Dérives à l’IHU de Marseille : radioscopie d’un désastre très français <!-- --> | Atlantico.fr
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Dans un rapport publié lundi, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) relève une série de dérives médicales et scientifiques au sein de l'IHU Mediterranée.
Dans un rapport publié lundi, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) relève une série de dérives médicales et scientifiques au sein de l'IHU Mediterranée.
©Christophe SIMON / AFP

Rapport accablant

La justice va enquêter sur les dysfonctionnements à l’IHU de Marseille, à l'époque où il était dirigé par Didier Raoult. Un nouveau rapport accablant a poussé lundi le gouvernement à saisir la justice.

Jérôme Barriere

Jérôme Barriere

Le Dr Jérôme Barrière est oncologue à Cagnes-sur-Mer. 

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Jérôme Marty

Jérôme Marty

Président de l'Union française pour une médecine libre, Jérôme Marty, est médecin généraliste et gériatre à Fronton, près de Toulouse.

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Atlantico : Un rapport administratif définitif « met en lumière des dysfonctionnements graves de l’IHU » et « plusieurs éléments » sont « susceptibles de constituer des délits ou des manquements graves à la réglementation en matière de santé ou de recherche », ont déclaré lundi les ministres François Braun et Sylvie Retailleau dans un communiqué commun. Ils précisent avoir saisi le procureur de la République de Marseille. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment expliquer une situation aussi ubuesque ?

Dr Jérôme Marty : Nous sommes arrivés à une telle situation probablement à cause d’un sentiment très humain qui est l’orgueil. Quand on lit le rapport, on découvre une construction au niveau de l’IHU qui se fait autour d’un homme, faite par un homme. Avec l’installation d’un mécanisme de mandarinat poussé à l’extreme, ce mandarinat que ma génération a cherché à bouter hors de la médecine. Voilà un homme entouré d’un aéropage de personnes autour de lui nommées pour le protéger. Des jeux de pressions et de harcèlement sur le personnel ou les internes pour que tout aille dans le sens du grand patron, jusqu’à des études truquées pour aller dans le sens des hypothèses posées par le grand patron. Une peur de sanction qui entraîne le fait  de masquer des résultats s’ils ne vont pas dans le sens de ses hypothèses et une méthode qui vire à l’anti-science puisqu’on ne cherche pas à prouver la réalité mais à tout faire pour rentrer dans le moule défini par le grand patron.

Tout ceci semble n’avoir fait que progresser au fur et à mesure, avec un modèle de gouvernance et de fonctionnement de l’IHU autarcique où l’on ne souhaitait plus savoir ce qu’il se passait à l’extérieur. Le monde extérieur était soit faux soit inexistant. Il n’y avait de vérité que la vérité de l’IHU. Et au centre de cette autarcie il y avait l’omnipotence de Didier Raoult Cette omnipotence, cette toute puissance, nous l’avons decouverte lors de multiples passages médiatiques de Didier Raoult.

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Il y a également traduite dans le rapport une dérive financière extrêmement importante avec au-delà des subventions de plusieurs dizaines de millions d’euros chaque année, des points SIGAPS qui ont rapporté des dizaines de millions d’euros et dont on sait qu’ils sont en parti  basés sur des études biaisées ou reproduites (parfois une même étude est répétée plusieurs fois dans des journaux liés à l’IHU, par copinage, ou dans des revues prédatrices). Il y a aussi eu l’affaire qu’avait mis en avant notre confrère Christian Lehman avec une veritable multiplication des hospitalisations de jour sans motifs réels en une véritable industrialisation de ce mode d’hospitalisation. 

Tout cela a rapporté beaucoup d’argent. La question est de savoir où est passé cet argent ? A la lecture du rapport, on constate que l’IHU n’a pas produit grand-chose depuis des années, n’a pas trouvé de nouveaux traitements et de nouveaux vaccins. Toute la gestion de l’antibiothérapie a même été retirée à l’IHU pour être donnée  à l’hôpital de Nice. Pour un centre qui était une référence européenne voire mondiale de l’infectiologie, ne plus avoir à s’occuper de l’antibiothérapie montre la dérive et les carences de l’institution. Cela pose donc des questions sur la destination de l’argent. Si l’argent ne passait pas dans la recherche et dans les soins, il n’est pas fou de se poser des questions sur les circuits financiers et la redistribution de l’argent.

Dr Jérôme Barrière : La situation est complexe. Nous sommes arrivés dans une situation incroyable où un scientifique, Didier Raoult, qui avait la réputation d’être l’un des plus grands chercheurs français, nobélisable disait-on, s’est révélé être tout autre. Quand la Covid est arrivée, il commence à dire que ce n’est rien, puis que l’hydroxychloroquine est le traitement, que la partie est donc finie et qu’il s’agit de l’infection respiratoire probablement la plus simple à traiter. Au moment où l’épidémie se répand mondialement en février/mars 2020 avec de nombreux morts et des systèmes de soins dépassés, cela crée un véritable espoir planétaire car la confiance envers lui est énorme. Certains scientifiques et médecins, moi y compris, faisons à l’époque fi au début des manquements de son étude et notamment le fait qu’elle ne soit pas randomisée, en raison de l’urgence de la situation. Beaucoup se sont dit qu’il n’y avait rien à perdre à donner de la chloroquine. Les critiques méthodologiques et les contre-études sont heureusement arrivées rapidement. Le rapport de l’IGAS parle désormais de résultats falsifiés (1). Beaucoup dans notre communauté ont été floués. Et nous avons été collectivement victimes de sa désinformation. Cela a eu des conséquences mondiales. Et c’est très grave. Des données récentes suggèrent même une surmortalité parmi le groupe de patients qui auraient été traités par l’hydroxychloroquine !

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Cette affaire a permis de jeter aussi un éclairage sur ses études passées. Il a été révélé qu’il était persona non grata dans certains journaux scientifiques, ce que très peu de personnes savaient. Et pourtant il était chroniqueur au Point. Il a utilisé le comité d’éthique de l’IHU pour leurs propres essais cliniques, il n’y avait pas d’accord par un Comité de Protection des Personnes (CPP), ce qui est strictement interdit. Tout cela est normalement automatisé et délocalisé pour éviter les copinages et conflits d’intérêts locaux. Leurs actions depuis des années semblent dévier du cadre méthodologique. La question semble être, depuis quand ?

Le fait que l’on ait confié à l’hôpital de Nice certaines fonctionnalités donne le sentiment qu’il y avait une connaissance de certains dysfonctionnements au sein de l’IHU ?   

Dr Jérôme Marty :Bien sûr qu’il y avait des connaissances mais est-ce que des protections du monde politique, par différentes entrées, avec cette volonté de ne pas faire de vague, explique que cela ait perduré?

L’IHU était devenu une forteresse où personne ne pouvait entrer. L’autarcie avait été construite. Les statuts de l’IHU n’ont pas été respectés également. Si vous prenez son directeur, il était à la fois directeur et membre titulaire du conseil d’administration, ce qui est interdit par la loi. Il ne peut être que membre consultatif. Tous ces gens-là s’élisent et se réélisent. Ils préemptent les postes. Le système tournait en rond. Aucun élément extérieur ne pouvait y entrer. L’élément extérieur était comme un corps étranger qui s’il n’etait pas adapté etait rejeté par l’organisme.

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Lorsqu’un interne se faisait mal voir par un des grands patrons autour de Didier Raoult, immédiatement il était rejeté par le groupe. Je vous invite à regarder la vidéo du gala des internes de l’IHU en 2006, tout était connu. Si vous reprenez les paroles de la chanson qui est interprétée sur scène, tout est décrit. Les paroles expriment que les médecins de l’IHU ont attrapé la fièvre Q, qu’il faut se prosterner devant Raoult, qu’il faut baiser sa bague, que tout le monde le hait. Certes, c’est une caricature, mais à la lecture du rapport qui vient de sortir, ces paroles sonnent comme autant de vérités…

Est-ce un problème franco-français ? Est-ce que cela aurait pu arriver ailleurs ?

Dr Jérôme Marty :J’ai entendu Patrick Pelloux s’exprimer sur BFMTV. Il évoquait le problème de gouvernance. On reproche à l’IHU la mauvaise gestion et la gabegie financière. Patrick Pelloux expliquait à juste titre que l’on pourrait évoquer la gouvernance qu’il y a dans d’autres IHU ou dans les CHU et que le harcèlement était aussi une réalité ailleurs. Cela est vrai. Mais il ne faut pas pour autant diluer ce qu’il y a eu à l’IHU par des comportements qui sont borderline dans d’autres CHU et IHU.

Le rapport  de l’IGAS et de l’IGESR est le plus grave qui soit jamais sorti en matière de recherches publiques. Les conclusions de ce rapport sont énormes. Le rapport évoque des traitements non autorisés qui ont été utilisés au mépris de la loi, des études falsifiées et reproduites, des faits de harcèlement sexuel ou de violences physique, du mépris du statut même de l’IHU, d’argent qui circulait et qui était gagné de façon illégale en truquant des études, des patients qui n’ont pas été consultés, qui n’ont pas reçu le consentement éclairé, de gestes faits sur les patients sans leur autorisation, on touche à l’abominable en matière médicale… Je suis persuadé que d’autres choses vont être révélées. Les langues vont se délier.

Pour vous l’IHU Méditerranée est une exception par l’ampleur du phénomène ? 

Dr Jérôme Marty :Effectivement. Cette fuite en avant est liée à la personnalité de Didier Raoult. Des masses financières considérables ont circulé, un milliard d’euros depuis dix ans.

A quel point le cas de l'IHU a-t-il pu prospérer en raison de failles du système français au sens large ?

Dr Jérôme Barrière : Je pense que c’est une question majeure mais très complexe.

Les responsabilités sont multiples et il faudra collectivement faire en sorte que cela ne se reproduise plus jamais.

Il faut comprendre que c’était un homme de réseaux. Il avait énormément de soutiens politiques au niveau local et scientifique au niveau national. Dans son institut, ses méthodes managériales ont aussi été épinglées dans le rapport de l’IGAS, avec une pression sur ses collaborateurs ramenés au silence. Aucune critique n’était admise.

Ensuite, aucun contre-pouvoir ne semble avoir fonctionné. Ni les Hôpitaux de Marseille, ni l’Université d’Aix-Marseille ne s’étaient au début positionné. Les premiers, avec l’arrivée de M Crémieux le nouveau Directeur, ont enfin réagi. Les seconds, on les attend encore !

Les politiques, et notamment Emmanuel Macron en allant lui rendre visite, ont renforcé sa crédibilité, même si en ne le faisant pas, compte tenu sa très grande popularité à l’époque, l’inverse lui aurait aussi probablement été reproché. Un ancien ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy, médecin, prend aussi publiquement, en blouse blanche, position en faveur de son traitement miracle fin mars 2020 et rapidement lance une pétition, chose qu’il ne regrettera qu’en octobre 2020. Ainsi beaucoup de personnalités politiques ont été victimes de leur fascination pour cette figure messianique, mais aussi probablement de leur volonté à tout prix de répondre à l’angoisse des gens qu’ils rencontraient sur le terrain. Ils s’en mordent les doigts aujourd’hui, et on ne les entend plus. Probablement trop honteux d’avoir été dupés.

La popularité inédite ensuite de Didier Raoult, intrinsèquement lié à sa personnalité et à ses conférences de presse dont il maîtrise les codes mettant au pas les journalistes, ses vidéos postées sur Youtube, aura été un facteur majeur dans l’histoire de ce scandale. Une véritable pression des patients existait au début sur les médecins. Les gens attendaient la nouvelle vidéo comme on attend le nouvel épisode d’une série! Les gens voulaient leur traitement de Marseille ! Vous étiez menacés, insultés si vous expliquiez que les preuves n’étaient pas suffisantes. Les gens ne comprenaient pas que le quidam du coin refuse ce qui était martelé comme une évidence par le grand Professeur ! C’était considéré comme criminel.

Deux ans et demi après, malgré tout ce qui a été révélé, cela dure encore ! Vous verrez que cette ITW donnera lieu de manière certaine à des insultes à mon égard sur les réseaux sociaux.

C’est un autre point majeur.

Car si vous regardez Twitter à cette époque de mars – avril 2020, beaucoup avaient très tôt dénoncé l’étude princeps de l’IHU en révélant les failles méthodologiques majeures. Mais ce que certains ne comprenaient pas à l’époque, c’est que Twitter était tout de même un microcosme et qu’ils n’avaient pas la notoriété suffisante permettant de contrebalancer l’image providentielle du Professeur, sûr de lui et à la confiance inébranlable. Beaucoup ont très vite reçu des menaces, des campagnes de harcèlements numériques ont été quotidiennes, orchestrées par des membres très proches de Didier Raoult, des universitaires même, jamais inquiétés, encore aujourd’hui !

C’est un autre point qu’il faudra établir. C’est comment, malgré toutes les institutions en France, ce système a pu se maintenir aussi longtemps. Les responsabilités sont nombreuses et chacun devra faire un travail d’autocritique indispensable.

La crédibilité de la recherche française gardera à cause de cette histoire des cicatrices indélébiles de manière durable au niveau international.

Mais le point positif est que si cela se renouvelait aujourd’hui, nous serions beaucoup plus rigoureux et les choses se passeraient différemment.

Le gouvernement a décidé de saisir la justice et de convoquer la nouvelle direction de l’établissement, Didier Raoult a laissé la place à Pierre-Edouard Fournier. Est-ce que l’IHU peut-être redressé ?

Dr Jérôme Marty :Ce qui est certain c’est qu’il va falloir nettoyer les écuries d’Augias et le faire profondément. Il va falloir revoir tout le fonctionnement. Certains éléments sont frappants. Les personnalités qualifiées étaient choisies par Didier Raoult comme Muselier, Douste-Blazy, Delfraissy.

Jean-François Delfraissy s’est fait virer parce que Didier Raoult a appliqué le règlement qui expliquait qu’une seule absence valait sanction et expulsion. Il a limogé Delfraissy avec lesuel il n’était pas d’accord au sein du Conseil scientifique et a conservé Douste-Blazy, qui n’a apparemment jamais siégé en cinq ans. Cela révèle un fonctionnement extrêmement particulier.

Il faut que la justice passe. Il faut délocaliser l’affaire. Il y a trop d’émotions, d’intérêts locaux, de spécificités locales pour garder l’instruction de ce procès dans la région marseillaise. S’il y a instruction d’un procès, il faut le délocaliser, à Paris ou ailleurs.

A quel point est-ce que les patients de l’IHU ont été mis en danger et exposés à des risques ?   

Dr Jérôme Marty :Des produits comme l’hydroxychloroquine, l’azithromycine et l’ivermectine ont été utilisés. Cela était contre indiqué. Dans cette pathologie, ce sont des produits qui peuvent être dangereux. Les études internationales le prouvent. Il y a également le retour d’expérience de ce qu’il s’est passé au Brésil. Le gouvernement brésilien a distribué des kits d’hydroxychloroquine. Ces produits-là étaient très dangereux.

Un produit peut avoir une autorisation de mise sur le marché pour une indication précise. Ces produits étaient interdits. Il va falloir qu’ils s’en expliquent.

Des produits dont on sait qu’ils sont efficaces comme les anticorps monoclonaux, n’etaient pas utilisés, une circulaire de mai 2022 recommandait de ne pas utiliser les corticoïdes. C’est complètement fou.

Le rapport cite les témoignages de nombreux médecins, 300 personnes ont été interrogées. 50 ont fait était de pressions qu’ils subissaient. Certains médecins expliquent qu’ils essayaient de trouver par tous les biais possibles des contre-indications à l’utilisation de l’hydroxychloroquine et que des enveloppes pré tamponnées leurs ont été envoyées.

Tout cela ne préjuge en rien de ce qu’a été Didier Raoult il y a des années. Il y a eu un engrenage. La situation est lunaire dorénavant. Nous ne sommes plus dans la logique mais dans une fuite en avant. Lorsque l’on lit le rapport, la situation fait froid dans le dos.   

Sans doute cette horreur a-t-elle prospéré du fait de failles du systeme… Des intérêts particuliers, ou du moment, des jeux de pouvoirs, tout sera à etudier.

(1) : Certains patients de l’étude étaient considérés comme négatifs en charge virale avec un CT>35 (seuil de cycles de PCR) là où certains patients témoins avaient un seuil plus élevé et considérés toujours positifs avec des charges virales plus faibles avec CT à 38 ou 40 !

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