Covid-19 : les modèles d’efficacité sanitaire asiatiques, impossibles à reproduire en Europe ? 5 arguments pour démonter une imposture intellectuelle<!-- --> | Atlantico.fr
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Corée du Sud covid-19
Corée du Sud covid-19
©JUNG Yeon-Je / AFP

Mesures efficaces contre le virus

Des pays comme Taïwan, la Corée du Sud ou le Japon sont parvenus à éviter un confinement général de leurs populations ou celui de villes entières face à la menace de la Covid-19. Quelles leçons pouvons-nous tirer des mesures prises par les pays d’Asie orientale ?

Sophie Boisseau du Rocher

Sophie Boisseau du Rocher

Sophie Boisseau du Rocher est docteur en sciences politiques, chercheure associée au Centre asie IFRI. Elle travaille sur les questions politiques et géostratégiques en Asie du Sud-Est.

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico.fr : L’un des premiers arguments qu’on oppose à la reproduction du modèle d’efficacité sanitaire asiatique en Europe consiste à pointer le caractère autoritaire de leur modèle politique. Les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est du continent sont-ils aussi anti-démocratiques qu’on le laisse à penser ? Des pays comme la Corée du Sud et Taiwan ne montrent-ils pas qu’être une démocratie n’est pas un frein dans la lutte contre le virus ? 

Sophie Boisseau du Rocher : Expliquer la réussite dans la gestion de la crise sanitaire (avec au demeurant de grandes disparités dans la région) par la nature autoritaire des régimes ou la docilité des populations relève de réflexions simplistes et erronées. Ce qui a d’abord rendu les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est efficaces dans leur lutte contre la pandémie a été l’expérience. Ils ont tous connu une ou plusieurs grandes crises sanitaires dans les vingt dernières années (Sras, grippe H1N1…) et en ont retenu des leçons de bon sens : réagir vite avant que la situation ne soit hors de contrôle ; lancer des campagnes de sensibilisation pour avertir de la dangerosité du virus ; porter un masque pour se protéger et protéger les autres. La contrainte est acceptée parce qu’on sait que l’objectif est d’en sortir le plus vite. La Corée du Sud par exemple, a très tôt mis en place un système de dépistage avec comme plan de bataille les 3 T : tester, tracer et traiter. En dépit de la proximité avec la Chine, foyer initial, on n’y a pas observé de dérapage majeur. Au Japon, les acteurs locaux ont rapidement fait appel à la responsabilité individuelle et collective de chacun. En Thaïlande ou à Singapour, les malades ont été immédiatement isolés. Partout, les frontières ont été rapidement contrôlées et les voyages restreints. Je le répète, ce qui a permis de sauver des vies (partout dans la région, le nombre de morts est bien inférieur à celui d’autres régions – il s’élève à 38 000 morts pour les 660 millions de sud-est Asiatiques), c’est le bon sens ; le respect de la collectivité, l’auto-discipline ont également joué ainsi, probablement, qu’une forme de légalisme par rapport aux décisions prises par les gouvernements. Ces caractéristiques ont été plus déterminantes que la nature du régime politique. Et d’ailleurs, on observe que certaines démocraties ont été efficaces (Japon, Taiwan ou la Corée du Sud) quand d’autres ont été plus déficientes (Indonésie, Philippines…). 

Charles Reviens : L’épidémie virale respiratoire covid-19 constitue une situation fluide imposant aux pouvoirs publics partout dans le monde une gestion mélangeant en permanence réflexion et action, face à des situations changeantes et le plus souvent en information incomplète. L’analyse des performances et des plans d’action déployés dans des pays qui présentent des résultats probants fait clairement partie de la palette d’outils disponibles.

Les résultats obtenus en Asie n’ont pas manqué d’attirer le regard quasiment depuis un an. Ma première contribution Atlantico sur la pandémie qui s’intéressait au modèle sud-coréen date du 24 mars 2020 (il y a dix mois), tandis que l’Institut Montaigne présentait en avril 2020 son analyse transversale de la riposte des pays d’Asie orientale. Force est de constater le maintien d’un écart considérable entre les pays occidentaux et les pays d’Asie-Océanie. Il ne faut pas oublier en effet le fait qu’Australie et Nouvelle Zélande présentent des données de contamination et de mortalité extrêmement bas voire à zéro.

Les pouvoirs publics occidentaux, sous pression tant sanitaire que socio-économique, jouent en défense face à ces insolentes données. Il peut donc être tentant de mettre en avant le caractère non réplicable des solutions retenues en Asie, en arguant par exemple du caractère autoritaire des régimes institutionnels dans cette zone.

