Critical Race Theory : tout comprendre à la tempête politique woke qui déchire les Etats-Unis <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Des partisans de Black Lives Matter se rassemblent devant le centre de débat lors du premier débat présidentiel à Cleveland, le 29 septembre 2020.
Des partisans de Black Lives Matter se rassemblent devant le centre de débat lors du premier débat présidentiel à Cleveland, le 29 septembre 2020.
©MEGAN JELINGER / AFP

Divisions américaines

La Critical Race Theory suscite de nombreuses polémiques aux Etats-Unis. Selon la théorie critique des races, la race est l’élément déterminant des rapports sociaux et le racisme des Blancs à l'égard des Noirs est la clé de l’histoire américaine. Dans quelle mesure cette théorie contribue-t-elle à la polarisation de la société américaine ?

Gérald Olivier

Gérald Olivier

Gérald Olivier est journaliste et  partage sa vie entre la France et les États-Unis. Titulaire d’un Master of Arts en Histoire américaine de l’Université de Californie, il a été le correspondant du groupe Valmonde sur la côte ouest dans les années 1990, avant de rentrer en France pour occuper le poste de rédacteur en chef au mensuel Le Spectacle du Monde. Il est aujourd'hui consultant en communications et médias et se consacre à son blog « France-Amérique »

Il est aussi chercheur associé à  l'IPSE, Institut Prospective et Sécurité en Europe.

Il est l'auteur de "Mitt Romney ou le renouveau du mythe américain", paru chez Picollec on Octobre 2012 et "Cover Up, l'Amérique, le Clan Biden et l'Etat profond" aux éditions Konfident.

Voir la bio »
Pierre Valentin

Pierre Valentin

Pierre Valentin est étudiant en master science politique à l'université Paris-2 Panthéon-Assas, diplômé en philosophie et politique de l'université d’Exeter (Royaume-Uni).

Voir la bio »

Atlantico : La Critical Race Theory, littéralement théorie critique de la race, suscite de plus en plus de débats aux Etats-Unis, quelle est cette théorie ?

Gérald Olivier : On retrouve dans l’expression Critical Race Theory la « théorie critique ». Cela fait spécifiquement référence aux philosophes de l’école de Francfort, comme Theodor Adorno, Max Horkheimer ou Herbert Marcuse qui ont eu beaucoup d’influence sur une certaine gauche dans les années 50-60. La théorie critique des races est une extension des principes de la théorie critique appliquée au domaine racial. Elle consiste à donner à certains groupes sociaux les moyens de leur émancipation dans la société. Tandis que la Théorie critique parle en termes marxistes de lutte des classes, la théorie critique des races parle en termes de lutte des races et affirme que la race est l’élément déterminant des rapports sociaux et que le racisme des Blancs à l'égard des Noirs est l’élément déterminant de l’histoire américaine. Il s’agit donc d’une relecture de l’histoire américaine à travers le prisme de la race, donc de l’esclavage, qui fut effectivement le premier cadre des relations entre Blancs et Noirs en Amérique. Pour les tenants de cette théorie, si l’esclavage a bien été aboli, le racisme des blancs a perduré, et c’est ce racisme qui explique l’échec d’une partie de la communauté noire encore aujourd’hui. Être blanc aux Etats-Unis est donc un « privilège » pour lequel les Blancs doivent payer en octroyant certaines compensations aux Noirs. Au-delà du discours racial, la CRT est donc une négation de la méritocratie qui est à la base de la société américaine.  En lieu et place de l’égalité des chances, il faut substituer l’égalité des résultats, que la novlangue appelle « l’équité ». La CRT est donc à l’opposé de ce à quoi Martin Luther King, le célèbre leader de la lutte pour les droits civiques dans les années 1950 et 1960 aspirait. Dans son célèbre discours de 1963, « I have a dream », il déclare rêver que les Etats-Unis deviennent une nation où les gens ne soient plus jugés sur leur couleur de peau, mais sur le contenu de leur personnalité ("I have a dream that my four little children will one day live in a nation where they will not be judged by the color of their skin but by the content of their character."). Avec la CRT nous sommes arrivés à l’inverse de cela.

