Et si le danger ne venait pas des électeurs FN mais de “l’abstention-1er-parti-de-France” ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
L'abstention, fléau des urnes
L'abstention, fléau des urnes
©Reuters

La Menace fantôme

Médias et politiques passent une grande partie de leur temps à analyser, sous toutes ses coutures, le "phénomène FN". Bien que rassemblant des déçus de la politique, celui-ci ne doit pas occulter une plus grande ennemie de la démocratie participative, quoique plus silencieuse : l'abstention. Et pour la combattre, il faut avant tout comprendre, enfin, ses racines.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico : Il est régulièrement question pour les personnalités politiques de pointer les dangers de la montée du Front national, et pour certains d'envisager des moyens de récupérer les électeurs. Pourtant, lors des élections législatives partielles dans le Doubs, qui ne sont certes qu’un scrutin local, l'abstention au premier tour est montée à 60,5%. Les formations politiques existantes ne devraient-elles pas s'intéresser davantage aux abstentionnistes, plutôt qu'aux électeurs frontistes dont on peut se réjouir qu'ils croient encore à l'expression par le vote ?

Christophe Bouillaud : Oui, du point de vue de la théorie démocratique la plus classique, il serait bien sûr souhaitable que les partis politiques en lice s’intéressent à l’ensemble des électeurs. Toute personne doit compter autant qu’une autre dans la vie démocratique idéale. A écouter leurs discours de campagne, c’est effectivement leur volonté affichée, mais il faut aussi constater que, collectivement, les partis politiques semblent de moins en moins capables de mobiliser les électeurs, en particulier les électeurs des classes populaire et moyenne. Il faut dire aussi que, stratégiquement, pour un parti, il peut être très tentant de s’adresser en priorité aux électeurs dont on sait qu’ils iront voter à coup sûr, plutôt qu’aux électeurs dont on connait d’expérience désormais la tendance à l’abstention.

Quelle radiographie des abstentionnistes peut-on faire à ce jour ? Quel constat de la diversité de leur rejet peut-on faire ? Le vote abstentionniste est-il fragmenté ?

Il faut sans doute distinguer classiquement et très schématiquement deux types d’abstention : d’une part, une abstention "sociale" qui s’enracine dans le statut social et économique défavorisé des personnes, d’autre part, une abstention "politique" qui correspond à un rejet de l’offre politique actuelle ou à une perte de croyance dans l’importance de la politique représentative. Des personnes peuvent bien sûr ressortir de ces deux types d’abstention simultanément, ou successivement. Il faut aussi signaler que la problématique de l’abstention s’étend aussi à celle de la non-inscription sur les listes électorales et à celle des votes nuls ou du vote blanc.

L’abstention "sociale" augmente, parce qu’avec la longue crise économique et sociale commencée dans les années 1970 il y a de plus de plus de gens qui sont marginalisés par rapport à la vie économique, qui survivent plus qu'ils ne vivent, qui sont noyés dans leurs problèmes quotidiens et peu insérés dans une vie sociale régulière. Par ailleurs, cette abstention, qui peut correspondre aussi à la non-inscription sur les listes électorales, joue d’autant que les structures traditionnelles de mobilisation des mondes populaires (Eglise catholique, syndicats ouvriers, parti communiste, associations d’éducation populaire, etc.) connaissent un fort déclin en termes d’adhérents, de moyens matériels, et aussi de maillage territorial.

D’autre part, il existe aussi une abstention "politique" d’une partie de la population, qui ne connait pas de telles difficultés économiques et sociales, mais qui ne se reconnait plus dans les choix offerts, ou plus exactement dans l’absence de choix offerts. Ou encore, il y a de plus en plus de gens qui ne croient plus à la politique représentative, qui pensent à tort ou à raison qu’avec la mondialisation ou l’européanisation, les hommes et femmes politiques français ne peuvent plus avoir prise sur le réel qui les concerne. Il ne sert plus donc à rien d’aller voter.

Le premier type d’abstention concerne surtout les personnes, souvent jeunes, faiblement qualifiées vivant en milieu urbain, et tout particulièrement dans les régions ayant connu depuis 1970 le déclin de l’industrie. Il faut ajouter que l’origine immigrée des personnes rajoute souvent une propension supplémentaire à l’abstention. C’est, si j’ose dire, le profil de l’abstention à la manière du département de la Seine Saint-Denis, ou de l’ancienne Lorraine industrielle.