De fait l’Asie contient à la fois des régimes autoritaires notamment à partie unique (Chine, Vietnam, sans même évoquer la Corée de Nord) mais aussi des pays ayant des régimes politiques démocratiques ayant de multiples similarités avec les pays occidentaux. L’index de démocratie proposé par The Economist attribuait en 2019 ainsi les notes sur 10 suivantes : 8 pour la Corée du Sud, 7,99 pour le Japon, 7,73 pour Taiwan contre 8,68 pour l’Allemagne, 8,52 pour le Royaume-Uni, 8,12 pour la France, 7,96 pour les Etats-Unis. Les différences ne semblent donc pas si massives et l’explication de l’écart de performance ne se trouve dans doute pas principalement dans ce domaine.

Une analyse multifactorielle permet d’identifier en revanche d’autres éléments explicatifs. Il y clairement d’abord dans ces pays asiatiques une assimilation nettement plus forte des expériences récentes de crises sanitaires et d’épidémies virales (H1N1 en 2009, SRAS en 2015) conduisant à un niveau d’anticipation d’une nouvelle crise à venir avec préparation opérationnelle associée. La proximité géographique et culturelle avec le foyer initial chinois covid-19 a également joué un rôle majeur puisque ses voisins ont pu inférer très tôt la gravité d’une situation épidémique ayant initialement débordé une puissance globale comme la Chine. D’où une gestion du temps, particulièrement critique en matière d’épidémie infectieuse, sans comparaison avec ce qui s’est fait en Occident dont plusieurs pays sont restés trop longtemps dans l’ignorance voire le déni : la Corée du Sud disposait d’un test PCR covid-19 homologué dès le 4 février tandis que les pouvoirs publics japonais avaient arrêté dès le 25 février une stratégie d’identification et de limitation des clusters. S’ajoutent probablement des déterminants anthropologiques et culturels qui seront évoqués plus bas.

On entend aussi qu’en Asie, les libertés publiques ont été sacrifiées pour résoudre la crise. Si certains pays comme la Chine sont effectivement très autoritaires, la France est-elle réellement plus souple avec les libertés que certains pays asiatiques ? Les mesures contraignantes en termes de liberté publiques en Asie ont-elles été aussi importantes que cela au regard des confinements indifférenciés français ? 

Sophie Boisseau du Rocher : Non, les libertés publiques n’ont pas été sacrifiées pour résoudre la crise mais la crise a servi d’alibi pour servir les intérêts de certains dirigeants et régimes qui n’ont pas hésité à recourir à l’état d’urgence sanitaire pour mieux contrôler les oppositions. Cela est le cas en Thaïlande ou au Cambodge par exemple et ce n’est pas un hasard que les jeunes aient manifesté à Bangkok et dans les grandes villes du pays pour afficher leur mécontentement. Quand on est dans une situation d’urgence sanitaire, on s’organise pour gérer la crise le temps qu’elle dure. Cette gestion doit être encadrée par un appareil législatif transparent. Cela n’est pas toujours le cas en Asie (notamment du Sud-Est) où une certaine confusion règne. La priorité pour les gouvernements d’Asie est à la fois d’anticiper pour contrôler la propagation de crise et de gérer pour éviter les dégâts économiques ; il n’y a plus de confinement total pour ne pas trop pénaliser l’économie. A nouveau, un bon sens pragmatique. Ce qui explique qu’aujourd’hui, la priorité consiste à vacciner le plus largement possible, et partout dans la région. L’Indonésie a même décidé de vacciner en priorité les jeunes travailleurs pour qu’ils puissent maintenir la machine économique en état de marche. 

Charles Reviens : La justification de l’écart de performances covid-19 par les restrictions sur les libertés publiques est le corollaire de celle sur les limitations réelle ou supposées du caractère démocratique des institutions des pays asiatiques. Il faut regarder les limitations concrètes aux libertés initiées en Asie.

Il y a d’abord la question des contrôles au frontières. Le benchmark publié par le Lancet le 24 septembre dernier sur les modalités de sorties des mesures de restrictions dans plusieurs pays asiatique et européens note une bien plus grande rigueur en Asie dans les contrôles aux frontières liés à la pandémie : interdiction totale de territoire, mesures de quarantaine/dépistage pour les voyageurs provenant de l’étranger. 19 pays d’Asie ont ainsi complètement bouclé leurs frontières pour une période de 30 semaines, contre 2 pays en Europe. Si Emmanuel Macron déclarait le 12 mars 2020 que la pandémie ne devait pas favoriser le repli nationaliste et qu’à ce titre le virus n’avait pas de passeport, le point d’actualité de Jean Castex hier 14 janvier 2021 incluait un programme de durcissement des contrôles aux frontières avec test PCR obligatoires pour les personnes arrivant des pays hors Union européenne.