À Lire Aussi

Etes-vous contaminé par l’épidémie de “woke” (ça n’est pas parce que vous ne savez pas ce que c’est que vous n’êtes pas concerné) ?

Pierre Valentin : Cette théorie est née dans les années 1970, mais a pris de l’ampleur dans les années 1980/90. Elle correspond à l’étude du droit américain à travers l’angle racial. Le terme « Critique » vient de l’interprétation que ces gens ont fait des thèses de l’école de Francfort. Elle a pour but d’identifier tous les problèmes que l’on peut rencontrer dans les mots afin de faciliter un changement révolutionnaire. Des auteurs comme Richard Delgado et Jean Stefancic disent dans leur Manuelsur Théorie Critique de la Race que « contrairement aux mouvements des droits civiques traditionnels, qui englobent l’amélioration progressive des conditions, la théorie critique de la race remet en question les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et les principes neutres du droit constitutionnel ». C’est une critique du libéralisme qui se distingue de l’anti-racisme à l’ancienne. Le penseur woke Ibrahim X. Kendi dira même : « L’individu aveugle à la couleur, en refusant de voir la race, ne voit pas le racisme et tombe dans une passivité raciste. Le langage de cette cécité à la couleur – tout comme le langage du “pas raciste” – est un masque pour cacher le racisme. » Il préfère les ethno-racialistes d’extrême-droite aux universalistes colorblind car selon lui les premiers ne sont pas hypocrites et jouent cartes sur table. Cette idéologie a progressé rapidement pour devenir un des sujets de débat principaux en Amérique.

Comment est-elle arrivée sur le devant de la scène et dans le débat national américain ?

À Lire Aussi

Les 100 premiers jours de Joe Biden étaient-ils un mirage ?

Gérald Olivier : Cette théorie s’est insinuée progressivement. D’abord à travers les universités et centres de recherche, poussée par une certaine gauche qui a compris l’importance de la transmission des valeurs à travers l’enseignement public. Puis cette théorie a profité de la polarisation raciale de la société américaine. Le paradoxe est qu’en 2008, lors de l’élection à la présidence de Barack Obama, on a cru brièvement, et on a voulu croire, que la question raciale avait été résolue aux Etats-Unis. Que la plaie de l’esclavage était refermée et cicatrisée. C’était une illusion. Barack Obama a été élu président grâce au vote des Blancs. Les Noirs représentent 12 % de l’électorat. Pour parvenir à son score de 53% Obama a bénéficié du soutien de millions d’électeurs blancs, qu’on ne peut pas accuser de racisme ! C’est néanmoins ce qui s’est produit. La mort d’un jeune noir Trayvon Martin, et l’acquittement de son meurtrier ont réveillé les tensions raciales. Le mouvement Black Lives Matter est né juste après ce meurtre et a joué sur cette polarisation en se focalisant exclusivement sur les Noirs victimes de crimes perpétrés par des blancs (qui sont rares car 95% des Noirs victimes d’homicides aux Etats-Unis sont tués par d’autres Noirs) . BLM a attisé la haine raciale des Noirs envers les Blancs alors que les relations sociales étaient largement apaisées, par rapport à ce qu’elles avaient pu être du temps de la ségrégation. Cela a poussé certains à introduire dans le cursus scolaire des cours d’antiracisme, basés sur la théorie critique des races. La mort de George Floyd en 2020 a accentué un peu plus cette tendance en jouant sur le sentiment de culpabilité collective ressenti par certains au sein de la communauté blanche. Enfin la victoire de Joe Biden et le contrôle des institutions par les Démocrates ont fini de convaincre les tenants de cet enseignement qu’ils avaient une opportunité unique de pousser leur agenda et ils l’ont fait. Simplement les parents des enfants à qui cet enseignement a été  prodigué ont été horrifiés de découvrir ce qui se passait dans les classes et se sont rebellés. Voilà où nous en sommes.

