Comment reconquérir les pans entiers de la société française ayant tourné le dos à nos valeurs ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un militaire monte la garde derrière une zone bouclée du lycée Gambetta lors de son évacuation après une alerte à la bombe à Arras, le 16 octobre 2023, trois jours après la mort d'un enseignant.
Un militaire monte la garde derrière une zone bouclée du lycée Gambetta lors de son évacuation après une alerte à la bombe à Arras, le 16 octobre 2023, trois jours après la mort d'un enseignant.
©DENIS CHARLET / AFP

Société fracturée

L’abus de tolérance a-t-il contribué à fragiliser notre société ?

Jean-Louis  Auduc

Jean-Louis Auduc

Jean-Louis AUDUC est agrégé d'histoire. Il a enseigné en collège et en lycée. Depuis 1992, il est directeur-adjoint de l'IUFM de Créteil, où il a mis en place des formations sur les relations parents-enseignants à partir de 1999. En 2001-2002, il a été chargé de mission sur les problèmes de violence scolaire auprès du ministre délégué à l'Enseignement professionnel. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le fonctionnement du système éducatif, la violence à l'école, la citoyenneté et la laïcité.

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Rires dans les classes pendant la minute de silence en l’hommage de Dominique Bernard, relativisme dans certaines réactions des élèves... dans quelle mesure devons-nous nous inquiéter de la multiplication de faits et gestes en décalage avec ce qui devrait nous lier ?

Jean-Louis Auduc : Il est important de s’alarmer de toutes les atteintes et des formes de manifestations ou d'expressions qui s'opposent à ce qui peut faire une nation. Cette minute de silence pour la mort du professeur Bernard, c’était un moment où toute la France s’inclinait devant un assassinat terroriste. Tout relativisme, tous ricanements, me semblent extrêmement dangereux. Il faut s’inquiéter aujourd’hui des éléments qui peuvent s’opposer à un projet collectif commun de la nation. La démocratie, la liberté d’expression, la place de l’école ; pour moi ce sont des fondamentaux. C’est ce qui fait collectif, le commun pour la nation.

Michel Maffesoli : Gardons-nous d’abord de jeter de l’huile sur le feu en surinterprétant les réactions des jeunes élèves (11 – 18 ans) pendant ces hommages en l’honneur d’enseignants assassinés par des terroristes. Dans nos sociétés la mort proche est éloignée, les vieilles personnes meurent à l’hôpital et la plupart de ces jeunes n’ont jamais vu de personne morte. En revanche les images de mort, d’horreur, d’accidents, de crimes, de guerre saturent l’espace médiatique. La mort est donc en quelque sorte irréelle, sans consistance concrète.

Et donc il n’est pas facile pour ces jeunes d’éprouver de l’empathie et de maîtriser les émotions que celle-ci produirait. Le rire peut tout à fait traduire une gêne, une incapacité à savoir quelle contenance adopter. D’autant que dans ces cérémonies peu de place est laissé aux outils qui servent habituellement à exprimer des émotions communes : les mythes et les rites religieux bien sûr, les chants, les images. D’autant que l’hymne national qui devrait fédérer les émotions recèle nombre de mots « interdits », il renvoie justement à des actions honnies : l’ennemi vient » jusque dans nos champs égorger nos fils et nos compagnes » et en retour, « qu’un sang impur abreuve nos sillons ».

Ne faisons donc pas un procès en « absence de solidarité », en « manque d’empathie » a priori. Et tâchons plutôt de voir comment pourraient s’exprimer des émotions communes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans toutes les sociétés les rites piaculaires (pleurer ensemble) sont un fondement important du lien social. On le voit lors des grandes catastrophes (tels les séismes), lors des faits divers violents (marches blanches).

Bien sûr il est difficile de trouver des rites laïcs qui relient aussi efficacement que les rites religieux. Le baptême, le mariage et l’enterrement civil peinent à exprimer joies et peines en commun.

D’autant que le message délivré aux jeunes se situe délibérément dans le registre de la leçon rationaliste plus que dans l’expression affective. On a entendu à Arras parler des proches, des collègues, des amis de Dominique Bernard et cela avait un autre ton que le discours dénué de tout affect de la Première ministre.

Comment faire concrètement pour intégrer des gens qui ne semblent pas le vouloir ? 

Jean-Louis Auduc : Ça montre un enjeu extrêmement important par rapport à l’intégration et c’est celui de l’école primaire. Il faut mettre le paquet sur l’école primaire et les lignes rouges à ne pas dépasser. Notre école primaire doit plus que jamais apparaître comme l’école des citoyens de la nation française. Tous les parents, quels qu’ils soient, doivent accepter les programmes scolaires qui sont ceux de la nation, les sanctions, les notations. 

Notre école primaire est le terreau de la construction de la nation. Elle doit retrouver ce que j’appelle le halo de connivence de la nation autour d’elle. Aujourd’hui, des parents, quelles que soient leurs origines ou leurs religions, se plaignent de la note, n’acceptent pas la sanction pour leurs enfants, se plaignent de tels ou tels programmes qui ne leur plaît pas… Retrouvons au niveau de la nation française ce halo de connivence autour de l’école qui a été perdu depuis une trentaine d’années. 

