Compétition accrue avec le secteur privé, risques géo-stratégiques, souveraineté technologique… A quels enjeux la filière spatiale française est-elle confrontée aujourd'hui ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les succès commerciaux d’Ariane aident à soutenir financièrement la volonté européenne d’être indépendante pour l’accès à l’espace. Il est donc important de garder cette position de leader.
Les succès commerciaux d’Ariane aident à soutenir financièrement la volonté européenne d’être indépendante pour l’accès à l’espace. Il est donc important de garder cette position de leader.
©Reuters

Leader en danger

Source importante de retombées économiques et d'emplois, le secteur spatial tricolore manque d'investissements pour rester au niveau dans la compétition mondiale.

Olivier Sanguy

Olivier Sanguy

Olivier Sanguy est spécialiste de l’astronautique et rédacteur en chef du site d’actualités spatiales de la Cité de l’espace à Toulouse.

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Atlantico : Geneviève Fioraso a rendu mardi 26 juillet son rapport sur l'état du secteur spatial français. Quels en sont les principaux enseignements ?

Olivier Sanguy : On notera que ce rapport, réalisé avec les contributions de nombreux acteurs du spatial, et c’est une bonne chose, ne fait pas l’impasse sur la forte implication du spatial dans notre société moderne. On évite ainsi fort heureusement le cliché du spatial qui se limite à la partie émergée de l’iceberg, à savoir les lanceurs comme Ariane 5 ou les missions emblématiques à l’image de Rosetta. Bien évidemment, les deux exemples que je viens de citer ont leur importance, considérable, mais le spatial c’est aussi ce qu’on appelle un "segment sol" (les bases de lancement comme le Centre Spatial Guyanais et toutes les infrastructures annexes nécessaires) au poids économique indéniable, sans oublier un tissu industriel porteur d’emplois et d’innovations dont toute la société profite.

Un chapitre du rapport s’intitule d’ailleurs avec justesse "Le spatial : acteur méconnu de la révolution numérique". En effet, on oublie que le spatial sous-tend totalement nos sociétés technologiques, fournit des innovations ou en utilise. Ce rapport souligne que les satellites d’observation de la Terre vont transmettre de plus en plus de données qui permettront de mieux gérer nos ressources, surveiller le climat, prévenir certaines catastrophes tout en générant des applications créatrices d’emplois. Le rapport note ainsi que "les données sont le nouvel or noir", ce qui n’a rien d’étonnant vu l’essor du Big Data.

Bref, l’argent du spatial est au service de notre société et plus largement de notre civilisation. Le rapport met en avant les atouts de la France et de l’Europe, notamment via leur excellence dans le domaine des satellites et le choix de disposer d’un accès indépendant à l’espace grâce aux lanceurs Ariane et Vega, de fabrication européenne. Mais ce qui pourrait passer pour un satisfecit n’ignore pas les défis qui se profilent avec l’essor du New Space aux États-Unis qui a vu l’émergence de nouveaux acteurs privés via une politique d’externalisation de certaines actions de la NASA. L’exemple le plus frappant (et d’ailleurs mis en exergue dans le rapport) est la société SpaceX créée il y a une dizaine d’années et qui vend à l’agence spatiale américaine une prestation de vols cargos vers la Station Spatiale Internationale. Le lanceur Falcon 9 conçu pour ces missions vient désormais prendre des parts de marché au lanceur européen Ariane 5 commercialisé par Arianespace ! Le constat du rapport à propos de SpaceX et d’autres acteurs privés soutenus par des contrats avec la NASA est sans appel puisqu’il affirme que cette concurrence "risque de fragiliser la compétitivité d’Arianespace dans les années à venir". Côté satellites, les constructeurs américains ne dorment pas sur leurs lauriers !

Du coup, le rapport préconise un soutien de l’État afin que cette filière ne soit pas distancée : "Pour les satellites de télécommunications, relever le niveau d’investissements annuels en subvention à environ 100M€ pour encourager la compétitivité des industriels français et préparer les technologies d’avenir". C’est clairement l’emploi qui est ici concerné comme le montre cette phrase : "La fabrication de satellites est aujourd’hui le domaine spatial qui offre le plus fort effet de levier de création d’emplois par les investissements publics". Et d’une façon générale, pour l’ensemble du spatial, le constat est sans appel : "Si la France veut conserver sa position enviable dans ce secteur à une échéance de 10 à 20 ans, elle doit poursuivre et amplifier ses investissements". Bien évidemment, le soutien aux lanceurs, outils d’indépendance et donc de souveraineté, est réaffirmé avec Ariane 6 présenté comme une réponse à SpaceX bien qu’Ariane 6 ne soit pas partiellement réutilisable comme le Falcon 9 de SpaceX ambitionne de l’être. Le rapport explique que le gain d’une réutilisation partielle serait négligeable.

