Crise dans l’agriculture : la redoutable schizophrénie française<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie prise le 23 janvier 2024 lors de la mobilisation des agriculteurs qui bloquent l'autoroute A7 près d'Albon, dans le sud-est de la France.
Une photographie prise le 23 janvier 2024 lors de la mobilisation des agriculteurs qui bloquent l'autoroute A7 près d'Albon, dans le sud-est de la France.
©OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP

Soutien au monde agricole

Il y a plusieurs agricultures en France : des filières industrialisées ou modernisées qui ne vivent pas si mal que ça, une indépendante qui vit très mal. Les Français sont culturellement et émotionnellement très attachés à l’agriculture indépendante, sont-ils prêts pour autant à en assumer les coûts ?

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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André Heitz

André Heitz

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

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Atlantico : Il y a deux grands types d’agricultures en France : une agriculture industrialisée et une agriculture indépendante. Quelle est la réalité de la répartition entre l’agriculture industrialisée et l’agriculture indépendante ? Quelles sont les parts de productions, les parts pour les exportations de l’agriculture pour chacune de ces deux catégories ?

André Heitz : La terminologie de cette question, dont on peut discuter, a l'avantage de permettre une mise au point qui serait salutaire si elle était entendue par toutes les parties prenantes – du Président de la République Emmanuel Macron, qui n'a pas évoqué un « réarmement agricole et alimentaire », pourtant nécessaire, dans ses récentes prises de parole – au consommateur.

L'agriculture française est très diversifiées ; Mme Sylvie Brunel, grande défenseuse de cette agriculture (mais pas que), en parle avec passion et brio. Mis à part la distinction entre « agriculture biologique », soumise à un cahier des charges et un agrément, et « agriculture conventionnelle », toutes les formes de classification comportent une part d'arbitraire qui leur font perdre leur sens.

Sans compter qu'un « céréalier » qui aurait un petit élevage de poules pourrait émarger dans les deux catégories.

Les termes que vous avez choisis semblent recouvrir une dichotomie syndicale. L'« agriculture industrielle », ce serait celle qui est représentée par le duo Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles et Jeunes Agriculteurs (FNSEA-JA –56 % des voix aux élections de 2021 aux chambres d'agriculture) et la Coordination Rurale (22 %) ; l'« agriculture indépendante », ce serait celle représentée par la Confédération Paysanne (20 %) et le Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux (MODEF – 2 %)

Mais la FNSEA fédère toutes les formes d'agriculture et les agriculteurs de la Conf' sont loin d'être indépendants des fournisseurs et des clients de l'agriculture...

Et, au fond, cela n'a pas beaucoup d'importance tant que les agriculteurs, dans leur grande diversité, peuvent, chacun pour sa part, vivre décemment de leur activité et apporter leur contribution à la satisfaction des besoins de la population en aliments, fibres textiles, matières premières. Ainsi qu'à la gestion de notre environnement et de notre biodiversité. Car oui, les agriculteurs sont les gestionnaires d'un peu plus de la moitié de la superficie de la France métropolitaine (et même plus si on y inclut leurs forêts).

Il est important de rappeler ces deux rôles essentiels en ces jours où le monde agricole est en pleine agitation et risque de se livrer à des manifestations de grande ampleur – à l'instar de ce qui s'est passé aux Pays-Bas et, tout récemment, en Allemagne (où la messe n'est pas encore dite).

Pour rester dans les clichés, il y a de la place pour tous : d'une part, pour les exploitations de grande taille (à l'échelle française !) livrant par exemple des céréales à des coopératives qui approvisionneront l'industrie agroalimentaire – et, in fine, le consommateur citadin et autre fréquentant un supermarché – mais aussi les filières d'élevage, des filières industrielles ainsi que les marchés d'exportation ; et, d'autre part, pour les paysans-boulangers approvisionnant une clientèle locale. Des producteurs de légumes pour la transformation en conserves et surgelés, et des maraîchers vendant sur des marchés. Etc.

Pourquoi la France est-elle très attachée idéologiquement et émotionnellement au modèle d’une agriculture indépendante, mais pourquoi notre pays ne se donne pas réellement les moyens de soutenir durablement ce modèle indépendant ?

