Élevage : une crise plus grave que celle de la vache folle <!-- --> | Atlantico.fr
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Les éleveurs traversent une crise sans précédent.
Les éleveurs traversent une crise sans précédent.
©Reuters

Désolation

La crise agricole actuelle frappe particulièrement les éleveurs, mais pas seulement. Elle est certainement plus grave que toutes celles qui ont frappé ce secteur depuis 1987, crise de la vache folle inclue. Voici tout ce qu’il faut savoir pour comprendre le mouvement de désespoir qui risque de paralyser Paris ce jeudi 3 septembre.

Antoine Jeandey

Antoine Jeandey

Antoine Jeandey est journaliste et auteur de « Tu m’as laissée en vie, suicide paysan veuve à 24 ans ».

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 WikiAgri

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WikiAgri est un pôle multimédia agricole composé d’un magazine trimestriel et d’un site internet avec sa newsletter d’information. Il a pour philosophie de partager, avec les agriculteurs, les informations et les réflexions sur l’agriculture. Les articles partagés sur Atlantico sont accessibles au grand public, d'autres informations plus spécialisées figurent sur wikiagri.fr

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Plus de 1000 tracteurs vont bloquer toutes les entrées routières vers Paris jeudi prochain, avant de converger vers la place de la Nation. Une mobilisation sans précédent. Certains auront parcouru plus de 1200 kilomètres avec leur tracteur pour venir, par exemple, de l’extrême pointe du Finistère (jamais ce département ne sera autant mobilisé sur Paris). Ainsi, un important convoi Bretagne-Normandie va mener la contestation du grand quart ouest/nord-ouest de la France, retrouvant autour de Paris les tracteurs du nord du bassin parisien, ceux du Rhône, et même ceux des céréaliers de l’Ile-de-France (dont on connaît déjà l’efficacité en termes de blocage de la Capitale). Et bien sûr, tous les autres.

La Normandie à l’origine de la contestation

Qui eût cru qu’un tel mouvement de contestation agricole pouvait naître en Normandie, région a priori riche de son agriculture et de son élevage ? Mais c’est justement cette « richesse » qui d’un seul coup vient à manquer. Cette contestation a commencé quand les choix ministériels sur la redistribution des aides Pac ont été suivis d’effets. Ainsi, l’élevage laitier herbager a été lourdement sanctionné. Plus aucune aide. Et des normes à gogo. Il faut savoir ainsi que les élevages de plein air, favorisant donc les vaches au pré (ce que l’on appelle le système herbager, qui semble pourtant être le plus « naturel »), sont considérés comme étant les plus polluants en azote, et il leur est donc désormais demandé des normes drastiques, pour diminuer cette empreinte azotée, comme par exemple l’agrandissement des fosses à lisier. Lorsque le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll a omis de dire que l’enveloppe globale de la Pac pour la France était amputée de 10 milliards d’euros, et qu’il a prononcé des arbitrages sur les redistribution des aides restantes, il a indirectement favorisé certaines régions (tant mieux pour le Massif Central…), mais surtout au détriment d’autres.

Pour la Normandie, c’est dramatique, d’autant que derrière l’administration en rajoute une couche : si l’on prend l’exemple précis du département de la Manche, sur les 270 jeunes installés en lait ces deux dernières années, 40 se voient réclamer le remboursement des aides à l’installation au prétexte qu’ils n’ont pas pu assurer leurs mises aux normes en temps et heure. Autant dire que, en faisant cela, elle les condamne à stopper net leur installation… Et la Normandie n’est pas la seule touchée, d’autres départements, peut-être moins symboliques pour leur investissement laitier, ont jusqu’à 50 % de demandes de remboursement d’aides pour les jeunes laitiers par l’administration. Il faut savoir que c’est en lait qu’il y a le plus grand nombre de jeunes installés chaque année en agriculture. Or, une installation en panne, cela pose évidemment la question du devenir du secteur entier…