Au dynamisme créé par le New Space américain, le rapport oppose la logique Open Space qualifiée d’ailleurs de "réponse française au New Space". Il s’agit d’ouvrir la filière spatiale et d’encourager les initiatives, mais le plan proposé reste largement centré sur des synergies avec les acteurs existants tout en reconnaissant que "les acteurs privés révolutionnent le rapport à la donnée spatiale". Décevant par rapport au New Space ? Il faut dire ici que la France et l’Europe spatiales évoluent dans un contexte très différent de celui des États-Unis. Ces derniers disposent d’une agence fédérale chargée de leur programme spatial, la NASA. La France a sa propre agence spatiale, le CNES, certains pays européens ont aussi leur agence tandis que l’Agence Spatiale Européenne n’est pas, comme on pourrait le croire, l’agence spatiale de l’Union européenne ! En effet, l’existence de l’Agence Spatiale Européenne découle d’un accord intergouvernemental entre ses propres États membres. On notera d’ailleurs que des pays de l’Union Européenne ne sont pas membres de l’ESA et que certains États membres de l’ESA ne font pas partie de l’Union Européenne (comme la Suisse et la Norvège… et bientôt le Royaume-Uni après le Brexit !).

Il en résulte une impression de mille-feuille institutionnel qui ne facilite pas les choses. Le rapport appelle du coup à simplifier ce mille-feuille puisqu’il recommande de "clarifier les responsabilités des différents acteurs européens (Union européenne / ESA / Agences nationales mieux définies dans leurs fonctions respectives de maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’ouvrage déléguée et d’expertise) pour augmenter l’efficacité de l’action européenne ; limiter les doublons et encourager la Commission européenne à s’appuyer sur les agences spécialisées pour fédérer et harmoniser l’expression des besoins européens". Le message est ici évident : nous devons nous débarrasser de certaines lourdeurs héritées du passé. Et l’une des lourdeurs identifiées est la règle du retour géographique de l’Agence Spatiale Européenne : lorsqu’un programme est financé, le budget doit être réparti auprès des industriels nationaux en fonction du pourcentage de budget fourni par les États membres pour cette mission. Cette règle est devenue un véritable casse-tête. Le rapport recommande donc "d'inciter fortement l’ESA [Agence Spatiale Européenne] à revoir ses règles d’attribution des marchés (retour géographique) pour en limiter les conséquences dommageables". Au final, ce rapport montre que l’évolution prise par le spatial depuis plusieurs années, avec le New Space américain en tête, nécessite une adaptation des acteurs français et européens. Le risque ? Rater ce grand virage spatial déjà amorcé. Et rater un tel virage reviendrait à avoir ignoré en leur temps l’importance du maritime ou de l’aviation.

Qu'est-ce qui menace cette bonne santé aujourd'hui ? Avons-nous les moyens d'y remédier ?

Comme abordé un peu précédemment, de nouveaux acteurs sont apparus. Le plus médiatisé est SpaceX fondé par Elon Musk, entrepreneur d’origine sud-africaine qui a fait fortune en mettant au point le moyen de paiement Internet PayPal. En une dizaine d’années, la société SpaceX est passée d’une entreprise qui n’avait jamais envoyé de lanceur vers l’orbite au statut de prestataire de premier plan pour la NASA ! Je rappelle que SpaceX accomplit avec sa capsule Dragon et son lanceur Falcon 9 des missions de ravitaillement de la Station Spatiale Internationale pour le compte de l’agence américaine. Orbital ATK est une autre société privée qui effectue une prestation similaire. D’ici 2018-2019, SpaceX transportera même les astronautes de la NASA vers la Station Spatiale Internationale ! Boeing fera de même, toujours dans la logique de ce type de contrats de prestations, pensés voici une dizaine d’années afin de favoriser l’émergence d’un secteur spatial privé redynamisé aux États-Unis. De plus, SpaceX commercialise aussi son lanceur Falcon 9 pour placer sur orbite des satellites commerciaux, soufflant au passage quelques contrats à Arianespace !