À Lire Aussi

Le woke, cette idéologie SM ?

Certains journaux américains font récemment état de conflits autour de cette Critical Race Theory dans les écoles, où certains éléments seraient inculqués aux enfants. A quel point cela s’infiltre-t-il dans la société ?

Gérald Olivier : Il y a effectivement eu la diffusion de ces théories dans certaines écoles, dans certains comtés, mais bien évidemment pas au niveau national. L’enseignement public n’est pas du ressort du gouvernement fédéral aux Etats-Unis. C’est une prérogative des Etats et des communes ou des comtés. Dans certains endroits, comme en Californie ou dans des comtés très progressistes, les enseignants ont été « sensibilisés » selon l’euphémisme médiatique, à la théorie critique des races, parfois les manuels scolaires ont été changés, sous l’impulsion de certains intellectuels Noirs dont un certain Ibram X. Kendi. En 2019 ce professeur d’université a publié un livre intitulé « Comment être un anti-raciste », et il est devenu le champion de cette théorie, gagnant beaucoup d’argent au passage. Cela a permis à cette théorie d’émerger par endroit, de manière non officielle, créant des tensions entre les parents et certaines communautés éducatives. Les parents refusant que leurs enfants soient « endoctrinés ».

Pierre Valentin : Christopher Rufo démontre que cette idéologie est enseignée dans les écoles américaines. Ce qui est intéressant, c’est que l’on dit parfois que le Wokisme n’existe pas, et qu’on a également tendance à dire que la Théorie Critique de la Race n’existe pas alors que c’est de toute évidence faux et qu’on la retrouve dans de nombreuses sphères de la société. Il y a dans les deux cas une volonté d’avancer masquer. Certaines écoles, réservées aux futures élites, se convertissent à cette théorie. Ces faits sont attestés par de nombreuses vidéos prises en interne, et notamment des articles de Bari Weiss dans son substack qui fourmille de témoignages internes édifiants.

À Lire Aussi

"On ne naît pas blanc, on le devient". La faute à nos parents qui nous ont fait subir d'affreuses manipulations 

Dans quelle mesure cette théorie contribue-t-elle à la polarisation de la société américaine ? Comment les politiques des deux bords se saisissent-ils de ces enjeux ?

Gérald Olivier : Monter une communauté contre l’autre sur la base de l’appartenance raciale n’est pas très unificateur ! Le concept même de la théorie critique des races est un concept qui cherche à diviser la société et exacerber les tensions pour parvenir à la fameuse révolution sociale. La CRT est un concept révolutionnaire qui emprunte au marxisme et à Freud et dont les tenants ont pour ambition d’abattre la société américaine actuelle. Il ne faut pas se faire d’illusions sur leurs intentions. Pour eux la CRT est un outil révolutionnaire.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en 2016 a été exploitée par les tenants de la CRT et par d’autres au sein du parti Démocrate, pour confirmer une partie de leurs théories, à savoir que les électeurs Républicains et les supporters de Trump, donc une moitié de l’Amérique, étaient tous des « suprémacistes blancs » ! Ce qui a encore plus attisé les divisions, car bien évidemment ce n’est pas le cas. Il y a toujours eu des suprémacistes blancs aux Etats-Unis. Ils se comptent par centaines ou par milliers, mais pas par millions. Faire un amalgame pour calomnier tous les blancs est éminemment perfide et un instrument de division. 