Vient ensuite la question de l’utilisation des outils numériques, évoquée dans la note de l’Institut Montaigne d’avril 2020 avec trois cas d’usage majeurs : traçage numérique (tracing) pour identifier les chaînes de transmission passées, suivi numérique (tracking) permettant la surveillance en temps réel des individus placés en quarantaine et le contrôle des autres formes d'isolement forcé, cartographie de la contamination. La Corée du Sud a croisé très tôt données de géolocalisation et données bancaires, Taiwan a fourni des smartphones aux individus en quarantaine, Hong Kong a imposé le port d’un bracelet électronique connecté à l’ensemble des voyageurs entrants placés en quarantaine, Singapour a imposé un scan QR code avant l’entrée et la sortie de nombreux lieux publics, etc. etc. etc. Il est ainsi reconnu en Asie que l'accès aux données de géolocalisation constitue une ressource essentielle pour les enquêtes épidémiologiques. Il y a donc clairement une acceptabilité beaucoup plus forte du tracing numérique dans les pays d’Asie orientale et les débats sur la protection de la vie privée et des données personnelles se sont cristallisés autour de la divulgation publique de ces informations personnelles beaucoup plus que sur leur collecte.

Il y a donc eu des restrictions effectives aux libertés en Asie que certains considèrent, à titre provisoire ou définitif, comme totalement inapplicables dans les pays occidentaux. L’ironie et le paradoxe tient au fait que ce respect de certaines libertés a conduit via le confinement généralisé et l’interdiction de certaines activités à des restrictions globales du droit d’aller et de venir et des libertés économiques massivement supérieur à ce qui s’est fait dans tous les pays asiatiques à régime démocratique.

On entend aussi souvent que si les pays asiatiques ont mieux su gérer la crise, c’est soi-disant grâce à la docilité de leurs citoyens. Pourtant, selon un sondage, 67,7% des Sud-Coréens disent qu’ils attendront de voir l’efficacité des vaccins contre la Covid-19 avant de se faire vacciner... Utiliser l'argument de la docilité pour expliquer le succès asiatique (et donc l’échec occidental) est-il honnête ? 

Sophie Boisseau du Rocher : Ce qu’on a constaté en Occident est une succession de décisions lentes, parfois contradictoires, mal appliquées, critiquées et contournées alors qu’en Asie, les expériences précédentes avaient permis aux citoyens de comprendre les enjeux très concrets d’une riposte rapide et ciblée. D’ailleurs, à la suite des crises précédentes, les autorités sanitaires étaient mieux formées et les procédures éprouvées ; partout des comités de pilotage ont diffusé des informations sans pour autant recourir à des termes ou procédés anxiogènes. A Taiwan par exemple, le Vice Premier ministre, Chen Chien Jen, épidémiologiste, avait été en charge de la gestion du Sras. Du fait de sa légitimité professionnel, les citoyens lui font confiance et ce serait les dénigrer que de les qualifier de « dociles ». Résultat : 842 contaminés et 7 morts pour 23 millions d’habitants. Quant aux Sud-Coréens, les sondages peuvent évoluer très vite. Il y a quelques jours, le président Moon a souhaité que l’ensemble de la population soit vacciné et a assuré que l’Etat prendrait en charge le coût de cette vaccination. La campagne devrait commencer début février. Sur ce cas-là aussi, on constatera que l’esprit civique collectif l’emportera.

Charles Reviens : Mes connaissances sur les cadres culturels et anthropologiques des pays d’Asie orientale sont limitées mais j’ai bien pris note des commentaires de Stéphane Gayet dans ma contribution commune avec lui d’octobre 2020 : « on est frappé, indépendamment d’une empreinte religieuse, par ce sentiment de la collectivité, du bien commun, de la solidarité et de la nation, qui existe dans ces pays asiatiques et qui nous fait défaut aujourd’hui. C’est pourtant essentiel pour parvenir à vaincre un fléau tel qu’une épidémie virale », « il y a chez ces peuples quelque chose qui nous fait défaut et qui contribue à leur cohésion, leur discipline et ainsi leur force ».  Branco Milanovic, dans une autre contribution à Atlantico, considère en regard que « l’impatience », caractéristique anthropologique des Occidentaux contemporains, constitue un facteur majeur de différentiation des performances entre Occident et Asie du Sud-Est.