André Heitz : La première question est d'ordre sociologique et fait intervenir plusieurs facteurs.

La France est un pays de vieille tradition agricole dont une partie importante de la population n'a pas vraiment saisi les réalités de la transformation et de la modernisation du monde agricole. « Martine à la ferme » est longtemps resté une référence que Caroline et son tracteur n'ont pas détrônée. 

Il y a aussi, et surtout, un formidable « agribashing » qui dénigre ou vilipende l'agriculture qui nous nourrit, qualifiée notamment d'« industrielle » ou de « productiviste » et censée être polluante (ah, le tapage sur le glyphosate...), insensible au bien-être des animaux, assujettie aux caprices des multinationales honnies, etc.

Le site de production de poulets le plus moderne d'Europe est en construction en Croatie : 95 millions de poulets devraient en sortir chaque année. En France, un projet de construction dans l'Yonne d'un site de production d'un peu moins de 40.000 places – évidemment contesté avec le soutien implicite des médias – a été qualifié de « méga-poulailler » ou de « ferme-usine ». On mesure là le gouffre qui sépare l'opinion française (une certaine opinion) et le monde réel.

Mais il n'y a pas que les faiseurs d'opinion, bien relayés par les médias, que ce soit des partis politiques ou des organisations – certaines associées à des intérêts économiques particuliers.

Nos gouvernants ont pour la plupart eu une attitude au mieux ambiguë au sujet de la forme que devait revêtir l'agriculture française.

On se souviendra notamment du ministre Didier Guillaume qui a fait l'apologie de « ce que faisaient nos grands-parents » (vidéo). M. Julien Denormandie a été une notable exception, lui qui expliquait que la « révolution agricole, cette 3ème révolution agricole, elle est très simple à comprendre, elle est fondée sur 3 choses, le numérique, la robotique et la génétique ». 

Il y a enfin un paradoxe : si l'agriculture qui nous nourrit n'a pas bonne presse, les Français ont une bonne opinion des agriculteurs.

Combien de personnes travaillent dans l’agriculture industrialisée et combien de travailleurs sont mobilisés dans l’agriculture indépendante ?

André Heitz : Il faudra se contenter des chiffres clés globaux compte tenu de l'absence de pertinence de la distinction : en 2020, il y avait 416.436 exploitations en activité et 700.762 « unité de travail annuel », les chefs d’exploitation et co-exploitants étant 366,2 mille. Les actifs permanents sont au nombre de 540,9 mille en France métropolitaine.

Simplifions en ne tenant pas compte du commerce international : une unité de travail annuel nourrit 100 personnes.

Il faut aussi ajouter à cela deux éléments : les agriculteurs sont à la base d'un important segment de l'activité économique et sociale de la France. Et la population agricole est vieillissante. Pour trois agriculteurs qui partent, on ne compte qu'un jeune qui s’installe ; c'est là un très important enjeu.

Sommes-nous prêts à assumer les coûts de ce modèle traditionnel ?

André Heitz : Se repose ici une double question de définition ! Qu'est-ce que le « coût » ? Qu'est-ce que le « modèle traditionnel » ? Il y a aussi la question de l'évolution de ce « modèle » qui n'est pas un gabarit unique mais un ensemble d'une grande diversité.

Tout bien considéré, la réponse n'est hélas pas vraiment positive. Mais il faut voir cela comme un défi à relever.

Le fait est que nous rémunérons les agriculteurs plutôt mal. Le problème de la relève est un signe qui ne trompe pas.

Nous avons aussi de très grosses difficultés avec l'acceptation des conditions dans lesquelles s'exerce l'activité agricole – répétons : nourricière.

Par exemple, l'utilisation de produits phytosanitaires est un gage, partiel, de quantité, de qualité et de régularité de la production alimentaire. Elle a des incidences sanitaires et environnementales non nulles– qu'il faut évaluer en termes de coûts-bénéfices propres ainsi que comparés à celles des alternatives (par exemple, vaut-il mieux désherber avec un passage du vilipendé glyphosate ou de la charrue autrefois célébrée dans « labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France »?).

