Culture de l’honneur contre culture de la victimisation : le redoutable clash qui étrangle la paix civile française<!-- --> | Atlantico.fr
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Un habitant dépose des fleurs devant l'entrée du collège Les Sablons à Viry-Chatillon suite au décès de Shamseddine. 7 avril 2024
Un habitant dépose des fleurs devant l'entrée du collège Les Sablons à Viry-Chatillon suite au décès de Shamseddine. 7 avril 2024
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Drame de Viry-Châtillon

Les motivations que l’enquête sur la mort de Chamseddine mettent en lumière semblent liées à la culture de l’honneur que revendique la famille de la jeune fille avec laquelle l’adolescent échangeait sur « des sujets ayant trait à la sexualité »

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Qu’est-ce que cette culture de l’honneur ? Depuis quand l’Occident y a-t-il renoncé ? La culture de l’honneur que nous voyons se déployer en France est-elle une pure importation étrangère ou s’agit-il d’un hybride entre culture occidentale et cultures de sociétés beaucoup plus traditionnelles ?

Philippe d’Iribarne : Cette forme de culture de l’honneur, présente dans le monde méditerranéen depuis des millénaires, a deux composantes : pour les hommes l’obligation de venger l’offense reçue ; pour les femmes, celle conserver leur pureté sexuelle, la perte de celle-ci étant source de déshonneur pour leur famille, déshonneur que les hommes doivent venger en châtiant la coupable et son suborneur. Ce lien entre l’honneur et l’offense subie et non rendu a été mis en cause depuis longtemps au sein du monde chrétien, déjà par saint Augustin, au Ve siècle, s’appuyant sur l’Evangile qui affirme que ce n’est pas ce que l’on subit qui rend impur, mais ce que l’on fait. L’Eglise l’a combattue en appelant au pardon et non à la vengeance. L’honneur que l’on trouve en France au XVIIIe, que Montesquieu présente comme le ressort d’une société monarchique, est très éloigné de l’honneur méditerranéen. Ainsi, l’honneur féminin a rejoint l’honneur masculin et les crimes d’honneur liés à la vertu des femmes ont disparu. Dans la France contemporaine l’association, dans certaines populations, de l’honneur de la famille au contrôle des femmes est un pur produit d’importation.

Éric Deschavanne : La notion de « culture de l’honneur » renvoie à un héritage ancestral, aux temps archaïques des sociétés traditionnelles « holistes », dans lesquelles l’individu, enfermé dans un rôle et un statut, ne disposait ni de la liberté de diriger par lui-même sa vie, ni encore moins du pouvoir de mettre en question les règles de la communauté (en premier lieu celles de la communauté familiale dont il était membre). Dans le modèle traditionnel pur, « l’honneur » en jeu est à la fois celui de la famille, en droit de punir l’individu qui déroge à la règle communautaire, et celui de l’individu, qui se fait un devoir de respecter celle-ci. Il existe cependant un sens à la fois plus restreint et plus englobant de la notion d’honneur, associée à celle de réputation, donc à l’estime de soi en tant que celle-ci est médiatisée par le jugement de l’opinion. Dans cette perspective, il importe de défendre son honneur quand on est offensé, même si l’enjeu n’est pas l’honneur de sa famille ou de sa communauté. On pourrait considérer la disparition des duels comme un indice de la disparition de la place de l’honneur dans la condition de l’homme moderne. Hormis chez les militaires, l’honneur tend à disparaître avec les sociétés aristocratiques, ou à se dégrader en amour-propre. 

Ce qui nous choque dans la résurgence de la « culture de l’honneur », c’est non seulement la violence, légitime pour celui qui se réfère à un code d’honneur, totalement illégitime au regard de la société pour laquelle ce code n’a aucun sens, mais aussi l’appropriation et la négation de l’individu par le groupe. Si on veut se familiariser rapidement avec la logique de l’honneur, on peut lire la nouvelle de Prosper Mérimée, Matéo Falcone : un berger corse tue froidement son unique fils de dix ans, seul héritier du nom, pour le punir d’avoir dénoncé un voleur et attiré ainsi sur la famille le déshonneur de la traîtrise. 

La résurgence de cette pratique archaïque à laquelle nous assistons est en effet hybride. Elle tient à mon sens à la convergence de trois phénomènes. La fragilité narcissique adolescente en premier lieu. La logique des bandes est celle de l’honneur. L’individu appartient à la bande : son estime de soi dépend de sa réputation au sein du groupe, laquelle exige qu’il se conforme en tout point aux exigences du groupe. L’islamisation est le deuxième ingrédient. La culture salafiste qui se répand dans certains quartiers diffuse une conception de l’ordre moral qui distingue les conduites extérieures en conduites pures ou impures, licites ou illicites. Du fait de la visibilité des conduites extérieures (par exemple pour une femme, se dévoiler ou parler avec un homme) l’individu apparaît ainsi immédiatement comme bon ou mauvais musulman au regard du groupe, lequel peut ainsi en prendre le contrôle. Le troisième élément est celui de la contre-culture. Il n’est pas vraiment conforme à la tradition que des « grands frères » délinquants prennent en charge la défense de l’honneur de la communauté. La définition du licite et de l’illicite selon une conception même superficielle de l’islam salafiste permet à une jeunesse en rupture avec les normes de la société de s’approprier un territoire pour y imposer une contre-culture.