Au-delà de ces considérations globales, il y a l’enjeu de la communication des pouvoirs public depuis le début de la pandémie. La communication publique des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la France a ainsi objectivement multiplié les changements de cap, les approximations et même souvent les dénis, et tout cela a probablement entamé la confiance du public sans même évoquer la question de l’exemplarité, avec un conseiller spécial du Premier ministre qui ne respecte par les règles de confinement, un Premier ministre français qui ne télécharge pas l’application StopCovid, tandis que le ministre de la santé néozélandais David Clark a dû démissionner en juillet pour n’avoir pas respecté à deux reprises les règles nationales covid-19.

Ces écarts n’empêchent pas en Asie orientale un débat public inéluctablement vif par exemple sur les programmes de vaccination. Le taux élevé de personnes réticentes à une vaccination rapide que l’on retrouve en Corée du Sud mais également au Japon s’explique toutefois par le fait que l’épidémie étant infiniment mieux contrôlée à date dans ces pays, ils ne sont pas dans la situation d’urgence qui caractérise de nombreux pays occidentaux où la vaccination est considérée comme beaucoup plus vitale pour permettre le retour à une vie normale.

La stratégie des trois C pour contrer les super contaminateurs ou l’étude des lieux de contamination comme ont pu le faire les Sud-coréens et les Japonais sont-ils la preuve que lorsque le pouvoir politique s’appuie sur de vraies connaissances scientifiques les résultats sont meilleurs ?

Charles Reviens : Les 3C « Crowded places/Close contact settings/Confined and enclosed spaces” mis en avant par l’ OMS constitue notamment la particularité de la stratégie japonaise.

L’enjeu des clusters a été pris en compte très en amont par les pouvoirs publics japonais avec mise en place dès fin février 2020 d’un centre de traitement des clusters (クラスター対策班). Le ministère de la santé est parti du constat que l’essentiel des contaminations étaient générées au cours d’interactions sociales à risque. Il en a donc été conclu qu’il était beaucoup plus utile d’identifier ces zones de contamination le plus en amont possible et d’éradiquer la dissémination du virus dans ces zones plutôt que de suivre le virus au niveau de chaque personne contaminée.

Dès le 9 mars, la politique des « 3 Cs » est instituée : il est demandé aux Japonais d’éviter les lieux combinant trois caractéristiques :

- Closed : lieux fermés avec faible ventilation ;

- Crowded : lieux avec une densité d’occupation élevée ;

- Close contact : lieux avec faible distance entre les personnes

Cela boucle en outre avec l’analyse du facteur de dispersion k permettant d’identifier les super-contaminants : une partie minoritaire des personnes contaminées semblent provoquer la plus grande partie des nouvelles contaminations et il est donc critique de les identifier et isoler.

C’est effectivement un exemple emblématique de l’intérêt d’une analyse détaillée avant de caler les grands axes d’une politique de gestion d’une épidémie virale respiratoire.

La stratégie asiatique de ne pas tout miser sur les restrictions (mais de travailler sur des pratiques d’intelligence concrète comme le traçage, l’analyse eaux usées, l’étude de l’aération, etc…) a-t-elle porté ses fruits ?

Charles Reviens : L’idée générale est effectivement de disposer d’une palette cohérente d’outils permettant d’évite si possible les confinements restrictifs qui ont des couts socio-économiques mais également sanitaires hors covid particulièrement dramatiques.

A côté des 3 Cs précédemment évoqués pour le Japon, il y a eu en Corée du Sud la pratique généralisée du « dépistage-isolement-traitement » (« trace, test and treat ») : la combinaison entre tests massifs dès le début de l’épidémie et supervision digitale des personnes contaminées s’est traduite par une baisse rapide de nouveaux cas. Israël, mais également les marins pompiers de Marseille, analysent les eaux usées pour connaître la nature et l’intensité des variants épidémiques…

Je rappelle enfin les analyses du professeur Yaneer Bar-Yam, spécialiste des systèmes complexes au MIT qui a proposé dans un papier du 13 décembre dernier une typologie en dix points des stratégies inefficaces ou efficaces contre la pandémie covid-19 séparant au final « zones rouges » où l’on essaie tant bien que mal de vivre avec le virus et « zones vertes » où l’on éradique totalement le virus même au prix de sacrifices temporaires importants.

Le confinement temporaire devient de fait souvent nécessaire pour éviter le débordement du système sanitaire sans régler définitivement la question et au prix de sacrifices massifs pour l’économie et la vie sociale des pays en question, sans même parle de l’impact à long terme sur les finances publiques.

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