Certes, Arianespace a pour elle sa réputation, mais il ne faut pas nier que SpaceX séduit avec une tarification agressive et ses innovations, notamment sa volonté affichée de récupérer le premier étage de son Falcon 9 afin de faire encore baisser le prix de ses prestations ! La pertinence de cette logique reste à démontrer, mais SpaceX fait des avancées étonnantes puisque cette firme a déjà fait revenir plusieurs fois au sol ou sur une barge en mer le premier étage de son Falcon 9. Ces étages n’ont pas encore revolé toutefois. Ariane 6, qui va succéder progressivement à Ariane 5 à partir de 2020 a d’ailleurs souvent été présenté comme une réponse à SpaceX. Même s’il n’est pas récupérable, Ariane 6 doit permettre de répondre aux tarifs de SpaceX. Il n’y a cependant pas que SpaceX. La société Blue Origin de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a récemment fait parler d’elle en parvenant à utiliser plusieurs fois le même lanceur (une première !) afin d’envoyer une capsule à plus de 100 km d’altitude. Le but est de proposer dans le futur une prestation de tourisme spatial puisque la capsule transportera 6 touristes spatiaux qui n’iront pas sur orbite, mais vivront des sensations similaires à celle des astronautes. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Fort de l’expérience acquise avec le développement de ce petit lanceur suborbital, baptisé New Shepard, Blue Origin prépare un futur lanceur capable, lui, de placer des satellites sur orbite. Jeff Bezos a d’ailleurs annoncé en grande pompe en septembre 2015 que sa société s’installerait sur la Cape Canaveral Air Force Station en Floride pour ce type de lancement.

On voit qu’une nouvelle approche du spatial, venue du secteur privé et parfois aidée par des contrats très intéressants avec la NASA, est en train d’émerger aux États-Unis. En Europe, le contexte est différent. Néanmoins, nous disposons d’un savoir-faire évident et reconnu mis en œuvre au sein d’entreprises comme Airbus Defence & Space (qui fabrique Ariane 5 et développe Ariane 6 avec Safran dans leur co-entreprise Airbus Safran Launchers), Thales Alenia Space, OHB ou d’autres qui sont capables de faire que l’Europe garde sa place. Bien évidemment, cela passe par une Europe spatiale ambitieuse, comprenez notamment une Agence Spatiale Européenne dotée par ses États membres d’un budget à la hauteur afin que le tissu industriel spatial européen garde son dynamisme et prépare l’avenir.

Ce secteur est soumis à une forte compétition mondiale, tant de la part des pays émergents que d'un secteur privé ambitieux. En quoi est-ce stratégique pour la France de conserver son "avance" sur les autres acteurs ? Souveraineté, enjeux scientifiques et économiques... Pourquoi un secteur spatial en bonne santé est-il important pour la France ?

Dans le spatial, on dit très souvent qu’un lanceur est un vecteur de souveraineté. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que si vous n’avez pas une autonomie technique, vous dépendez du bon vouloir des autres pour réaliser vos projets spatiaux. Imaginons un moment que la France et l’Europe aient décidé de ne pas se doter d’un lanceur comme Ariane (qui en est aujourd’hui à sa cinquième version avec la sixième en préparation). Et bien, lorsque nous voudrions lancer nos satellites, nous devrions demander à d’autres pays, par exemple les États-Unis ou la Russie, de le faire. Et si ce n’est pas dans leur intérêt de le faire, ils pourraient bien nous imposer des conditions inacceptables. Politique-fiction ? Non, c’est de l’histoire ! Dans les années 1970, nous voulions placer sur orbite notre satellite Symphonie afin d’avoir notre part du prometteur marché des télécommunications via l’espace. Le lanceur Europa étant un échec, nous nous sommes tournés vers les États-Unis qui ont accepté de lancer Symphonie, à la condition que nous renoncions à toute exploitation commerciale ! Cette condition a fait prendre conscience aux politiques de l’époque de la dimension "vecteur de souveraineté" d’un lanceur et c’est ainsi que le programme Ariane a été soutenu, avec la France et son agence spatiale CNES en fer de lance.

Aujourd’hui, le lanceur Ariane, commercialisé par Arianespace, est devenu le numéro 1 du lancement commercial ouvert à la concurrence internationale. Un moment, la concurrence la plus vive venait pensait-on de la Russie qui vendait à prix très concurrentiel ses lanceurs hérités de l’ère soviétique ou de pays émergents comme la Chine et l’Inde. Mais désormais, la concurrence la plus dynamique vient de nouveaux acteurs du privé aux États-Unis. Or, les succès commerciaux d’Ariane aident à soutenir financièrement la volonté européenne d’être indépendante pour l’accès à l’espace. Il est donc important de garder cette position de leader. D’une façon plus générale, le spatial est désormais présent dans notre vie : GPS, observation de la Terre, télécommunications, etc. Si on coupait les satellites, notre société technologique s’effondrerait ! De plus, le spatial dynamise l’excellence technologique, l’innovation et le tissu universitaire avec bien évidemment des emplois à la clé. On comprend alors qu’un secteur spatial fort aide l’économie en procurant des emplois et des opportunités de vente à l’étranger tout en nous assurant une autonomie indispensable.

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