Dans le même temps, Donald Trump s’est présenté comme le champion de l’Amérique traditionnelle, attaché aux grands principes qui ont permis à l’Amérique de devenir ce qu’elle est, c’est-à-dire la famille nucléaire, l’éducation classique, la religion, et la culture classique, en même temps que l’esprit d’entreprise et l’initiative individuelle, autant de principes à l’opposé de ceux mis en avant par les tenants de la CRT. Trump a signé un décret présidentiel instruisant de vérifier que les programmes scolaires n’enseignent pas des choses contraires à la réalité de l’histoire américaine. Il a voulu souligner les progrès accomplis sur la route de la réconciliation raciale, plutôt que le chemin restant à arpenter. Joe Biden s’est empressé, dès son entrée à la Maison Blanche, d’annuler ce décret. Biden a prétendu durant la campagne vouloir réconcilier les Américains, et réunifier le pays, mais ses actes et ses paroles en tant que président ont au contraire attisé les divisions. La théorie critique de la race est devenue un nouveau sujet de clivage entre les deux Amériques, entre l’Amérique conservatrice et traditionnaliste attachée à une lecture apaisante de l'histoire, et l’Amérique progressiste voulant faire table rase du passé et faire payer aux blancs d’aujourd’hui les injustices du passé.

Pierre Valentin : On a vu des lois se mettre en place aux États-Unis. En 2020, Trump a interdit à l’armée, aux administrations fédérales et à leurs contractuels privés de dispenser des diversity trainings en interne qui intégraient la Théorie Critique de la Race. Biden a retiré cette interdiction. L’Idaho et Oklahoma ont également fait voter des lois interdisant la Théorie Critique de la Race dans l’enseignement public. On voit également des séances de « déblanchisation » dans de grandes multinationales comme Coca-Cola. Une formation « Confronting Racism » proposait à leurs employés « d’être moins blancs », et leur conseillait d’« être moins oppressifs » et de se « détacher de la solidarité blanche » car celle-ci serait un obstacle pour le bien-être des minorités. Cette formation s’appuyait notamment sur les travaux de la sociologue Robin DiAngelo. Certains employés ont prétendu que la formation était obligatoire, ce qui a été démenti par l’entreprise.

Quelles sont les derniers faits marquants sur le sujet ? 

Pierre Valentin : Lockheed Martin, entreprise leader du marché américain de la Défense a notamment imposé en 2020 à des hommes blancs des « Diversity Program » de trois jours. Ces programmes proposaient aux employés des exercices de libre association ou ils devaient associer les mots « hommes blancs » à des termes comme « raciste, anti-femmes, KKK, nation aryenne… ». À la suite des premiers exercices, les participants devaient répéter et « internaliser » cinquante « affirmations sur le privilège blanc » (white privilege statements), cinquante-neuf « affirmations sur le privilège masculin » (male privilege statements) et, enfin, quarante-sept « affirmations sur le privilège hétérosexuel » (heterosexual privilege statements). Ces trois journées étaient organisées pour Lockheed Martin par l’entreprise White Men As Full Diversity Partners, qui a déjà proposé ses services à de nombreux groupes américains. Comme le rapporte Christopher Rufo, leurs fondateurs Welp et Bill Proudman affirment que ces formations visent à aider les hommes blancs à prendre conscience des « racines de la culture mâle et blanche », culture qui met en valeur selon ces derniers le fait de « travailler dur », « viser le succès » ou encore d’« opérer à partir de principes ». S’ils admettent que ces éléments peuvent paraître positifs, ils jugent que leurs effets sur les femmes et les minorités sont « dévastateurs ». On voit vraiment que l’on tombe dans un racisme inversé et un paternalisme incroyable. Pour citer Pierre-André Taguieff, cela revient à « racialiser au nom de l’anti-racisme ». 

En 2018, il était considéré que près de 90 % des entreprises du Fortune 500 avaient un directeur « diversité et inclusion », les grands groupes européens semblant vouloir épouser cette tendance. Je ne serais pas surpris de voir cette théorie prendre de l’ampleur en France dans les prochaines années, voire mois.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !