Corse : le symptôme de la rigidité de l’Etat français ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Ne peut-on pas analyser la situation en Corse comme un symptôme de la rigidité de l'État central à l’égard des collectivités ?
Ne peut-on pas analyser la situation en Corse comme un symptôme de la rigidité de l'État central à l’égard des collectivités ?
©STEPHAN AGOSTINI / AFP

Manque d’imagination

Si la violence déployée en Corse depuis l’agression dont a été victime Yvan Colonna est inexcusable, le pouvoir politique central peine à imaginer les modèles de gouvernance adaptés à une société plus fluide qu’au siècle dernier.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Benjamin Morel

Benjamin Morel

Benjamin Morel est maître de conférences en Droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas.

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Atlantico : Depuis l’agression dont a été victime Yvan Colonna, la Corse est traversée par des violences inacceptables. Ne peut-on pas, néanmoins, analyser la situation comme un symptôme de la rigidité de l'État central à l’égard des collectivités et de sa difficulté à s’adapter à ces dernières ?

Arnaud Benedetti : En Corse la responsabilité de l’Etat est engagée à toutes les échelles: administratives avec les dysfonctionnements indissociables de la mise en danger d’Yvan Colonna laissé sans protection avec un djihadiste dont la dangerosité était particulièrement connue; juridiques avec une levée du statut de DPS à laquelle le droit ne s’opposait pas mais qui a été systématiquement refusée; politique enfin parce que le pouvoir politique était confrontée sur ce dossier à une revendication portée par l’ensemble des forces politiques insulaires, y compris par des parlementaires nationaux appartenant à la majorité et qu’il n’y a répondu que par la négative.

Par-delà le déclencheur tragique lié à la tentative d’assassinat d’Yvan Colonna, s’est installée l’idée que le processus démocratique qui a vu le nationalisme devenir électoralement majoritaire était une médiation insuffisante, voire inefficace puisqu’aucune des revendications portées par les élus n’a connu un début non seulement de satisfaction mais même de négociation... Le retour de la tension était inéluctable; il suffisait d’un détonateur et le drame Colonna a créé les conditions de l’expression violente de la colère.

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Benjamin Morel : C’est un peu plus compliqué que ça. Il faut alors analyser deux phénomènes. 

Un référendum a eu lieu en 2003 sur une collectivité à statut particulier. Il a été rejeté par une majorité des Corses. Cela n’a pas empêché les élus nationalistes de faire pression jusqu’à ce que le personnel politique local se rallie à leur choix et fasse pression sur l’Etat. Le résultat, c’est que ce référendum a été foulé aux pieds en 2015 par un amendement à la loi NOTRe qui a imposé une collectivité à statut particulier rejeté par les urnes. En revenant sur ce référendum, l’Etat a envoyé un double message. D’abord les nationalistes sont non seulement légitimes, mais en avance sur leur temps, puisque leur position vous est finalement imposée. Ensuite, quoi que vous votiez, le projet des nationalistes est inéluctable, la « stratégie de la poussette » finira par l’emporter. Ainsi, entre 2010 et 2021, une collectivité unique plus tard, le score des nationalistes corses est passé au premier tour de 27,76 % à 57,70 % des voix. 

Le second élément est l’entrée des nationalistes dans l’éducation qui explique aussi pourquoi on voit un tel front de la jeunesse. Jérôme Fourquet met notamment en avant ce point dans son livre sur la Corse, montrant l’évolution idéologique des jeunes générations.Ces dernières font l’objet d’une initiation au corse, souvent très militante. Dès le collège avec le blocage des établissements scolaires par des jeunes militants avec l'aval officieux des dirigeants nationalistes. Ce sont les "jeunesses indépendantistes" (Ghjuventù indipendentista) qui sont les plus actives auprès des jeunes. Par ailleurs, il y a le sujet très particulier de l’Université de Corte. Celle-ci, dans laquelle tous les syndicats étudiants sont nationalistes, a baptisé Jean-Baptiste Acquaviva, nom d’un militant du FLNC « abattu lors d’une action », un de ses amphithéâtres.

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Paradoxalement, c’est donc plutôt en cédant à la fois sur le statut et sur la place du militantisme dans l’éducation que l’Etat a créé cette situation… la question est : est-ce à présent rattrapable ?

Dans quelle mesure la société française est-elle aujourd’hui plus en demande de solutions souples et sur-mesure ?

Arnaud Benedetti : Il y a un sujet corse d’abord. C’est celui d’une revendication politique et culturelle, vieille d’un demi-siècle, plus ou moins traitée  selon les époques mais qui durant le mandat d’Emmanuel Macron n’a trouvé aucun espace de négociation. Il n’y a pas dans le macronisme de connaissance, autrement qu’administrative avec les préfets et très superficielle politiquement. Absence de mémoire politique, méconnaissance des codes, indifférence frisant le mépris pour l’île : les linéaments de l’incompréhension étaient installés pour que la Corse qui pourtant avait connu une indéniable maturation démocratique avec la victoire des urnes sur celle des armes se retrouve au bord du précipice. Les gouvernements macronistes ont opéré un retour en arrière sans précédent depuis quatre décennies. Tout cela aurait pu être amplement évité si les rares connaisseurs du dossier au sein de la majorité avaient été entendus. Ils ne l’ont pas été. Le dossier Corse opère comme un révélateur du macronisme ; il ne bouge que lorsqu’un rapport de forces lui est imposé. Ce fut le cas avec les Gilets jaunes, dans la première phrase du mouvement; c’est vrai avec la Corse où force est de constater que la violence émeutière a eu raison de la surdité du pouvoir. Voilà qui n’augure rien de bon pour l’avenir car cela signifie que la méthode d’Emmanuel Macron sur nombre de sujets n’est ouverte à la négociation qu’à partir du moment où l’exécutif semble prendre peur. C’est démocratiquement contre-intuitif, voire contre-exemplaire, surtout dans un pays où la légitimité politique est de plus en plus mise en question.

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Benjamin Morel : On a deux enquêtes contradictoires : celle de 2017 avant le voyage d’Emmanuel Macron en Corse montre une opposition très opposée, celle pour Corse Matin de dimanche montre une courte majorité de Français favorables à l’autonomie. De manière plus précise, un sondage pour le Think tank l’Aurore de décembre 2019 montre que 65 % des Français sont inquiets de la montée du régionalisme. Cette préoccupation est particulièrement présente chez les sympathisants des Républicains (78 %) et du MoDem (80 %). En cas d’affirmation de revendications régionalistes, 63 % des Français jugent qu’il faut se montrer inflexible sur l’unité de la République. Seuls 37 % trouvent acceptable d’accorder un statut particulier aux régions concernées. Sur un cas concret, en opposant égalité et identité locale, 72 % des Français se disent défavorables à accéder aux revendications des autonomistes corses. C’est le cas notamment en matière de co-officialité de la langue dans l’administration et de statut du résident. Ce refus est particulièrement marqué dans l’électorat LREM (85 %), LR (84 %) et PS (79 %) et atteint 87 % chez les électeurs de François Fillon (78 % de ceux d’Emmanuel Macron).

Pourquoi l’Etat n'est-il pas en capacité ou en volonté de les lui fournir ? Est-il sur un modèle trop daté de fonctionnement ? Comment trouver le bon équilibre pour prendre en compte la diversité des territoires et opérer en bonne intelligence, sans tout céder ou tout décentraliser vis-à-vis des collectivités ?

Arnaud Benedetti : L’Etat-stratège s’est muté en État-pion. On l’a vu avec la crise sanitaire. Plus il recule dans sa capacité régalienne et visionnaire, plus il s’immisce dans le quotidien, et plus il bureaucratise ses réponses. La simplification est un mot d’ordre ,mais trop souvent un vœu pieux. L'échelon local ou territorial est sans doute insuffisamment optimisé, mais il convient de ne pas le réifier non plus. La souplesse dont il est investi est un espoir mais en pratique, cela nécessite aussi de reconnaître que de nombreuses fautes d’aménagement ont été menées à son niveau. L’évolution des centres-villes souvent vidés de tout commerce de proximité et de qualité résulte de plusieurs décennies de politiques municipales discutables. On ne peut pas dire que les immenses centres commerciaux à la périphérie des villes constituent une réussite d’aménagement. Par ailleurs, la démocratie locale reste un horizon mais pas une réalité. Les fiefs notabiliaires ont tendance à se construire sans contre-pouvoirs locaux - ce qui n’est pas sans poser problème. Sans doute l’enjeu décentralisateur est-il nécessaire, sans doute est-il revendiqué par nombre d’élus qui se gardent bien par ailleurs de revendiquer plus de démocratie locale et de simplification administrative. Ainsi, le millefeuille territorial est tout autant le produit d’un immobilisme central que d’un conservatisme de nombre d’élus locaux. Il faut décentraliser mais sous condition : en démocratisant et en decomplexifiant.

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Benjamin Morel : Le souci, c’est que l’on a les exemples étrangers. On a un retour sur ce qu’ont donné ces démarches en Belgique, Espagne, Grande-Bretagne ou Italie. On a des études macrostatistiques, Emmanuele Massetti et Arian Schakel, dans une étude par régression statistique sur 227 partis régionalistes, montrent que la présence d’un gouvernement local multiplie leur nombre par trois. Dawn Bracanti note pour sa part que la décentralisation stimule le vote pour les partis autonomistes et indépendantistes. On sait également assez bien aujourd’hui qu’à terme, une fois l’autonomie obtenue, les autonomistes n’ayant plus rien à vendre se font dévorer par les indépendantistes… notamment plus jeunes. En l’espèce, ce qui se passe dans le mouvement corse actuellement est bien connu notamment en Catalogne.  

On peut dire qu’on n’est pas comme les autres, qu’on est plus fort et que ça n’est pas parce que ça, c’est passé partout ailleurs comme cela que ça arrivera en France… mais en fait on rentre assez bien dans les modèles justement. La manière dont le vote nationaliste a été dopé en Corse en est la preuve. Aujourd’hui, la Corse prend en modèle la Nouvelle-Calédonie, mais elle-même est prise en modèle par Frédéric Bierry, le président de la toute nouvelle Collectivité européenne d’Alsace. Cette dernière est prise en modèle par une partie des Bretons. On a un phénomène assez classique et bien connu de mimétisme dont on sait où il mène aujourd’hui avec le recul. Nombre de pays européens sont en crise permanente et souvent souffrent d’instabilité à cause de cela. On peut juger que c’est un sort enviable, mais une chose est certaine, c’est que nous n’y échapperons pas.

Il faut revenir sur une double considération. La décentralisation dans la tradition républicaine est un instrument de démocratisation des politiques publiques. Or on a perdu le sens de cette décentralisation. À force de rogner, non sur les compétences, mais sur les marges de manœuvre permettant de les exercer effectivement (notamment financière et normative) on a transformé les collectivités en structures technocratiques d’exécution de la loi. En faisant des collectivités toujours plus vastes, on a fait perdre du sens à un mouvement qui avait au contraire comme objectif de rapprocher le pouvoir. Il faut donc clarifier la décentralisation et donner du pouvoir à des collectivités de plus petite échelle.  

Il y a ensuite une approche identitaire de la décentralisation qui s’est développée notamment chez Maurras. Mais il faut noter que Maurras était plus ambigu que ça. Il prônait le fédéralisme, mais seulement pour les régions du tronc « gallo-roman », pour l’Alsace, la Bretagne, le Pays basque… il jugeait qu’au contraire il ne fallait concéder aucun droit, car ce serait l’effondrement de l’unité nationale. Les auteurs libéraux, notamment Condorcet et Tocqueville, mettaient pour leur part en garde contre une telle approche de décentralisation qu’ils jugeaient impossible sans emporter l’existence de la nation.  

Reste la question des cultures locales, qui ne peut être à la charge que des collectivités, qui doivent trouver une place plus grande dans les politiques de l’État. En l’occurrence, la Corse est justement ce qu’il ne faut pas faire… autrement l’abandon de l’enseignement de ces cultures et de leurs transmissions à des milieux militants. C’est pourtant ce que l’on fait partout ailleurs. Cela signe en partie la mort des petites patries. En zone gallo en Bretagne par exemple, on enseigne le breton… et pas n’importe lequel… une version militante créée au début du XXe siècle ne permettant de parler qu’avec… d’autres militants… Il faut que l’Education nationale prenne mieux en charge l’enseignement des langues régionales là où, historiquement, elles sont parlées. Encore faut-il pouvoir recruter des enseignants hors des viviers militants, ce qui est aujourd’hui le principal problème.

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