Sommes-nous prêts à assumer les conséquences, par exemple, de « zones de non-traitement » de 150 mètres autour des lieux de vie comme le promeuvent des associations plus ou moins en cheville avec des intérêts économiques que nous ne préciserons pas ici. Savons-nous du reste que notre air intérieur est souvent plus pollué que l'extérieur ?

Les conditions d'élevage posent des questions similaires. Sommes-nous prêts à assumer, par exemple, le surcoût de la production des œufs si nous interdisons l'élimination – aka broyage --des poussins mâles ?

Dans cette affaire, le plus gros problème est à mon sens, outre le battage médiatique des contempteurs de notre agriculture, l'absence ou la pauvreté de la communication de ceux qui devraient l'expliquer et la défendre.

 Il n'est pourtant pas si difficile d'expliquer que ces subventions si décriées que touchent les agriculteurs bénéficient in fine aux citoyens par la gestion de l'environnement et aux consommateurs par des prix abordables.

Des questions similaires se posent pour les contraintes administratives et normatives, quelquefois contradictoires. On les dit souvent « imposées par Bruxelles » alors qu'elles sont le fruit du travail conjoint de la Commission, des gouvernements des États membres et du Parlement Européen. En France, meilleure élève de la classe, elles sont souvent surtransposées ou introduites avant d'être « vendues » à Bruxelles.

Ajoutons enfin la question du changement climatique. Il ne se résume pas à la question de l'eau et des sécheresses estivales, et donc de l'irrigation. Il y a un effort important de vulgarisation à faire. Cet effort concerne du reste aussi les « OGM » – les produits de la transgenèse (sans dout condamné pendant encore longtemps en Europe) et des nouvelles techniques génomiques reposant notamment sur CRISPR-Cas9, qui a valu un prix Nobel à la Française Emmanuelle Charpentier et l'Américaine Jennifer Doudna.

Nous serons sans doute « prêts à assumer les coûts » du « modèle » tel qu'il s'établira et évoluera à l'avenir quand cet effort aura été fait.

Les consommateurs ont-ils une responsabilité dans la schizophrénie française sur l’agriculture entre l'agriculture industrialisée et l'agriculture indépendante ? Etant attachés à leur pouvoir d’achat, les Français ont tendance à se tourner vers des produits industrialisés...

André Heitz : Oui, certainement. Mais on ne peut pas leur reprocher, surtout par les temps qui courent, de chercher à réduire leurs dépenses alimentaires (13 % du budget des ménages en moyenne) qui sont devenues la variable d'ajustement après paiement des dépenses contraintes.

En revanche, on peut reprocher une sorte de double langage à ceux qui répondent aux sondages d'opinion : le message donné à l'entrée du supermarché ne correspond souvent pas à celui qu'on trouve dans le chariot à la sortie ! Un reproche assorti d'un bonnet d'âne à ceux qui innocemment prennent ces sondages pour argent comptant pour faire avancer leur business, ou pire pour ceux qui le font en connaissance de cause.

Jean-Luc Demarty : Le concept d’agriculture industrialisée inventé par les verts et leurs épigones médiatiques ne correspond à aucune réalité en France, ni même en Europe. L’agriculture industrielle est une agriculture sans terres qui existe aux Etats-Unis comme des exploitations avec des dizaines de milliers de bovins parqués près des abattoirs dans des feed lots et engraissés au maïs et au soja dans le Midwest et au Texas ou avec des milliers de vaches laitières qui ne sortent jamais de leur étable en Californie.

Il existe plusieurs types d’agriculture en France, l’agriculture intensive en main d’œuvre, en capital et en intrants, comme par exemple l’élevage porcin, et l’élevage extensif, comme l’élevage bovin à l’herbe qui nécessite de grandes surfaces. Il existe une autre différenciation entre les produits standards traditionnels et les produits bio dont le coût de production est de 20 à 30 % plus élevé. Tous ces types d’agriculture peuvent produire dans des conditions environnementales satisfaisantes. Les exploitations correspondantes sont familiales dans leur écrasante majorité. Il n’y a pas de différence qualitative prouvée entre ces différents produits.

