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Fractures internes liées au putsch turc, attaque à la hache, viols de Cologne : quel est réellement le niveau de tension de la société allemande ?
©REUTERS/Hannibal Hanschke

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Crise migratoire, agressions à Cologne lors du Nouvel An, attaque djihadiste dans un train... La société allemande est aujourd'hui en proie à une certaine tension depuis plusieurs mois. Par ailleurs, alors qu'une forte minorité turque vit dans le pays, la tentative de coup d'Etat contre le président Erdogan pourrait également avoir des répercussions outre-Rhin.

Stephan Martens

Stephan Martens

Stephan Martens est professeur de civilisation allemande à l'université de Cergy-Pontoise. Il enseigne la culture et l’histoire germaniques aux étudiants français depuis près de vingt ans. Il a été recteur de l’académie de la Guadeloupe entre 2011 et 2014 et a fondé l’Académie franco-allemande des relations internationales de Bordeaux, qu'il préside depuis 2010. Il a publié près de 70 publications académiques et écrit ou dirigé un dizaine d’ouvrages au cours de sa carrière. Francophone et francophile, il a publié avec son ami et ancien ambassadeur de France Philippe Gustin, France-Allemagne. Relancer le moteur de l’Europe (Paris, Éditions Lemieux, 2016).

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Atlantico : L'Allemagne est en proie à de multiples tensions. La crise migratoire, les agressions à Cologne, l'attaque revendiquée par l'Etat Islamique d'un jeune Afghan dans un train… Autant d'événements qui ont des incidences sur la société allemande. Face à ces multiples défis, quel est le niveau de tension de la société allemande ?

Stephan Martens : Il faut d’abord se rappeler du mantra de la chancelière Angela Merkel sur l’intégration des réfugiés : "Wir schaffen das !" (Nous allons y arriver !). C’était il y a près d’un an et malgré les manifestations du mouvement Pegida (acronyme allemand de "Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident"), créé en 2014 à Dresde, la population, dans son ensemble, était confiante, car l’Allemagne est un pays d’immigration – ce principe n’est plus remis en cause par aucun parti politique, à l’exception de mouvements extrémistes de droite.

Depuis les agressions de Cologne, dans la nuit du 31 décembre 2015, les Allemands ont cependant pris acte des limites de cette Willkommenskultur (politique d’accueil) à l’égard du 1,1 million de demandeurs d’asile (2015). Même pour un intellectuel comme l’historien Heinrich August Winkler, le Sonderweg (voie spécifique) de la chancelière en matière de politique des réfugiés est un échec. Selon lui, dans un article paru dans Die Zeit du 24 avril dernier, il n’y a pas de monopole moral allemand, faisant allusion ici à cette maladie allemande, ce besoin de triturer l’Histoire, parce qu’au fond les Allemands pensent qu’ils peuvent aller plus loin que tout le monde pour le meilleur et pour le pire. Selon un sondage publié par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 19 juillet dernier, près de 62% des élites politiques et économiques allemandes, très favorables à la politique d’ouverture en septembre 2015, veulent désormais une politique migratoire plus restrictive.

Il reste que des sondages récents font apparaître qu’il n’y a pas de positionnement hostile a priori de la part d’une large majorité d’Allemands vis-à-vis des réfugiés politiques musulmans. Il ne faut pas oublier qu’économiquement, à l’inverse de la France et d’autres pays du Sud ou de l’Est, l’Allemagne va bien et les Allemands veulent surtout que cet état perdure : en fait, ils ne veulent pas de changements majeurs, ni à travers une européanisation trop poussée, ni à travers des immigrés qui refuseraient les fondements politico-culturels de cette nouvelle Allemagne décomplexée et plus détendue.

Depuis le début de la crise migratoire, plusieurs actes hostiles ainsi que des manifestations anti-immigrés ont éclaté en Allemagne. Malgré ces actes malveillants, comment l'Allemagne peut-elle parvenir à assurer une cohésion nationale ? Quel pourrait être son seuil de tolérance ?

La police criminelle (BKA) a enregistré, au premier trimestre 2016, 347 délits, dont trois tentatives de meurtre, 37 incendies et 23 agressions corporelles. Des bénévoles, des responsables politiques et des journalistes ont aussi été pris pour cibles. Mais le nombre d’extrémistes de droite (au sein du NPD, Dritter Weg ou Die Rechte) est passé de 50 000 en 2000 à 22 000 en 2016. Le parti AfD (Alternative pour l’Allemagne), créé en 2013, perçu comme un parti national-populiste, n’est pas classé parmi les partis d’extrême-droite et il n’est donc pas surveillé par l’Office fédéral de protection de la Constitution.

