontifical. L’enfouissement, c’était l’idée selon laquelle on devait, comme chrétien, travailler la pâte humaine de l’intérieur, au besoin en effaçant toutes les aspérités du christianisme, pour mieux évangéliser. L’encyclique Tutti Fratelli, telle que nous l’avons sous les yeux, répond parfaitement à cette méthode :

- 80% du texte ne contient aucune référence spécifiquement chrétienne. Certes, un chapitre sur les sept est consacré à la parabole du Bon Samaritain. Mais le pape s’empresse d’expliquer, de manière alambiquée :     « Car, bien que cette lettre s’adresse à toutes les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses, la parabole se présente de telle manière que chacun d’entre nous peut se laisser interpeler par elle ». Le pape semble n’avoir retenu la parabole du Bon Samaritain que parce qu’elle était audible par des non-chrétiens, voir des adversaires du christianisme ! Et on appréciera le « nous »: dans un texte où les fidèles trouveront peu de réconfort, le pape ne fait plus de distinction entre le troupeau dont il a la charge et les autres - sans se demander s’il ne lui arrive jamais de s’adresser à des loups déguisés en moutons. 

- Plus encore que Laudato Si, son texte consacré à l’environnement, le texte rompt avec ce qu’est traditionnellement une encyclique, à savoir une lettre pontificale portant sur un sujet de foi ou l’éclairage, par la foi, d’une grande interrogation contemporaine. Que penser, par exemple, d’une déclaration comme celle-ci : « tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité universelle ne pourra pas avoir lieu ».  En quoi l’Eglise a-t-elle jamais prétendu que le paradis sur terre étant impossible, les hommes ne pouvaient pas être, d’ores et déjà habité par la joie - même au pire du désastre - de celui qui connaît Dieu, espère le posséder pleinement un jour et en prend le chemin par l’exercice concret de la charité ? En quoi l’Eglise devrait-elle se préoccuper d’une fête mondiale de la fraternité, elle qui parle d’un Dieu incarné, qui célèbre une liturgie enracinée dans une histoire, celle d’Israël (le peuple de la Première Alliance est soit traité cavalièrement soit absent du texte) et de la transmission du monothéisme hébraïque à tous les peuples ? Ce qui m’importe comme chrétien, c’est la fête de Noël, celle de Pâques et celle de la Pentecôte; que ces fêtes me donnent l’occasion de mieux « aimer mon prochain comme moi-même », est indéniable; mais pour un chrétien, le développement de la fraternité est inséparable de l’adhésion à Jésus-Christ. Le pape a raison de rappeler, au passage, qu’il n’y a pas de foi sans les oeuvres; mais il aurait fallu qu’ailleurs dans son texte, il rappelle qu’il n’y a pas de fraternité aboutie sans incorporation au Christ, par son Eglise. Comment un pape peut-il écrire, par exemple : « Le pardon et la réconciliation sont des termes fortement mis en exergue dans le christianisme et, de diverses manières, dans d’autres religions » - comme s’il n’y avait pas de différence qualitative entre ce qui relève, pour finir, au sein du catholicisme, d’un sacrement  (l’absolution des péchés au terme de la confession individuelle, magnifique invention du monachisme irlandais au VIIè-VIIIè siècle de notre ère) et la minute de silence d’une commémoration publique ou un coming out dans une émission de télé-réalité? 

- L’enfouissement , François le pratique surtout, en l’occurrence, par la reprise d’une déclaration commune faite avec le Grand Imam de l’université d’Al-Azhar en février 2019 dédié à la « fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». On est donc à l’opposé de ce qu’on attend d’une encyclique, qui doit ressouder les rangs de l’Eglise. Tutti Fratelli se termine par une série d’invocations et de formules de prières où la paternité divine et la fraternité humaine des disciples du Christ sont privées de la plus grande partie de leurs aspérités, pour être compatibles avec le dialogue islamo-chrétien.   Le texte a beau se réclamer de François d’Assise et de Charles de Foucauld, sa fidélité à l’esprit de ces deux grands saints paraît pour le moins fragile.

Le temps de l’inventaire du pontificat de François est venu

Nous voici donc devant une difficulté. Comment réagir face à Tutti Fratelli ? J’aurais pu égrener longuement les faiblesses de ce texte interminable et filandreux. Mais il ne s’agit pas, malheureusement, d’une copie ratée d’un étudiant de Sciences Po ou du discours mal ficelé d’un rédacteur fraichement recruté au cabinet du Secrétaire Général de l’ONU. Il s’agit du successeur de Pierre, Vicaire du Christ, qui vient après un extraordinaire enchaînement d’une quinzaine de papes de premier plan, de Pie VI, qui brava la Terreur révolutionnaire à Benoît XVI, théologien d’exception. On peut d’autant moins esquiver la question que François est en permanence, dans la dernière partie de la lettre, au bord de la rupture avec l’enseignement de ses prédécesseurs. Le caractère fondamental de la propriété privée, toujours réaffirmé depuis Léon XIII, en particulier face au socialisme, est ici réduit à sa « fonction sociale ». Jean-Paul II a recommandé l’abolition de la peine de mort mais ne l’a jamais déclarée illégitime comme François le fait. L’Eglise se rappelle qu’elle ne doit pas chercher à prendre les rênes du Royaume de César, quand bien même elle se réserve le droit de le juger. Jean XXIII, dans Pacem in Terris, a souligné combien l’arme nucléaire rendait problématique les regards traditionnellement portés sur la guerre. Il n’a pas pour autant jeté par-dessus bord la notion de « guerre juste » telle qu’elle a été élaborée depuis Saint Augustin ; François lui est prêt à le faire. Je conseille d’ailleurs au lecteur de relire Pacem In Terris : c’est un modèle d’encyclique ; la lettre est courte, bien charpentée, alimentée à l’anthropologie classique et enracinée d’abord dans l’Ecriture et la Tradition. Il faut le relire pour se remémorer ce que doit être une communication pontificale à tous les fidèles et aux « hommes de bonne volonté » (qui sont non pas la masse indifférenciée des frères humains évoquée dans Tutti Fratelli mais tous les hommes et les femmes qui ont la volonté de faire le bien). Je ne nie pas que, dans quelques passages, François renoue avec la réflexion classique de l’Eglise, par exemple, lorsqu’il propose de réhabiliter la « politique » au sens de la recherche du bien commun. Ou bien quand il fait l’éloge de « l’amitié sociale ». Cependant, cela est noyé dans un flot de paroles qui apporte plus de confusion que de réconfort.

Cela fait sept ans et demi que François est monté sur le trône de Pierre. Il est possible de faire un premier bilan.

1. Il n’est malheureusement plus possible d’ignorer les textes produits par ce pontife à la fois prolixe et peu théologien. C’est un fait que pas grand-chose de ce qu’il a écrit ne restera dans le magistère de l’Eglise. Mais il se glisse trop d’imprécisions et d’approximations dans ses publications pour que l’on se contente de les écarter d’un un revers de main ou d’attendre un nouveau pontificat. C’est un fait que rien de ce qu’a écrit François ne peut servir de base pour une élaboration du magistère extraordinaire (le niveau de « l’infaillibilité »). Chez ses prédécesseurs, les encycliques sont venues régulièrement alimenter le magistère ordinaire ou préparer les esprits à du « magistère extraordinaire ». Mais avec François, on n’atteint que rarement le niveau encore inférieur, celui du « magistère authentique ». Cela pose un problème car le pape est là, normalement, pour soutenir ses frères évêques et conforter les fidèles. Or, de même que quatre cardinaux avaient formulé des « doutes » (dubia) après l’encycliqiue Amoris Laetitia et que de nombreux théologiens l’ont critiquée au nom de la continuité de l’enseignement de l’Eglise ; de même qu’il a fallu que Benoît XVI et le Cardinal Sarah interviennent dans le débat pour empêcher l’ouverture du sacerdoce aux hommes mariés que le « synode amazonien » avait recommandée au Souverain Pontife; de même, les encycliques « Laudato Si » et « Fratelli Tutti » méritent d’être scrutées d’un double point de vue: celui de leur éventuelle rupture, au moins sur certains points, avec l’enseignement des prédécesseurs; celui d’une « Eglise experte en humanité », qui se doit d’être à la pointe de l’intelligence et de la compréhension du monde - comme Pie XII en a donné l’exemple peut-être le plus abouti  au milieu du XXè siècle.  

2. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce pontificat. La voix des laïcs s’y fait de plus en plus entendre. Mais non comme François l’aurait imaginé, au service d’une Eglise teintée de connivence avec la vision mondialiste et la théologie improprement appelée « de la libération ». De plus en plus nombreuses sont les voix laïques, en particulier en Amérique du Nord, qui rappellent le pape aux contenus du magistère. Scandaleux? Non, quand le pape a la tentation de déposer le fardeau du « magistère », il est sain que certains de ses frères viennent le rappeler à son devoir. Le « serviteur des serviteurs de Dieu » a des devoirs auxquels il ne peut se dérober. Evêques et prêtres semblent souvent hésitants à sortir de la discipline ecclésiastique pour s’étonner des flottements de l’enseignement de ce pape. On a même des manifestations d’obédience pour le moins ridicules : ainsi en va-t-il de la manière dont les paroisses de France ont été invitées par la Conférence épiscopale à devenir des « paroisses vertes » pour mettre en œuvre l’enseignement de « Laudato Si ». Il revient à des laïcs courageux et faisant preuve d’esprit prophétique, de dénoncer ce qui leur semble douteux, sinon toujours dans l’enseignement de François, du moins dans l’atmosphère qu’il sécrète autour de lui à Rome. De ce point de vue, la résistance de laïcs - méritant bien la belle qualification de « fidèles » - au « synode amazonien » de l’automne 2019 est un signe annonciateur du travail d’inventaire qu’il va falloir effectuer dans les mois et les années qui viennent pour séparer le bon grain de l’ivraie dans l’enseignement de François. Et je me joins au groupe des interpelants pour dire à François, filialement: « Très Saint Père, n’oubliez pas d’être pape ! » 