La taille moyenne des exploitations est de 70 ha en France. Une taille moitié moins élevée est plus que suffisante en élevage porcin intensif, en fruits et légumes et en viticulture pour dégager un revenu correct. Par contre il faut une surface deux fois plus élevée pour dégager un revenu correct en grandes cultures (céréales etc…), en polyculture élevage et en production laitière, et trois fois plus élevée en viande bovine extensive.

Le concept d’agriculture paysanne développé par les verts vise à faire croire qu’on pourrait revenir à l’agriculture dominante des années cinquante, la polyculture élevage, sur des exploitations de 40 ha en production bio. L’installation de jeunes agriculteurs sur de telles exploitations, favorisée dans certaines régions, ne peut produire que des catastrophes économiques, sans aucune perspective de dégager un revenu décent.

La part des produits alimentaires, hors boissons alcoolisées dans la consommation des Français est passée de 35% en 1960 à 14% aujourd’hui. La consommation majoritaire sera toujours orientée vers les produits standards. La part des produits de plus haute qualité ou bio, pas toujours de plus haute qualité, sera très minoritaire compte tenu de leurs coûts de production et de leurs prix nettement plus élevés. On a vu récemment le prix du lait bio s’effondrer à un niveau proche de celui du lait standard faute de demande. De nombreux producteurs bio sont revenus à la production traditionnelle.

Avons-nous les moyens de maintenir ce système d'agriculture traditionnelle dans un monde où l’agroalimentaire est devenu beaucoup plus industriel ?

André Heitz : Oui, bien sûr, pour le système tel qu'il évoluera en fonction des diverses circonstances ! Mais la vraie question est celle de la place relative des différentes formes de production et de consommation.

Soyons clair : promouvoir, notamment, une agriculture biologique occupant 25 % de la surface agricole utile – l'objectif de « farm to fork » (de la ferme à la table) – est irresponsable.

Sur le plan de la politique agricole, il s'agira de définir – sur la base de la rationalité et non de la bien-pensance ou des petits calculs politiciens – les moyens à mettre en œuvre pour permettre à chacune de ces formes de contribuer à notre souveraineté alimentaire.

C'est là, en dernière analyse, l'enjeu majeur de la réponse à donner aux manifestations d'agriculteurs en cours et à sa tragique conséquence, que nous espérons isolée.

Jean-Luc Demarty : Il y a de la place pour le développement de plusieurs types d’agriculture, telles que décrites dans la réponse précédente. Toutefois l’agriculture main stream délivrant des produits standards sera toujours majoritaire. Les produits bio ou de plus haute qualité seront toujours des produits de niche plus ou moins grande, s’adressant à des consommateurs à pouvoir d’achat plus élevé que la moyenne. Les produits de haute qualité ont également un potentiel important à l’exportation, comme les appellations d’origine et les indications géographiques.

Il faudra s’assurer que chaque type d’agriculture se développe sur des exploitations familiales de taille économique et de surface suffisante pour dégager un revenu décent. On en est loin pour environ la moitié des exploitations françaises. L’erreur de base poussée par les verts est de prétendre recréer une agriculture traditionnelle ou bio des années cinquante délivrant des produits standards sur des exploitations de petite taille qui ne seront jamais rentables, même avec les aides européennes.

La plus grande transformation par l’industrie agro-alimentaire est inéluctable, compte tenu de l’évolution de la demande. Ce n’est pas nécessairement une baisse de la qualité, bien au contraire. La qualité est définie d’abord par celle des produits agricoles de base et des ingrédients utilisés. Contrairement aux idées reçues, la qualité des produits n’a jamais été aussi bonne. Rappelons que dans les années cinquante, 4.000 Français mouraient chaque année d’intoxication alimentaire.

Ce modèle traditionnel est-il vraiment le plus susceptible de garantir notre souveraineté alimentaire ?