Comment expliquer que la délinquance et la criminalité ne soient pas perçues par ces familles soucieuses de leur honneur comme une atteinte à cet honneur ?

Éric Deschavanne : Délinquance et code d’honneur ne sont pas antinomiques. Dans tout milieu délinquant il existe un code d’honneur propre à ce milieu et/ou fondé sur une conception archaïque de la famille. La coexistence d’une conscience religieuse et d’une pratique délinquante peut sembler plus surprenante. Cependant le djihadisme, comme on sait, recrute volontiers dans les prisons, dans les milieux délinquants. La conception de l’islam qui conduit à des pratiques violentes et coercitives est une conception identitaire, tout extérieure, purement « orthopraxisque » et souvent très superficielle de l’islam.

Philippe d’Iribarne : Dans cette culture méditerranéenne, le délinquant ne déshonore nullement ni lui ni sa famille ; c’est plutôt sa victime qui est déshonorée, si elle ne se venge pas. De plus, pour un musulman conséquent, s’en prendre à des infidèles (koufar) n’est pas vu comme moralement condamnable.

A-t-on une idée de la proportion de familles immigrées qui continuent à se référer à cette culture et de la proportion de celles qui se sont parfaitement intégrées à la société française de ce point de vue-là ?

Philippe d’Iribarne : Les enquêtes tendent à montrer que la référence à l’islam augmente plutôt avec le passage des générations et que cela marque en particulier ce qui touche à la place des femmes, à leur « pudeur » et au contrôle dont elles doivent être l’objet de la part de leur famille. Simultanément une partie des jeunes femmes entend bien se libérer de cette pression de leur communauté, ce qui est source de multiples tensions. Il paraît clair que l’un et l’autre cas de figure sont très répandus mais je ne connais pas de travaux quantitatifs précisant la part de chacun d’eux.

Éric Deschavanne : C’est un sujet tabou, il y a donc peu d’enquêtes visant à réaliser une telle estimation. Le problème n’est pas l’immigration en tant que telle. On peut raisonnablement penser que l’attitude « normale » d’une famille immigrée est de chercher à s’intégrer au sein de la société d’accueil tout en demeurant attachée aux mœurs et aux valeurs de la société d’origine. Jusqu’à il y a peu, il revenait aux enfants et aux petits-enfants de parfaire l’intégration. Les nouveaux moyens de communication, en particulier Internet et les réseaux sociaux, ainsi que le projet islamiste de « réislamisation » des musulmans ont changé la donne. La défense d’un ordre moral alternatif, en rupture avec les mœurs et les valeurs de la société d’accueil, est désormais l’objet d’un activisme militant chez des descendants d’immigrés qui choisissent de rompre avec le projet d’intégration, ou de s’intégrer sur le mode de la subversion et de l’appropriation de territoires. Le problème tient moins aux proportions qu’à la dynamique. Or la tendance n’est pas à l’intégration, mais à la désintégration.

Comment l’Occident a-t-il évolué, à quoi l’abandon de cette culture de l’honneur nous a-t-il permis d’accéder en termes politiques et sociétaux ?

Éric Deschavanne : Sous l’influence du christianisme et de la philosophie, l’Occident a substitué aux codes d’honneur ancestraux une culture morale du for intérieur au service d’une loi morale abstraite et universelle, une culture morale de la maîtrise de soi au service du respect d’autrui. Cette culture morale est doublement individualiste, anti-communautariste. Du côté du sujet moral, l’Europe a cultivé l’aptitude à la réflexion morale, au jugement personnel affranchi du conformisme social : le jugement moral ne se fonde que sur la raison en soi ou sur la relation personnelle à Dieu ; du côté de l’objet de la morale, elle a inventé les droits de l’homme, les droits naturels attachés à tout individu, abstraction faite de son appartenance communautaire. Sur le plan politique, l’Europe a inventé l’État moderne pacificateur, qui assure le règne de l’universel concret en se faisant non seulement le dépositaire unique du droit de juger et de punir, mais la source exclusive de la loi commune. 

Philippe d’Iribarne : C’est un sujet très controversé. Pour certains, les Lumières sont intimement liées au rejet radical de la société d’Ancien Régime. Pour d’autres, c’est cette société qui a porté leur émergence. Quand on voit l’échec des tentatives de faire vivre une démocratie pluraliste dans les pays marqués par cette culture méditerranéenne de l’honneur et la résistance de ces pays à l’évolution de la place des femmes, on est incité à penser que la seconde position est la bonne.