L’autre type d’abstention, qui est souvent considérée comme plus politisée que la première, même si elle oscille entre le très classique "tous pourris" ou le plus récent "les politiques sont impuissants" se trouve plus également répartie sur le territoire. Elle concerne finalement un peu tout le monde, parce que, désormais, il reste finalement peu d’électeurs qui vont voter à toutes les élections, même si des milieux restent très participationnistes. Une étude récente sur l’usage des procurations dans l’espace de la ville de Paris tendait à montrer que l’ouest bourgeois restait plus participationniste que l’est anciennement populaire de la ville : certains milieux votent toujours, même quand ils n’ont pas le loisir de se rendre physiquement au bureau de vote le jour de l’élection. Inversement, des politistes ont pu montrer que le simple fait de la "mal inscription" (rester inscrit dans un bureau de vote alors qu’on a déménagé pas très loin) tend en milieu populaire à rendre plus abstentionniste.

Dans quelle mesure cette frange électorale qui ne considère plus le vote comme un ultime outil à sa préoccupation représente-t-elle un défi pour la démocratie ?

En fait, comme le montre le cas des nouvelles démocraties de l’est de l’Europe d’après 1989, la démocratie représentative peut fonctionner avec des niveaux faibles de participation électorale. La Pologne, qui peut pourtant être considérée comme un modèle de réussite économique et de stabilité politique depuis 1989, mobilise rarement plus de 50% de son électorat. Les Etats-Unis vivent depuis longtemps avec un électorat réel réduit. Cette situation semble désormais se reproduire à l’ouest de l’Europe, là où il existait une tradition de forte participation électorale. A vrai dire, nul ne sait jusqu’où la participation électorale pourrait baisser sans que l’ordre politique démocratique en soit remis en question. Après tout, nous acceptons déjà d’avoir un Parlement européen, doté de nombreux pouvoirs, dont certains élus nationaux sont élus par moins de 20% de l’électorat concerné (comme en Slovaquie). En d’autres temps et d’autres lieux – le Royaume-Uni d’avant 1820-, on aurait parlé de "bourgs pourris" pour désigner une telle situation d’un électorat si réduit qu’il en devient peu fiable pour désigner légitimement des élus. De fait, comme dans nos pays l’élection est toujours acquise quel que soit le niveau de participation, si personne n’est en état de s’organiser politiquement pour se plaindre de cette situation, cela pourrait baisser encore. 

Toutefois, tout dépendra alors de la nature de la société civile dans le pays et de l’ouverture ou non du jeu électoral. Si la société civile est tissée d’associations, d’entreprises, d’églises, etc. indépendantes du pouvoir politique en place, une nouvelle force finit souvent par émerger pour représenter les exclus du jeu politique. Si les règles électorales lui permettent d’entrer au Parlement, le jeu politique peut même changer. C’est ce qui se passe en Grèce avec Syriza, et, auparavant, en Italie, avec le "Mouvement 5 Etoiles" de Beppe Grillo. Par ailleurs, dans nos sociétés développées, il n’existe que la voie partisane de protestation. Comme l’a montré l’exemple des "indignés" en Espagne en 2011, même de très grandes manifestations de masse ne peuvent pas changer une politique nationale. Une partie des "Indignés" a d’ailleurs fini par créer le parti "Podemos".

Enfin, tout groupe extrémiste qui tenterait la voie de la violence pour exprimer les revendications des exclus ou des radicaux finirait rapidement sous le coup de la répression étatique. Par exemple, le parti d’extrême droite Aube dorée en Grèce a utilisé à la fois légale et illégale pour faire entendre ses revendications. Une grande partie de ses dirigeants a du coup fini en prison, car ils sont soupçonnés d’avoir commandité un assassinat. Les moyens policiers de lutte contre toute subversion et la délégitimation de la violence comme moyen de lutte politique se sont très fortement accrus depuis les années 1970, et il n’est plus question nulle part en Europe, et moins encore en France, de développer un "parti armé", comme disait l’extrême gauche italienne dans ces années-là, pour faire entendre des revendications. En résumé, les groupes sociaux qui ne vont pas aux urnes ne comptent guère, et ils ne sont pas si gênants que cela pour la stabilité des démocraties représentatives tant que l’Etat dispose de forces de sécurité fiables et efficaces.