Jean-Luc Demarty : La souveraineté alimentaire est une question essentielle. Elle ne peut être assurée que par des exploitations agricoles modernes dégageant un revenu décent. N’oublions pas que le Traité de Rome assure à la fois le revenu des agriculteurs et la sécurité d’approvisionnement. Les performances médiocres de l’agriculture française depuis une vingtaine d’années sont imputables à l’excès de réglementation française, à la surtransposition des règles européennes, mais aussi à l’effet négatif des 35 h sur la compétitivité française, y compris en agriculture et en agro-alimentaire.

Au niveau de l’Union Européenne la sécurité d’approvisionnement n’a cessé de s’améliorer depuis 20 ans, quand celle de la France se dégradait lentement mais constamment. Ce n’est certainement pas en favorisant une petite agriculture non compétitive que la situation va s’améliorer. Comme dans d’autres domaines la France a suivi un chemin inverse à celui de l’Allemagne. Ce pays a profité de l’unification pour bâtir une des agricultures les plus compétitives d’Europe, alors qu’elle était une des moins compétitives il y a trente ans.

Par contre, il est probable que la nouvelle Politique Agricole Commune (PAC) européenne issue du Green Deal, entrée récemment en application, comporte certains excès susceptibles de menacer la sécurité d’approvisionnement de l’UE, comme la jachère obligatoire de 3 %, la rotation obligatoire des cultures, la réduction de 50 % de l’usages pesticides. Le lien avec la lutte nécessaire contre le changement climatique n’est pas évident.

S’agissant de la réduction progressive de la détaxation des carburants agricoles introduite dans la Loi de Finances pour 2024, on peut douter que cette mesure, techniquement justifiable et compensée fiscalement, soit politiquement opportune. Certains politiques n’apprennent jamais que des mesures comportant des avantages techniques peuvent avoir des inconvénients politiques bien supérieurs, malgré deux ou trois expériences cuisantes depuis quelques années.

André Heitz :Ce que l'on entend traditionnellement par « modèle traditionnel », certainement pas.

Pendant de nombreuses années, notre politique s'est fondée sur la « montée en gamme ». Nous ne pouvions être compétitifs avec nos concurrents selon les dogmes en vigueur (mais nos politiques irrationnelles de « meilleur élève de la classe » y ont fortement contribué)... donc produisons par exemple des poulets labels au lieu de poulets ordinaires... Résultat : nous consommons aujourd'hui plus de poulets importés que de poulets d'origine française.

L'agriculture biologique – le modèle idéalisé de ce « modèle traditionnel » – a des rendements à l'hectare inférieurs à l'agriculture conventionnelle – pas nécessairement « productiviste » – avec des différences allant jusqu'à plus de 50 % en Allemagne (en France, c'est quasiment « secret défense », mais pour le blé, voir ici). La différence en production nette peut être encore plus importante en raison des contraintes comme des rotations plus longues (avec aussi des cultures moins productives) et les aléas liés à une protection phytosanitaire au mieux limitée.

Cette forme d'agriculture a toujours une place, mais pour alimenter des marchés de niche.

Au-delà de ce « modèle » il y a les ambitions de l'Union Européenne – encore une fois : de la Commission, des États membres et du Parlement Européen – du « Green Deal » et de « Farm to Fork » (de la ferme à la table). Les études d'impact affichent des réductions de production de l'ordre de 15 à 20 %, ce qui est véritablement insupportable dans le principe et, encore plus, dans la conjoncture géopolitique actuelle.

Heureusement, on est en train de prendre la mesure du désastre, et les manifestations des agriculteurs contribueront sans doute à déciller les yeux.

Mais il faut une vision à long terme. Enbref, poser les fondations de la « 3ème révolution agricole, […] fondée [notamment] sur 3 choses, le numérique, la robotique et la génétique » de M. Julien Denormandie.

Le libre échange est aussi beaucoup mis à l’index mais les traités ne sont pas aussi injustes qu’on le dit et nous apportent aussi des gains de pouvoir d’achat. Comment équilibrer le système de ce point de vue ?