Une crise insidieuse mais terrible

La crise agricole actuelle est pour le moins insidieuse. Si le gouvernement n’en a pas vraiment pris la mesure jusqu’à présent, c’est aussi en suivant des indicateurs devenus moins fiables avec le temps. Celui donné par les banques par exemple : d’après elles, la situation ne serait pas si dramatique que cela. Si des cas particuliers sont bien recensés, il n’y aurait pas tant de comptes bancaires d’exploitations dans le rouge que cela, et encore moins de dépôts de bilan… Or, cette analyse vient d’établissements dont les caisses régionales, au lieu de réinvestir dans l’économie locale, nourrissent bien souvent leur caisse centrale, en difficulté ici pour un mauvais investissement sur la dette grecque, là en raison d’une amende quasi historique à régler aux Etats-Unis. Les banques à vocation rurales ne jouent plus leur rôle, ce sont souvent les Cuma et les ETA (c’est-à-dire les groupements pour le matériel en commun ou les établissements pour les semences ou autres fournitures) qui sont obligés d’accepter l’étalement des paiements de leurs cotisations de la part de leurs membres agriculteurs… Et qui de fait ne vont pas tarder à se retrouver, eux, dans le rouge ! Derrière, des conséquences désastreuses : imaginons une zone géographique où quelques Cuma et autres ETA déposent le bilan, cela signifie que tous leurs affiliés agriculteurs se retrouvent sans matériel en commun, ni possibilité d’acheter des semences au prix de gros…

L’évolution de la situation des éleveurs n’a probablement pas été suffisamment accompagné. Au fil du temps, l’agriculteur est devenu un véritable chef d’entreprise. Mais certains le sont plus que d’autres, peut-être aussi parce que la mutation de leur secteur a commencé plus tôt. En février, le maïs était à 120 euros la tonne (contre près de 170 aujourd’hui) : il fallait alors faire le plein en nourriture animale, c’était le moment de remplir les greniers. Jamais un céréalier n’aurait laissé passer une aubaine de ce genre, alors que nombre d’éleveurs devant nourrir leurs cheptels sont passés à côté. A la décharge de l’éleveur, il ne dispose sans doute pas des mêmes conseils que le céréalier aujourd’hui. Un exemple précis, avec l’arrêt des quotas laitiers (effectif depuis le 1er avril dernier, une date que l’on connaissait depuis plusieurs années…), l’export devenait un débouché naturel pour le lait. Mais aucune structure (comme par exemple France Export Céréales pour les céréaliers) ne favorise la recherche de marchés à l’export pour le lait français. Alors qu’elle aurait dû être mise en place au moins un an avant la fin des quotas, le temps de se positionner sur ces marchés. Mais les politiques de toutes obédiences ont préféré dire qu’ils étaient contre la fin des quotas, alors qu’elle était actée, et alors qu’il fallait l’anticiper.

La société aussi évolue. Une majorité de consommateurs préfère désormais la qualité à la quantité. La qualité existe, avec des cahiers des charges parfois drastiques. Mais la valorisation ne suit pas toujours. Les structures dont l’agriculture française est dotée ont pour la plupart été mises en place il y a plusieurs dizaines d’années. Certains syndicalistes émérites, visionnaires à leur époque, ont su imaginer tout un système au service de la production. Avec le temps, c’est l’inverse qui se produit : la production paye les services, de plus en plus difficilement, le nombre d’agriculteurs diminuant, et le revenu par exploitant aussi. Ce constat n’est d’ailleurs pas l’apanage de la seule agriculture, mais de tout l’appareil productif national : tout doit désormais être repensé. Chaque service, à chaque échelon, doit être réexaminé pour endiguer toute une phase de dysfonctionnements observés aujourd’hui, et que j’ai évoqués dans un article précédent (ici sur WikiAgri, et sur Atlantico).