3. Il y a des sujets sur lesquels il est nécessaire, d’ores et déjà, de lancer un débat. Par exemple l’accord diplomatique du Saint-Siège avec la Chine est-il autre chose qu’un gigantesque lâchage des catholiques de l’Eglise souterraine au profit d’un accord avec le Parti Communiste Chinois, qui s’est empressé de l’instrumentaliser et de le faire servir à son programme global de répression des religions sur tout le territoire de la République populaire de Chine - rappeler les communistes chinois aux droits de l’homme est une belle exigence de fraternité, non ?  Autre exemple : il est absolument inacceptable que l’universitaire Jeffrey Sachs, partisan non dissimulé d’une réduction extrême de la population mondiale par l’avortement généralisé, soit devenu un consultant permanent auprès du Saint-Siège au prétexte qu’il est spécialisé dans les questions d’écologie et proche du Secrétaire Général de l’ONU. L’encyclique condamne au passage les atteintes au droit à la vie, dans la continuité des prédécesseurs, mais cela devait conduire à ne plus utiliser les services d’un universitaire américain qui cherche à faire oublier sa contribution aux thérapies économiques erronées des années 1990 en Europe de l’Est par des théories pires encore sur l’avenir de la planète ! 

4. Le temps est venu de réclamer des comptes au pape François, de lui demander s’il est fidèle au mandat qu’il a reçu du Collège des cardinaux. Il va falloir que des voix plus nombreuses s’élèvent, pour réclamer plus de sens des responsabilités chez ceux qui gouvernent l’Eglise. Les informations fiables qui parviennent de Rome ces jours-ci rendent sceptique sur le fait que François aurait tenu ses engagements de remettre en ordre les finances de l’Eglise. On pourrait multiplier les exemples qui donnent à penser que ce pontife si prompt à expliquer au monde ce que devrait être la gouvernance mondiale telle que ses amis « globalistes » la prônent, a largement oublié de bien gouverner l’Eglise. Avant de critiquer le capitalisme, qui est une conséquence de la christianisation du monde (voir la parabole des talents) et a sorti l’humanité de la misère matérielle, il faudrait peut-être s’assurer que tout soupçon de corruption financière  au sein de la Curie est écarté. 

Tutti fratelli…in Cristo !

Pour ne pas terminer cette évaluation critique de Tutti Fratelli sur une note purement négative, on pourrait Invoquer, comme le fait François, la tradition franciscaine. Mais cela conduit très rapidement, à se demander pourquoi le pape en donne une vision aussi réduite. Oui, il y a d’autres courants que le thomisme – si cher à Léon XIII – dans l’Eglise. Mais rendre justice à Saint Bonaventure – l’inspirateur premier de Benoît XVI – et à l’école de théologie franciscaine qu’Alexandre de Halès et lui ont fondée au XIIIè siècle, ce serait faire plonger les fidèles dans quelque chose qui est bien éloigné de la bouillie onusienne qui imprègne trop de passages de Tutti fratelli.

De même que l’amour des pauvres a mené Saint François d’Assise jusqu’aux stigmates de la Passion, de même Saint Bonaventure peut écrire: « Le sujet de la théologie est tour à tour: Dieu de qui viennent tous les êtres, le Christ par qui tous passent, l’oeuvre rédemptrice vers laquelle tous tendent, l’unique lien de charité qui enserre et unit tous les êtres célestes et terrestres ». Bonaventure affirme les droits de Dieu trinitaire  et la centralité du Christ avant de parler de charité.  Pas sûr que le « tout est connecté » du pape Bergoglio ni son exploration purement immanente de la « fraternité » soit à la hauteur de Saint Bonaventure ni de toute la tradition franciscaine.

Pensons par exemple à la manière dont le plus grand théologien du Moyen-Age, le Bienheureux Jean Duns Scot, franciscain lui aussi, affirme le caractère central du Christ dans toute la Création, puisqu’il est pour le théologien mort à Cologne en 1308 « le premier dans l’intention et le dernier dans la réalisation » de Dieu son Père. Pour Duns Scot, tout tend et doit tendre  vers Jésus-Christ car il représente la réalisation plénière du plan d’amour divin, consistant à se communiquer en plénitude à un être créé.  Jamais on n’a poussé aussi loin l’optimisme chrétien que chez Duns Scot, pour qui le Christ serait venu même si Adam n’avait pas chuté. Il y là une vision cosmique et surnaturelle à la fois qui en fait l’un des sommets de la pensée européenne. L’accomplissement de la fraternité humaine, selon Duns Scot, fidèle disciple de Saint François, ne peut pas être autre chose qu’incorporation au Christ pour la divinisation de l’homme uni – comme le Poverello – aux souffrances du Sauveur (Dieu n’a pas renoncé à don plan d’amour malgré le péché). C’est pourquoi, il est nécessaire, en finissant, de demander au pape pourquoi il n’a pas intitulé son encyclique, s’il voulait être fidèle à la tradition franciscaine : « Tutti fratelli in Cristo ». Tous frères, à la fin, dans le Christ, telle doit être l’espérance d’un chrétien.   

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