Comment expliquer ce que certains décrivent comme un renoncement à cette culture de la dignité qui était la nôtre ? Et qu’est-ce que cette culture de la victimisation qui tend à lui succéder ? S’agit-il d’un vrai phénomène de fond ou d’un mécanisme concernant surtout des élites intellectuelles et métropolitaines ?

Philippe d’Iribarne : La culture de la dignité, autre manière de nommer l’honneur au sens qu’il a pris en Occident et spécialement en France, est encore très présente dans le monde du travail. Elle alimente la fierté du travail bien fait. Mais, dans un contexte postmoderne, son aspect exigeant est effectivement vivement combattu, ce qui est frappant en particulier à l’école où on a affaire à un vrai phénomène de fond, avec les conséquences que l’on sait sur les performances des élèves. Cette culture paraît spécialement portée par ce qu’on pourrait appeler une petite bourgeoisie intellectuelle dont le capital économique, pour reprendre les analyses de Pierre Bourdieu, est sans rapport avec le capital culturel et qui rejette « l’élitisme républicain ».

Éric Deschavanne : La culture victimaire est un aspect de la culture morale individualiste. Elle repose sur la compassion universelle promue par l’humanisme démocratique, qui est en soi une bonne chose. Comme l’avait déjà bien vu Tocqueville, l’individualisme et l’égalitarisme démocratiques favorisent la sensibilité universelle à l’égard du malheur d’autrui, une sensibilité qui fait abstraction de l’appartenance de classe ou de l’appartenance communautaire. L’aspect négatif de la culture victimaire contemporaine réside dans la tendance à victimiser des victimes qui n’en sont pas et surtout à s’auto-victimiser, en confondant l’intérêt pour son nombril et le souci de la justice. 

Le nouvel ordre moral fondé sur un mixte d’humanitarisme et de nombrilisme, qui sanctifie la victime et oublie le sens du devoir et du sacrifice, est une version contemporaine de l’éternel moralisme consistant à regarder la poutre dans l’œil du voisin pour ne pas voir la paille que l’on a dans le sien. Paradoxalement, il fait la promotion d’une notion empruntée à la culture de l’honneur traditionnelle et qui revient à la mode idéologique chargée d’un sens nouveau : l’offense. Le nouvel « offensé », n’est pas la victime de la transgression d’un code d’honneur objectivable ; il se conçoit comme victime d’une atteinte à un droit subjectif d’un genre nouveau, le droit au respect de l’estime narcissique de soi. Paradoxe au carré : cet ordre moral victimaire hyper-individualiste se met au service de l’ordre moral communautariste islamiste, justifiant au nom du respect des identités de droit de l’individu de subir la contrainte de la communauté à laquelle il appartient. Demander à une jeune fille d’enlever son voile avant de franchir l’enceinte scolaire est ainsi doublement illicite, du point de vue de la morale islamiste et du point de vue de la morale woke. 


À quoi nous mène la confrontation entre des cultures si différentes ?

Éric Deschavanne : C’est la grande interrogation. Le contraste et la confrontation de mœurs a conduit à la séparation sociale, à la fuite des territoires « décivilisés », des territoires perdus de la République, y compris par la population issue de l’immigration qui cherche à s’intégrer. Elle conduit également à une inquiétude générale relative au devenir moral de la nation, au sentiment d’insécurité culturelle dont parlait le regretté Laurent Bouvet, ce qui explique la montée du scepticisme à l’égard de l’immigration et les succès électoraux des partis qui s’engagent à y faire obstacle. Ceux-ci ont manifestement de beaux jours devant eux.

Philippe d’Iribarne : Dans le monde entier, les sociétés multiculturelles sont ségrégées, inégalitaires et violentes. L’évolution de la société suédoise, devenue multiculturelle, au cours des dernières décennies, la montée de la violence, est exemplaire à cet égard. 


Y-a-t-il un espoir raisonnable de parvenir à conserver la paix sociale si vivent sur un même territoire des populations aux réflexes culturels et politiques si différents ?

Philippe d’Iribarne : C’est un problème majeur, et pour longtemps. Nous ne faisons que commencer, bien timidement, à combattre ce séparatisme et même à admettre qu’il existe. Il est sûr que d’énormes efforts en ce sens sont nécessaires.

Éric Deschavanne : La paix sociale a pour condition de possibilité un ordre moral et juridique homogène sur l’ensemble du territoire. L’ordre moral et juridique doit être strictement libéral, en ce sens qu’il doit avoir pour unique objet de faire respecter partout le principe de l’égale liberté des individus. Il ne faut pas confondre le libéralisme authentique, qui est indissociablement libéral et républicain, avec le progressisme ou le libéralisme de pacotille qui justifie la tolérance des pressions communautaires, le voile des filles et l’expansion de l’ordre moral islamiste au nom de l’égale liberté. Le libéralisme authentique a besoin d’une République qui construise et protège l’individu autonome et responsable, un individu affranchi des codes d’honneur communautaires et critique à l’égard des idéologies régressives.

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