Jean-Luc Demarty : Rendre responsable les accords de libre-échange conclus par l’UE depuis une quinzaine d’années des problèmes de l’agriculture française est devenu un sport national. En réalité il n’en est rien. La preuve la plus simple est l’évolution comparée de la balance commerciale agro-alimentaire de l’UE et de la France depuis 15 ans. L’UE avec le Royaume Uni est passée d’un déficit d’une dizaine de milliards d’EUROS à un excédent stable de 30 milliards d’EUROS, et même de 60 milliards d’EUROS sans le Royaume Uni. Sur la même période l’excédent agro-alimentaire de la France, un de ses atouts traditionnels, a au mieux stagné, passant de 7 à 6 milliards d’EUROS.

L’accord avec le Canada, le CETA, tant décrié en France, s’avère au contraire très positif. Les exportations agro-alimentaires françaises, les vins et les produits laitiers notamment, se sont accrus de 68 %, et l’excédent commercial correspondant de 50%. Les importations de viande bovine du Canada présentées par certains comme un risque majeur, sont restées quasi nulles à tel point que l’UE exporte davantage de viande bovine au Canada que l’inverse.

Si l’on fait le bilan des 12 principaux accords commerciaux en application, conclus ou négociés, y compris le Mercosur, l’Université très réputée de Wageningen a démontré le caractère très équilibré des résultats, avec une balance agro-alimentaire de l’UE qui s’améliorerait de l’ordre de quelques centaines de millions d’EUROS. Le seul point noir concerne la viande bovine, particulièrement sensible pour la France. Les importations européennes nettes croitraient de 70.000t (1% de la consommation européenne) et les prix baisseraient de 2 %. Ce n’est pas négligeable, mais pas au point de mettre en cause l’accord avec le Mercosur qui pose encore d’autres problèmes non agricoles non encore résolus. La baisse du revenu des producteurs de viande bovine, parmi les plus faibles des agriculteurs français, ne peut être ignorée. Ce pourrait être l’occasion de soutenir davantage les producteurs de viande bovine extensive à partir de nos magnifiques prairies permanentes, fierté de nos paysages et puits de carbone à préserver.

En outre il existe une protection globale pour les produits les plus sensibles, la viande bovine et la viande de volaille. La Commission Européenne applique un plafond global de 4 % de la consommation interne, proche d’être atteint, pour la totalité des contingents tarifaires octroyés dans tous les accords de libre-échange passés, présents et futurs. Cela signifie que les importations ne dépasseront jamais ces chiffres compte tenu du caractère dissuasif des droits hors contingent. Ce plafond, dont je suis à l’origine, est issu des 4 % que l’UE, à la majorité qualifiée de ses Etats Membres, sous Présidence Française, était prête à concéder, dans la négociation multilatérale du Doha Round en 2008, complètement enterrée.

Enfin il faut rappeler que la France a davantage d’intérêts offensifs agricoles que défensifs, les céréales, les produits laitiers, les vins et spiritueux et les appellations d’origine et indications géographiques d’inspiration française et protégées dans tous les accords de libre-échange de l’UE, y compris dans l’arrière-cour des Etats-Unis, grand succès sous-estimé. 

Bien entendu, cela ne veut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ainsi il est particulièrement regrettable que la Commission Européenne ait provisoirement accordé un accès illimité aux exportations de viande de volaille ukrainienne qui sont passés de 100.000t à plus de 200.000t annuellement grâce à cette décision. Le bénéficiaire est un oligarque ukrainien qui avait déjà détourné à son profit les définitions de la viande de volaille dans l’accord de libre-échange UE Ukraine.

André Heitz : Le libre échange est effectivement la bête noire des organisations d'agriculteurs et de politiciens à la recherche de « combats » valorisants sur le plan personnel.

Vous avez raison de dire que les traités ne sont pas aussi injustes qu'on le dit. Sous réserve de vérification dans la durée, l'accord avec le Canada, provisoirement appliqué, est profitable pour les producteurs de fromage sans heurter les intérêts de nos producteurs de viande. Et il y a des producteurs canadiens qui ne sont pas contents.

Ce genre d'accords fait nécessairement des contents silencieux et des mécontants bruyants des deux bords. Comment équilibrer ? Pour autant que ces accords aient un avenir, sans doute en y mettant suffisamment de garde-fous... et en faisant de la pédagogie.

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