Les formations politiques existantes doivent-elles se remettre en question ? De quelle manière ?

Ce n’est bien sûr pas à moi d’en juger. Elles sont libres de choisir leurs stratégies. Par contre, il est assez facile de constater que les deux grands partis politiques, l’UMP et le PS, qui alternent au pouvoir partagent des choix fondamentaux : l’approfondissement de l’Union européenne, le respect du régime libéral des échanges internationaux, le respect (modéré) de l’Etat de droit, l’atlantisme, la promotion de l’économie de marché, etc. Il existe bien sûr des différences (sur le niveau de l’imposition souhaitable des hauts revenus ou sur le mariage homosexuel par exemple), mais en matière de politique économique et sociale, à la fois en termes de moyens choisis et de résultats obtenus, il n’existe pas des différences très marquées. Parfois on peut même avoir l’impression que seuls les noms de la politique publique et du ministre changent à chaque alternance, comme en matière de "lutte contre le chômage". Nicolas Sarkozy était en échec sur le chômage, François Hollande l’est aussi.

La première chose à faire serait peut-être pour les deux grands partis de se demander sérieusement - et pas de manière routinière - si la ligne économique et sociale suivie est vraiment la seule possible, et s’il ne faudrait pas inventer autre chose. Les notes d’Arnaud Montebourg à François Hollande lorsque ce dernier était Ministre entre 2012 et 2014, qui viennent d’être rendues publiques par l’entremise de Médiapart, sont éloquentes : d’un point de vue de gauche, une politique plus attentive à l’évolution du niveau de chômage aurait été possible.

Comment les partis pourraient-ils s'adresser à cet électorat perdu ?

En dehors d’un bouleversement inattendu de leur logiciel économique et social, les grands partis n’y arriveront sans doute pas. A gauche, le parti "Nouvelle donne" a été justement créé en concurrence frontale avec le PS pour porter, entre autres thèmes totalement ignorés, la réduction du temps de travail comme solution (partielle) au chômage de masse. Le PS, surtout avec son bloc dirigeant actuel, ne voudra pas entendre le message.

A droite, les plus libéraux préconisent un bouleversement radical du marché du travail, mais ils ne disent jamais comment la vie quotidienne s’organisera pour les gens ordinaires sans l’existence du CDI ou de tout autre statut protecteur des salariés. En effet, sans CDI ou statut équivalent, comment louer un appartement ? comment faire un crédit pour acheter une voiture ? etc. On comprend dès lors que la droite, par réalisme, ne fera sans doute pas une réforme radicale du marché du travail. Elle a d’ailleurs déjà été incapable de supprimer les 35 heures, et surtout les "RTT" des cadres du privé entre 2002 et 2012…

De plus, les deux camps sont prisonniers d’une vision européenne de la politique économique, qui ne voit que les "réformes structurelles" comme moyen privilégié du retour au plein emploi. Cet aspect est certes en train de changer sous l’action de la Banque centrale européenne (BCE) qui a baissé au plus bas les taux d’intérêts et qui fait même désormais du "Quantitative Easing", ce qui doit faciliter le crédit à l’économie et faire baisser en plus l’Euro favorisant nos exportations hors zone Euro. Cependant, en raison de cette contrainte à suivre une one best way européenne, aucun des deux grands partis n’a de solution innovante à proposer à la préoccupation principale des Français. On revient du coup toujours aux mêmes recettes vues et revues. On complique les choses encore une fois avant d’essayer de les simplifier, on s’occupe un coup des jeunes, un coup des seniors, on augmente les financements, on les baisse ensuite, ou inversement.

Par ailleurs, à ma connaissance, nulle part en Europe depuis un quart de siècle, un grand parti de gouvernement n’a été capable de se réinventer en adoptant une vision radicalement nouvelle de l’économie – le seul cas qui s’en approcherait un peu serait celui du Fidesz hongrois de Viktor Orban qui est passé partiellement du néo-libéralisme au nationalisme économique modéré par l’appartenance de la Hongrie à l’Union européenne. Bref, il n’est pas très difficile de dire qu’il faudrait une rupture avec leurs habitudes de la part de ces deux partis, l’UMP et le PS, pour avoir une reconquête de l’électorat perdu, mais qu’il serait tout de même très étonnant qu’elle advienne après tant d’années d’ordres et de contre-ordres. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !