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Daniel Markovits : “L’élitisme managérial a tué les classes moyennes.”
©Reuters

Disparition des classes moyennes ?

Daniel Markovits nous explique comment les grandes entreprises ont tuée les classes moyennes en supprimant le rôle et la fonction du "cadre moyen".

Daniel Markovits

Daniel Markovits

Daniel Markovits est professeur de droit Guido Calabresi à la Yale Law School. Il travaille sur les fondements philosophiques du droit privé, de la philosophie morale et politique et de l'économie comportementale.

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Atlantico : Dans votre article, vous expliquez que des entreprises comme McKinsey ont tué la classe moyenne en supprimant le rôle et la fonction du "cadre moyen". Pouvez-vous expliquer ce mécanisme et les conséquences qu'il a eues sur la main-d'œuvre et sur l'économie en général ?

Daniel Markovits: Voici ce qu'il s'est passé dans les grandes lignes. Les grandes entreprises américaines du milieu du siècle dernier étaient dirigées par une hiérarchie élaborée de cadres. Le PDG avait donc sous ses ordres des chefs de division et des sous-chefs qui avaient sous leurs ordres des personnes chargées de fonctions particulières qui avaient sous leurs ordres des personnes chargées des ateliers etc.  Et même au plus bas de l'échelle, le travailleur de production, parce qu'il avait probablement un emploi à vie et parce qu'il avait reçu une formation sur son lieu de travail, était en quelque sorte un manager. Cela signifie que les bénéfices économiques de l’entreprise étaient répartis entre tous et cette distribution était une composante essentielle des revenus de la classe moyenne. Ce que McKinsey ou d'autres ont fait, c'est qu'ils ont développé de nouvelles méthodes de gestion de l'entreprise en privant tout le monde de son pouvoir discrétionnaire, sauf les cadres dirigeants. En bouleversant la hiérarchie interne de la société, les cadres supérieurs ont mis en place des formes élaborées de contrôle et de surveillance sur les cadres moyens. Avant McKinsey, la différence entre un grand PDG et un cadre moyen n'était probablement pas très grande. Le PDG ne pouvait pas prendre de décisions radicales sinon les gens l'en empêchait et le cadre moyen ne pouvait pas faire beaucoup d'erreurs puisque l'entreprise se dirigeait elle-même. Aujourd’hui c’est l’inverse. Cette différentiation a également été accentuée par les nouveaux régimes juridiques qui régissent les marchés des capitaux avec des entreprises qui financent leurs nouvelles activités directement sur les marchés des capitaux, souvent par l'emprunt. De plus, les actionnaires disposent de techniques juridiques pour évincer les dirigeants dont le comportement ne leur plaît pas, ce qui signifie que les propriétaires ont la mainmise sur le contrôle de l'entreprise.

Pour vous, le problème est-il de donner les pleins pouvoirs aux actionnaires, de céder aux marchés financiers devenus trop puissants ou de la technologie contre qui nous ne pouvons pas lutter ?

Dans mon article, je mentionne l'observation de Carl Icahn sur ces bureaucrates qui gèrent d'autres bureaucrates et de fait, détruisent la méritocratie. Je raconte l'histoire de Safeway, première entreprise introduite en bourse. Par cette action, Safeway a modifié la structure de sa propre organisation managériale interne, en éliminant de nombreux cadres moyens, ce qui a permis à ses nouveaux propriétaires de réaliser d'énormes bénéfices. De plus, ces entreprises ont décidé de se servir de sociétés spécialisées en conseils algorithmiques et qui visent spécifiquement à remplacer les cadres moyens et inférieurs par des ordinateurs et des algorithmes. Donc, tout comme les robots remplacent les ouvriers de production, ce que ces sociétés essaient de faire, c'est de remplacer les cadres par des algorithmes afin que les travailleurs de la production ne voient pas un être humain au-dessus d'eux. Au lieu de recevoir des ordres d’un manager, ils reçoivent leurs instructions d’un ordinateur. Les anciens cadres moyens se font licencier de manière générale. Certains d'entre eux sont parfois sollicités pour revenir en tant que sous-traitants ou que consultants, avec moins d'heures, moins d'avantages sociaux et un plus petit salaire. Il peut arriver qu’on demande à certains d'entre eux de quitter le secteur… En réponse, certaines personnes ont été tenues comme pénalement responsables d'avoir réduit les effectifs de cette manière impitoyable comme ce fut le cas à France Telecom par exemple. Pour moi, le plus dangereux est la primauté de l'actionnaire car elle leur permet de déployer les technologies que j'ai décrites.

Vous expliquez que des personnalités de haut rang peuvent passer par des entreprises comme McKinsey, comme ce fut le cas de Pete Buttigieg. Vous listez son CV (Harvard etc.) et montrez qu’il a participé à cette reproduction des élites. Son électorat peut-il se sentir trahis par ce passé ?

Chez Pete Buttigieg, comme chez Elizabeth Warren, on peut voir qu'un CV élitiste n'est pas rédhibitoire lorsque l'on tente de défendre les classes moyennes. Je pense que la question centrale du Parti démocrate aujourd'hui est de savoir si l'Amérique doit rétablir les arrangements économiques et politiques qu'elle avait avant Donald Trump. Le Président actuel est le symptôme d'un problème structurel profond. L'Amérique doit s'attaquer à ce problème et se transformer par le biais des politiques. Pour cela, il faudrait qu’ils deviennent plus éclairés, plus justes, plus publics. Ceux qui sont du côté de cette restructuration pensent que nous avons besoin de moins de hiérarchie, de plus d'égalité et que nous devons redistribuer le pouvoir. Pete Buttigieg explique que si l'élite existante se comportait mieux et avait de meilleures politiques, elle serait moins prise à partie et nous résoudrions les problèmes auxquels la société et l'économie américaines sont confrontées aujourd'hui. Pour lui, il est normal d'avoir une hiérarchie tant que celle-ci est éclairée. Or, beaucoup de gens à gauche pensent que ce n'est tout simplement pas vrai avec Bernie Sanders qui veut plus d’horizontalité.

Par certains aspects, Pete Buttigieg ressemble à Emmanuel Macron…

Ils sont similaires car ils confondent tous les deux la méritocratie avec le fait d'être déjà - et depuis des années - dans le système. Pour eux, faire partie des élites est une bonne chose parce qu'ils pensent pouvoir en tirer profit pour leurs électeurs. Il y a trois choses. La première est que la France et les États-Unis se ressemblent le plus à cet égard de tous les pays du monde. La France possède le système éducatif le plus hiérarchisé d'Europe, tout comme les États-Unis. Maintenant, en France, ce sont des institutions publiques, mais elles sont toujours extrêmement exclusives et élitistes. Je pense que les français ont tout à fait raison de dire que Macron est un pur produit de l'éducation de l'élite française tout comme Buttigieg l'est chez nous. De plus, les deux ont tendance à confondre la méritocratie et l'égalité des chances. Vous pouvez avoir une véritable méritocratie certes, mais si les gens riches reçoivent plus d'éducation que les autres, alors il ne peut exister d'égalité des chances. Et en fait, la méritocratie elle-même peut être la chose qui bloque l'égalité des chances. En effet, si seuls les enfants riches reçoivent une éducation de luxe, il s'avérera que seuls ces enfants-là réussiront. Il y a un réel problème de structure.  Une véritable méritocratie peut donc être compatible avec une inégalité structurelle des chances. La troisième chose, et peut-être la plus controversée, c'est qu'une des conclusions que vous pourriez tirer de la deuxième réflexion est que l'égalité des chances n'est pas du tout suffisante. Nous avons besoin d'une égalité des résultats. Et c'est là que, par exemple, Bernie Sanders et les professeurs de sciences humaines ne sont pas d'accord non plus. C'est une idée philosophique très profonde qu'ils ne partagent pas.

Propos recueilli par Edouard Roux 

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