Fake News : la grande (et dangereuse) panique morale<!-- --> | Atlantico.fr
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Sur l’ensemble des pays, les médias sociaux ont définitivement dépassé l’accès direct aux sites médias et aux applications pour s’informer.
Sur l’ensemble des pays, les médias sociaux ont définitivement dépassé l’accès direct aux sites médias et aux applications pour s’informer.
©Eva Marie Uzcategui / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Défiance

Selon le rapport annuel sur les pratiques d’information en ligne de l’Institut Reuters pour l’année 2023, les résultats indiquent clairement une défiance importante du public envers les médias traditionnels.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Selon le rapport annuel sur les pratiques d’information en ligne de l’Institut Reuters pour l’année 2023, les résultats indiquent clairement une défiance importante du public envers les médias traditionnels. Sur l’ensemble des pays, les médias sociaux ont définitivement dépassé l’accès direct aux sites médias et aux applications pour s’informer. Cela doit-il renforcer la nécessité de contrôler et réguler les réseaux sociaux par rapport aux contenus ?

Fabrice Epelboin : La défiance envers les médias est très variable dans le monde occidental. Il y a deux fois plus de défiance en France qu’en Allemagne, selon l’étude Reuters. Les Etats-Unis, la France sont dans une situation très particulière, aux côtés de la Corée du Sud. Ces trois pays sont de très loin ceux qui recueillent le taux le plus faible concernant la confiance du public envers les médias traditionnels.

Il y a un changement dans les voies d’accès à l’information. La principale voie se situe à travers les réseaux sociaux. Cela fait évoluer la distribution de l’information. Enormément de valeurs d’influence ont été transférées dans la distribution. La capacité d’influence de rédacteurs de contenus (journalistes ou non) est mise au second plan par rapport à la capacité de distribuer l’information au bon public au bon moment. Le transfert d’influence est de plus en plus vers les réseaux sociaux.

Il est important de réguler les réseaux sociaux. Mais reste à savoir comment. Lorsque vous avez un acteur, étranger qui plus est, qui prend une telle importance dans l’influence qu’il va avoir sur l’opinion publique, il faut donc la réguler.   

La lutte contre la désinformation a poussé les autorités australiennes à la construction d'un nouveau projet de loi visant à freiner sa propagation. En quoi ces démarches et ces tentatives de régulation et d’encadrement soulignent une panique morale au sein des démocraties occidentales vis-à-vis de la désinformation et de la liberté d’expression ?

Eric Deschavanne : Je ne cautionne pas l’usage de la notion de « panique morale ». Il faut distinguer les questions : la question, d’une part, des rapports entre morale et liberté, d’autre part celle des inquiétudes, légitimes ou non, relatives aux menaces qui pèsent sur l’avenir de la liberté, de l’information et de la démocratie. S’agissant des rapports entre liberté d’expression, diffusion de fausses informations et morale, il faut rappeler un point fondamental que les « vertuistes » tendent à oublier : dans un système libéral, il est permis de produire et de diffuser des informations fausses, inexactes ou mensongères. Défendre le droit à la liberté d’expression revient de fait à défendre le droit à la bêtise, au mensonge, à la mauvaise foi, à la méchanceté et même à la haine. Entre la liberté et la censure au nom du Vrai et du Bien, il faut donc choisir.

Par ailleurs, l’encadrement de la liberté d’expression se fonde sur de légitimes inquiétudes portant sur les conséquences pratiques qui peuvent en résulter. Les fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux peuvent par exemple émaner de puissances étrangères dans le cadre de « la guerre hybride », et porter ainsi atteinte à la sécurité nationale. Avant même l’ère numérique, la France, à tort ou à raison, a prohibé le négationnisme, estimant que cette falsification de l’histoire constituait un trouble à l’ordre public. Le meurtre de Samuel Paty a pour origine la diffusion d’une fausse information sur les réseaux sociaux, sans l’existence desquels ce professeur serait aujourd’hui toujours en vie. On pourrait bien entendu multiplier les exemples : dans la mesure où la publication et la diffusion de fausses informations sont susceptibles de générer des nuisances réelles, il n’y a rien d’illégitime dans le fait d’en concevoir la prévention par un encadrement légal de la liberté d’expression et d’information. Tout le problème est de tracer la limite qui sépare le licite et l’illicite en définissant précisément le type de nuisances et d’informations fausses que l’on veut prohiber. Le débat à ce sujet est permanent, légitime et impossible à trancher définitivement.

