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Compétence, connaissance, gestion : ce triple échec de la formation de l'ENA qui explique la crise contemporaine de l’État français
©Reuters

Bonnes feuilles

Soixante-dix ans après sa création en 1945, l'École nationale d'administration - parce qu'elle incite à escamoter les problèmes plus qu'à les résoudre, à fuir la pensée critique plus qu'à confronter pensée politique et action publique, à séduire plus qu'à convaincre -, ne répond plus à sa vocation initiale. Extrait de "La ferme des énarques", de Adeline Baldacchino, publié chez Michalon (1/2).

Adeline Baldacchino

Adeline Baldacchino

Adeline Baldacchino est ancienne élève de l'ENA et écrivain, auteure notamment de La ferme des énarques (Michalon, 2015) et Notre insatiable désir de magie (Fayard, 2019). 

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Il était une fois trois petits singes. J’ai d’abord cru qu’ils étaient africains car c’est sur un marché de Cotonou, au Bénin, que je les avais remarqués. Ensuite, je les ai souvent retrouvés dans des marchés aux puces ou des brocantes, un peu partout dans le monde.

En fait, ils sont plutôt chinois. On les croise aussi dans nombre de sanctuaires japonais. Leur maxime est on ne peut plus simple : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. »

La dernière rencontre, ce fut quelque part au coeur du Sri Lanka : je les ai découverts tous les trois finement sculptés, assis sur la même petite réglette de bois. Je venais de finir le premier jet de ce texte et je me suis dit que c’était un bon signe.

Ils ne me quittent plus désormais, comme un rappel permanent de ce qui me guette et une invitation sans cesse renouvelée à… ne pas fermer les yeux, ni se boucher les oreilles, ni se taire.

A lire aussi, l'interview d'Adeline Baldacchino : Y-a-t-il un espoir de mieux connecter les énarques au réel ?

Pourtant, je dois l’admettre, la maxime est d’or pour qui ne désire pas d’ennuis, une belle carrière, un peu de pouvoir. Les énarques sont plus confucéens qu’on ne l’imagine. S’il est bien une chose que l’on apprend à l’École nationale d’administration, la fameuse ENA, c’est à respecter le principe des trois petits singes de la sagesse. La chose n’est jamais dite, rarement consciente. La subtilité de la formule, l’intériorisation de la censure, le déni toujours possible en font toute la valeur théorique et tout le danger pratique.

Les trois petits singes regardent droit devant eux. Fiers et condescendants, ils ne se perçoivent pas ne voyant pas, ne réalisent pas qu’ils ne savent pas écouter, ne s’avouent jamais incapables de parler (des choses qui fâchent).

Un jour où l’on m’interrogeait sur ce mal français que l’on ne parvient plus à nier, sur l’invraisemblable capacité collective à constater que « ça va mal » sans pour autant l’admettre ni réagir, je me suis entendue répondre ce que je n’avais jamais vraiment formulé ainsi : c’est, en grande partie, « la faute à l’ENA ».

Car au lieu de remplir sa fonction initiale, noble et ambitieuse, consistant à former des fonctionnaires compétents (sachant quelque chose), éthiquement irréprochables (pensant l’intérêt général), techniquement indispensables (bons gestionnaires), elle a suscité, il me faut bien le reconnaître, des générations de petits singes plus ou moins aveugles, sourds et muets, joyeux drilles au demeurant, parfois même dévoués et ardents, mais tout simplement très peu faits pour remplir la tâche que l’on s’acharne à vouloir leur confier.

Sur ces trois aspects, elle n’a pas réussi : ni sur la question de la compétence, c’est-à-dire de l’expertise, de la connaissance, de la vraie capacité à savoir ce dont on parle ; ni sur celle de l’éthique, c’est-à-dire du savoir-penser, de la philosophie, de la vraie capacité à discerner les enjeux sur lesquels on est censé devoir agir ; ni sur celle de la gestion, c’est-à-dire du savoir-faire, de la perspicacité, de la vraie capacité à faire travailler ensemble des hommes et des femmes dans un but commun.

Bien plus, ce triple échec nous livre l’une des clefs d’explication de la crise contemporaine de l’État.

 Extrait de "La ferme des énarques", de Adeline Baldacchino, publié chez Michalon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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