Un "ennemi" difficile à identifier

La crise actuelle, avec ses faux indicateurs sur lesquels se fondent pourtant les décideurs, est d’autant plus embarrassante à contrer que "l’ennemi" est difficile à identifier. Pour la vache folle, aux dommages si importants pour notre agriculture, la problématique était lisible : une maladie, trouver sa cause et agir autrement (arrêt des farines animales dans l’alimentation), puis restaurer la confiance auprès du consommateur (création, entre autres, du CIV, centre d’information sur les viandes, avec campagnes de publicités…). A l’époque, déjà, des éleveurs s’étaient suicidés, car ils ne se retrouvaient pas dans l’image d’empoisonneurs qu’on leur donnait, eux qui avaient vocation à nourrir leurs concitoyens. Mais la profession a pu s’en remettre, tant bien que mal, avec le temps.

Cette fois, c’est différent. On ne dépose pas son bilan, pas encore, mais les factures s’accumulent tout de même, et les plans gouvernementaux (notamment le dernier) ne font que retarder l’échéance. Et l’horizon reste sombre. Certains sont victimes de la "double peine" : ils veulent arrêter, écoeurés, mais ne parviennent plus à transmettre. Qui va prendre la succession d’un volailler dont le revenu est inférieur à son coût de revient ? Ils sont endettés, et ne peuvent même plus espérer le produit de la vente de leur outil de travail pour rembourser…

Un mal connu par d’autres métiers

Derrière une agriculture en panne, c’est toute une économie qui est paralysée. Les transporteurs, les salariés agricoles… Et j’arrête là une (trop) longue liste de métiers dépendant, d’une façon ou d’une autre, de l’agriculture… Et même à l’intérieur de l’agriculture, détruire un secteur, c’est aussi handicaper fortement les autres : la nourriture animale est le premier secteur de vente pour les céréales françaises.

Parmi les manifestants, il n’y aura pas que des agriculteurs. Oh, pas de mouvements organisés d’autres corporations (pas cette fois, mais on y pense pour la suite…), mais on trouvera quelques individus qui se reconnaissent dans les préoccupations des agriculteurs sur la compétitivité, ou leur droit au travail, tout simplement. Des artisans, des commerçants, des salariés de l’agroalimentaire… On ne les verra pas rassemblés sous une bannière syndicale ou une autre, mais il y en aura. Le rassemblement agricole est propre à entraîner un mouvement plus large, d’origine rurale, de personnes qui souhaitent voir la production, quelle que soit sa forme, justement valorisée.

Quelles pistes ?

Au chapitre des solutions, en premier lieu, repenser l’existant. Restructurer toutes les filières, jusqu’aux consommateurs. Mais attention aux fausses bonnes idées. Par exemple, un maraicher demandait récemment pourquoi des mesures que l’on appelle le coefficient multiplicateur, adoptées par l’Assemblée il y a quelques années, n’avaient jamais été mises en place. Il s’agit de décréter, par filière, qu’entre le prix payé au producteur et celui par le consommateur, il y a un coefficient (par exemple x 2,5) et qu’entre les deux tous les intermédiaires doivent se payer. En fait, le problème n’est pas là. Mais sur le prix payé au producteur. Ensuite, si les intermédiaires prennent trop, de fait le prix à la consommation augmentera, et c’est le consommateur qui sanctionnera. Si le prix est juste au départ, il le sera aussi à l’arrivée… Le problème reste toujours le prix au producteur.

Repenser l’existant, c’est le faire coller à notre époque, ainsi qu’aux générations futures. Cela passe par des mesures de compétitivité, mais aussi par du modernisme et une forme d’audace. Un éleveur vendéen, Hervé Pillaud, vient de publier un ouvrage qu’il a intitulé "agronumericus". Rédigé avant cet été, il sort néanmoins à pic avec des pistes pour "l’agriculture de demain" : le numérique et l’innovation apportent des solutions pour réduire des coûts à tous les échelons, augmenter les rendements, répondre aux exigences environnementales... Sans représenter une finalité, il s’agit de moyens à prendre en compte désormais. Non plus comme des gadgets à la James Bond qui prêtent à sourire, mais bel et bien comme des outils de développement.

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