Fabrice Epelboin : Ce que vous appelez « démocraties » sont des systèmes qui sont composés d’un corps d’élus et de grands médias mainstream qui arrivaient à encadrer ou « contrôler » dans certains cas l’opinion publique.  Aux Etats-Unis, les médias mainstream n’ont plus le même poids que les médias émergents.

Nous sommes à un moment charnière. Tout le monde s’attend à un basculement, les médias mainstream étant en chute libre. Ils n’arrivent plus à cibler un public. Les réseaux sociaux font leur distribution. De l’autre côté, les médias alternatifs ont beaucoup moins de moyens par rapport aux médias mainstream mais ils atteignent peu à peu des scores d’audience tout à fait comparables. Certains podcasts sur Internet font plus d’audience que le service public en access prime time. A la télévision, les audiences ont fondu comme neige au soleil.

Ce système pourrait donc s’effondrer. Cela peut être une source d’inquiétude. Les médias mainstream tentent de se défendre. Le taux de confiance envers les médias traditionnels s’est érodé. Et l’arrivée de l’intelligence artificielle interroge également sur l’avenir de la profession. L’IA a toutes les chances de faire une entrée fracassante dans le monde des médias.

Elon Musk a aussi participé à une étape importante avec la nouvelle fonctionnalité des community notes sur Twitter, sur X, permettant de lutter plus efficacement et de manière plus intelligente contre les fausses informations. Ce système, très récent, est déjà plus efficace que la quasi-totalité des systèmes de fact-checking développés jusqu’ici.

La régulation est donc un pouvoir. Nous sommes passés d’une régulation au sein de Twitter avec une forme de censure totalement biaisée politiquement à une régulation des fake news qui est gérée par la communauté et de manière collaborative. Il est désormais possible de signaler un contenu auprès de Twitter ou de le signaler comme une publication contraire à la législation européenne. Il ne s’agit plus uniquement des règles de la communauté Twitter mais de règles juridiques claires établies en Europe. Enormément de progrès ont été faits et dans un temps très court.

L’exemple du projet de loi australien, qui exempte les institutions d'information traditionnelles telles que les médias grands publics et le gouvernement, ne souligne-t-il pas le véritable motif de la panique suscitée par la désinformation ? Ce phénomène ne va-t-il pas aggraver le phénomène de défiance chez les citoyens envers les médias et le pouvoir politique ?

Eric Deschavanne : Je n’ai pas la compétence requise pour porter un jugement sur la loi australienne en question. Sur le principe, bien entendu, il faut rappeler que la loi doit être la même pour tous. Dans le débat qui oppose les médias classiques et les nouveaux opérateurs du numérique, on peut s’inquiéter du conservatisme liberticide de ceux qui défendent le monopole des anciennes sources d’informations « autorisées », prétendument plus fiables et plus responsables, ou bien à l’inverse s’inquiéter du nouvel obscurantisme généré par la dérégulation du marché de l’information dans une société médiatique où la liberté la plus anarchique est devenue la règle tandis que l’idée d’un contrôle de l’opinion par les institutions semble désormais relever du fantasme pur et simple. Cela fait donc deux « paniques morales », n’est-ce pas ?

D’un point de vue opérationnel, quand bien même on voudrait appliquer les mêmes règles à l’ensemble des sources d’informations, le numérique a fait surgir un problème pratique spécifique, lié à l’instantanéité de la publication et du partage ainsi qu’à la démultiplication des sources : il paraît difficile, voire impossible, dans un tel contexte, de contrôler et de réguler la production de l’information. L’un des arguments les plus forts contre les tentatives de régulation est du reste qu’elles sont par avance condamnées à l’échec par l’innovation technologique. Plutôt que de faire des procès d’intention, il serait préférable d’approfondir la réflexion afin de générer, dans la mesure du possible, un consensus relatif à la fois aux fins légitimes et aux moyens efficaces et pertinents de la régulation de l’information.

Cette panique morale face aux fake news et à la désinformation ne va-t-elle pas conduire à de la censure, à la suppression de contenus et au blocage des comptes d'utilisateurs ? Le concept de la désinformation ne transforme-t-il pas les plateformes numériques en censeurs et en arbitres de la vérité plutôt qu'en régulateurs ?