Il faut bien savoir que l’histoire récente est un levier essentiel et puissant pour contrer toute velléité de dérive extrémiste. L’AfD pourrait se discréditer dans le débat public en recourant à des messages à connotation xénophobe et à des déclarations provocatrices, comme l’ont fait des partis d’extrême-droite dans le passé (NPD, DVU ou Die Republikaner). Les propos à caractère raciste tenus par un dirigeant de l’AfD contre le joueur de football noir allemand Jérôme Boadeng, juste avant le début du championnat d’Europe en France, ont été vivement critiqués par l’ensemble de la classe politique et de l’opinion publique. Tout un symbole : le 11 mai dernier c’est Mutherem Aras, du parti Les Verts, d’origine turque et musulmane, qui a été élue dans le Bade-Wurtemberg présidente du parlement régional, une première. Alors que cette fonction devait normalement revenir à un membre de l’AfD, tous les autres partis représentés au parlement régional s’y sont opposés. Il y a eu un réflexe "front républicain" marqué.

Le gouvernement fédéral n’a pas seulement durci la politique à l’égard de l’arrivée massive de réfugiés sur le territoire. Sur sa proposition, le Bundestag a également adopté le 7 juillet dernier une loi sans précédent dans le pays encadrant l’intégration des réfugiés, leurs droits et leurs devoirs. L’Allemagne n’attribuera pas de droit de séjour durable aux réfugiés qui ne feraient pas suffisamment d’efforts pour s’intégrer, notamment par l’apprentissage de la langue allemande. Le texte comporte aussi un volet dédié à l’emploi des réfugiés pour faciliter leur embauche. C’est un texte indispensable, car pendant des décennies les responsables politiques, conservateurs de la CDU/CSU (chrétiens-démocrates et chrétiens-sociaux bavarois) en premier lieu, ne percevant pas l’Allemagne comme terre d’immigration, accueillaient les immigrés en tant que Gastarbeiter (travailleurs invités), censés repartir un jour, sans développer une quelconque politique d’intégration. Il s’agit désormais pour les acteurs politiques et économiques allemands de signifier l’intérêt de l’arrivée d’immigrés ou de réfugiés pour un pays où la démographie déclinante et vieillissante constitue le principal défi socio-économique pour les années à venir.

Quelles vont être les répercussions de ces tensions sur Angela Merkel et les prochaines élections fédérales allemandes ? Ces événements peuvent-ils profiter au parti eurosceptique allemand AfD ?

Suite aux élections du 13 mars 2016 dans les Länder du Bade-Wurtemberg, de Saxe-Anhalt et de Rhénanie-Palatinat, l’AfD est représenté dans 8 parlements régionaux sur 16 et les sondages lui président un avenir plus ou moins florissant notamment à l’occasion des élections fédérales de septembre 2017 (depuis janvier 2016, le parti oscille régulièrement entre 10 et 15% d’intentions de vote) : le parti séduit cette frange de l’opinion publique allemande qui est désormais moins sensible aux envolées anti-euro qu’à un discours centré sur les réfugiés.

Il est vrai qu’à l’arrière-plan d’une crise structurelle des partis traditionnels – surtout du SPD (sociaux-démocrates) incapable de théoriser l’après-Gerhard Schröder et ses réformes sociales lancées en 2003 pour se projeter au-delà du néo-libéralisme et du postmodernisme – on voit aujourd’hui comment la crise migratoire favorise la montée d’un parti populiste qui capte une partie de l’électorat de la CDU. Au pouvoir depuis une décennie, la chancelière Merkel porte une responsabilité particulière dans l’essor de l’AfD. En imposant un positionnement central à la CDU, électoralement gagnant, voire un virage vers la gauche, de la sortie du nucléaire à la conversion au salaire minimum, la chancelière a amplifié la "social-démocratisation" du parti et ouvert un espace à sa droite. Un danger notamment pour la CSU bavaroise qui, historiquement, a toujours proclamé qu’il n’y aurait pas de parti démocratiquement légitime à sa droite. De fait, on assiste probablement à la fin d’une certaine exception allemande et donc à l’européanisation du système politique allemand avec davantage d’éparpillement des voix. Le spectre politique s’était déjà élargi à gauche, avec l’avènement de Die Linke à la gauche du SPD, désormais disparaît pour la droite parlementaire la prétention à la représentation exclusive. Dans le système politique allemand fondé sur le consensus, où droite et gauche gouvernent parfois ensemble, l’AfD incarne, pour certains, la seule alternative par rapport au système établi.

La chancelière Merkel reste cependant une personnalité politique de poids et personne ne semble pouvoir la concurrencer. Il faut s’attendre plutôt à une reconfiguration du paysage politique allemand. N’oublions pas qu’en Hesse, la CDU gouverne le Land avec Les Verts depuis 2014, et le 2 mai dernier, suite aux élections régionales dans le Bade Wurtemberg, Les Verts ont annoncé une alliance inédite avec la CDU pour gouverner ce Land. C’est historique, car pour la première fois, la CDU est le partenaire junior d’une coalition avec les écologistes. Cette nouvelle coalition renforce la possibilité d’une alliance au niveau fédéral en 2017 entre les deux partis. Pour un certain nombre de chrétiens-démocrates, il n’y a d’ailleurs plus de différences idéologiques fondamentales entre les deux partis, l’arrêt du nucléaire et du service militaire a assis la popularité de la chancelière Merkel chez les électeurs écologistes.

L'Allemagne possède une très grande communauté d'origine immigrée turque et surtout pro-Erdogan. Quelles pourraient être les répercussions de la récente crise politique en Turquie, pays stratégique notamment dans la crise migratoire, sur les tensions sociales déjà présentes au sein du pays ?

L’échec du coup d’État en Turquie, le 15 juillet dernier, remet en cause les fondements de l’accord sur les réfugiés passé, sous pression de la chancelière Merkel, entre Ankara et l’UE, le 18 mars dernier. L’accord a permis, moyennant un certain nombre de conditions, de réduire drastiquement le flux de réfugiés vers la Grèce, et donc vers l’Allemagne. L’évolution de la politique turque après le putsch raté risque cependant de le remettre en cause : la réouverture des négociations d’adhésion à l’UE et la levée de l’obligation de visas pour les ressortissants turcs se rendant dans les États membres de l’UE sont, théoriquement, suspendues à la réalisation de "réformes démocratiques". Or, vu de Berlin, offrir la liberté de circulation dans un contexte d’arrestations et de limogeages massifs de policiers, de juges et d’universitaires et surtout de projet de rétablissement de la peine de mort, serait la preuve que l’UE a renoncé à ses valeurs pour sauver l’accord sur les réfugiés. Et pour le président Recep Tayyip Erdogan, si l’UE ne souhaite plus lever l’obligation de visas pour les Turcs, il pourra considérer que l’accord sur les réfugiés est caduc et rallumer le flux de réfugiés en mer Égée. Le problème pour la chancelière Merkel est que pour endiguer l’arrivée massive de réfugiés, elle a fait reposer toute sa stratégie sur la Turquie, faisant même pression sur ses partenaires européens afin qu’ils acceptent de la suivre. Elle ne peut se permettre, au plan de la politique intérieure, la reprise d’une arrivée massive de réfugiés en Allemagne.

La chancelière Merkel est donc dans une situation délicate, d’autant que les tensions entre Ankara et Berlin sont déjà vives suite à la reconnaissance du génocide arménien par les députés du Bundestag, le 2 juin dernier, et les propos douteux du président Erdogan sur le "sang corrompu" d’élus allemands d’origine turque. Les dirigeants allemands sont tout à fait conscients de l’importance que revêt la situation politique turque en Allemagne même : la diaspora turque de près de 3 millions de personnes dans le pays est la plus importante communauté turque à l’étranger et celle-ci est largement acquise au président Erdogan – pour preuve les dizaines de milliers de Turcs dans les rues d’Essen, d’Hambourg ou de Berlin pour le soutenir contre la tentative de putsch. Mais les Turcs installés en Allemagne bénéficient depuis une loi de 2000, renforcée par une autre loi de 2014, de la possibilité d’acquérir, à quelques conditions, la double nationalité.

Pour le gouvernement allemand il s’agit maintenant de trouver un juste équilibre, ne pas renoncer aux valeurs qui fondent l’UE – et en cas de rétablissement de la peine de mort, Berlin signifiera à Ankara la fin des négociations d’adhésion à l’UE –, mais continuer à "dialoguer" avec le pouvoir turc en place, notamment en raison des liens traditionnels forts qui unissent les deux pays et des intérêts économiques et commerciaux. Dans ce contexte, la chancelière Merkel a rappelé le 15 juillet que c’était au nom de la démocratie qu’elle condamnait les putschistes, mais non en raison de son soutien à un président qui à court terme risque de diviser la société allemande.

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