Eric Deschavanne : Confier la régulation aux plateformes numériques, c’est-à-dire aux algorithmes, me paraît une idée absurde. Le risque, ce à quoi on assiste déjà, est celui d’une censure aveugle, techno-bureaucratique, fondée sur des normes obéissant à des stéréotypes idéologiques. Dans l’univers numérique, chaque individu est un « créateur de contenu » destiné, sinon à produire, du moins à partager et donc à diffuser de l’information. Il importe me semble-t-il avant tout de responsabiliser les individus, par exemple en levant l’anonymat sur les réseaux sociaux et en favorisant la mise en cause de la responsabilité civile ou pénale en cas de nuisances sanctionnées par la loi (menaces de mort, harcèlement, diffamation, etc.).

Est-il possible de lutter plus équitablement contre les fake news sans céder à cette panique morale qui s’installe à travers la planète et au sein de nombreuses démocraties ? Quelles seraient les meilleures solutions à apporter sans rogner sur les libertés fondamentales et pour garantir la fiabilité de l’information ?

Eric Deschavanne : Les démocraties libérales doivent en premier lieu garder confiance en elles-mêmes : la liberté d’expression et d’information, comme la démocratie, est pour la vérité le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. L’univers numérique est un terrain de jeu en effet relativement anarchique mais où à tout moment s’affrontent la vérité et l’erreur, la mauvaise foi et la bonne foi, l’idéologie et la connaissance. Il est bien évident que les Lumières y règnent moins qu’à l’Académie des sciences, mais on peut raisonnablement penser que dans cette atmosphère de liberté l’opiniâtreté des faits doit toujours finir, avec le temps, par triompher de la fausse information.

La régulation est légitime en raison des nuisances, pour les individus ou l’ordre public, que les fake news sont susceptible de générer. Une politique de régulation libérale doit à mon sens responsabiliser davantage les individus, afin que chacun assume ouvertement ses paroles et ses actes, de sorte qu’il puisse avoir à rendre compte de leurs conséquences. Cela n’implique pas forcément davantage de lois, mais assurément davantage de sanctions des lois existantes.

Reste enfin à évoquer le nécessaire et difficile travail de l’éducation, dont la finalité est la liberté éclairée par la raison. Seul le progrès de l’esprit critique peut véritablement faire régresser la crédulité. Que le système d’information soit ouvert ou fermé, contrôlé par une institution ou quelques entreprises, ou bien à l’inverse livré à la concurrence de multiples sources d’informations, la manipulation de l’information et de l’opinion est également possible, l’unique rempart de la vérité de fait étant l’esprit critique qui résiste à la crédulité et à l’emprise idéologique.

Les actions de certains groupes radicaux dans la mouvance écologiste comme Extinction Rebellion, ayant entraîné des dégâts matériels, ne sont-elles pas une plus grande menace que certaines idées qui pourraient paraître farfelues et qui devraient être soumises à une réglementation ? Les gouvernements ne se trompent-ils pas de combat en entrant en guerre contre la « désinformation » ?

Eric Deschavanne : Je perçois une contradiction dans votre question. L’une des raisons de l’inquiétude à l’égard du phénomène de dérégulation du marché de l’information et d’éclatement de l’espace public de communication à l’ère du numérique est précisément qu’il favorise les mouvements extrémistes, ceux-là même qui incitent à l’action politique antisystème. Il existe de toute évidence une affinité entre défiance vis-à-vis de l’information « mainstream » et défiance vis-à-vis de la politique « mainstream ».

Le lien entre information et politique tient à la tentation de confondre fait et opinion sous l’emprise de l’idéologie. Le rôle du système d’information est précisément de les dissocier, afin de permettre au débat démocratique de se fonder sur le sol stable de la vérité commune, celles des faits établis qu’on ne peut pas changer et qu’aucun esprit sain n’est en droit de pouvoir contester ou nier. Comme l’écrivait Hannah Arendt, « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ».

Bien entendu, ce souci de respecter la distinction entre le fait et l’opinion relève de la responsabilité morale et ne peut être imposé par la loi. Celle-ci ne peut ni ne doit empêcher ni l’idéologie, ni le relativisme. L’État libéral, idéologiquement neutre, doit se résigner à sanctionner les conduites transgressives sans toujours pouvoir en combattre la racine supposée. On peut d’ailleurs constater que les embardées liberticides en matière de liberté d’expression et d’information émanent le plus souvent d’idéologues qui ciblent spécifiquement l’idéologie ennemie. Sur le terrain de l’information comme sur d’autres, la liberté est un beau risque qui mérite d’être couru.

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