L’école primaire c’est là qu’on construit la nation. C’est là qu’on comprend et qu’on apprend l’intérêt général, qui n’est pas la somme des intérêts particuliers. L’école primaire, c’est le bien commun. Si on n’apprend pas ces notions à l’école primaire, il y a un énorme risque par la suite. Quand ces jeunes arrivent au collège, c’est trop tard. Les réseaux sociaux vont les monopoliser car on le sait, sur une année les jeunes sont plus longtemps devant des écrans que dans la classe. 80% des jeunes au collège ont un smartphone. Il faut un contrôle plus sévère. Que ce soit sur la laïcité ou le harcèlement, il y a aujourd’hui un véritable problème à l’école primaire qui tient à la formation des enseignants, aux difficultés de recrutement et au rapport que tient la société avec son école. 

Michel Maffesoli : Qu’appelle-t-on être intégré ? Est-ce renoncer à sa religion, à sa culture, à ses coutumes d’origine ? Est-ce gommer toute appartenance « communautaire » ? Pourtant les Juifs, les Arméniens, les Vietnamiens et Cambodgiens « boat people » sont-ils non intégrés parce qu’ils conservent un fort sentiment communautaire ?

On voit bien dans l’histoire des immigrations du siècle dernier que l’accueil en France s’est souvent fait grâce à la communauté de même origine déjà présente dans le pays. C’est cette solidarité de proximité qui permet de développer ensuite des liens avec les autres citoyens. L’Ecole de Chicago a bien montré la fonction du ghetto, qui accueille, qui donne la chaleur et l’énergie nécessaires à l’intégration au niveau national.

On n’accuse donc pas les Juifs ou les Arméniens de se sentir Juif et Français, Arménien et Français, Vietnamien et Français. On parle des « Chinois de France » sans penser qu’ils veuillent procéder au grand remplacement.

Mais on tolère mal cette double appartenance chez les Africains, chez les Musulmans. Alors même qu’on se refuse de considérer que les « racines chrétiennes » seraient un élément de ce lien national commun.

L’intégration comme tout processus social est une interaction entre la société d’accueil et les personnes immigrées. C’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir d’intégration sans changement chez les accueillants comme chez les accueillis. La vie quotidienne regorge d’ailleurs d’exemples de ces interactions : nos habitudes alimentaires, vestimentaires, nos manières d’être en société évoluent en intégrant des éléments étrangers.

Prenons garde à ce qu’intégrer ne veuille pas dire construire un espace neutre, homogène et vide de toute référence au sacré, à l’invisible dans lequel toutes les communautés qui considèrent que le soin de l’âme est un élément essentiel de l’humanité ne pourraient pas se reconnaître.

Bien sûr la confrontation des diverses formes de ce soin de l’âme, de cette sacralité n’est pas chose simple surtout dans un continent européen profondément marqué par l’exclusif monothéiste. Cette difficulté est bien sûr renforcée par une conception de l’Islam qui a le plus souvent assimilé foi et conquête.

La connaissance réciproque des diverses formes de croyance (les dogmes), de mythes, de rites est une des voies d’intégration possible. Les professeurs qui enseignent les différents récits d’origine, les mythes grecs, romains, phéniciens, juifs, musulmans, chrétiens, qui font comprendre la beauté des architectures sacrées des diverses religions participent sans doute autant sinon plus à cette intégration que les leçons dites d’instruction civique.

L’intégration ne peut pas se faire en recherchant le plus petit dénominateur commun entre personnes d’origine, de croyance, de culture différentes. Elle ne peut pas être non plus une société communautariste qui serait la coexistence des communautés refermées sur elles et sans lien quotidien entre leurs membres. L’intégration ne peut se faire que par la mise en relation des différentes cultures. Le relativisme ce n’est pas de dire que tout se vaut, mais c’est mettre en relation sa vérité avec les autres vérités et construire ainsi une constellation alèteiologique. (alèteia, le dévoilement, la vérité en grec.)

Face à un monothéisme brutal et inculte tel celui des islamistes, il n’y a d’autre chemin pour la société française que de promouvoir ce relationisme et ceci passe notamment par un vrai effort de connaissance des religions, au niveau scolaire et universitaire. Il serait tout à fait intéressant qu’existe à côté des facultés d’Etat de théologie protestante, catholique, juive une faculté de théologie islamique. 

Avons-nous sous-estimé l’importance de l’environnement familial et civilisationnel dans la construction de certains jeunes ? (Dans notre imaginaire, tout passe par l’école, c’est l’école qui doit élever l’individu)

Jean-Louis Auduc : Nous avons totalement sous-estimé l’aspect communautaire. Nous l’avons laissé dériver. Nous avons aussi une inculture, y compris dans les services de renseignements sur les différentes formes de l’islam, comme l’islam ingouche qui repose sur un régime patriarcal avec le père de famille tout puissant. Nous avons aujourd’hui un retard énorme dans l’analyse des islams dans leur diversité, dans le jihadisme, dans l’islamisme.

Michel Maffesoli : La modernité c’est-à-dire l’époque qui a commencé au 17e siècle et qui se termine au siècle dernier s’est fondé sur le principe individualiste. On connaît la formule de Descartes : « Cogito, ergo sum », je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit. Cet individualisme est au fondement de la conception moderne de la socialisation des jeunes. L’éducation est ce chemin par lequel l’adulte élève le jeune jusqu’à lui, jusqu’au modèle parfait de l’adulte.

Il est une autre forme de socialisation, transmission des savoirs, qui est l’initiation. Par le biais du compagnonnage, par le travail en commun, la création commune l’enfant puis le jeune adolescent va être initié à ces savoirs, savoir académique, mais aussi savoir-faire, savoir être. L’école aujourd’hui est dans une situation très paradoxale. Le modèle de l’école moderne, celui de la troisième république était adapté à une société relativement homogène. D’autant qu’il existait, dès l’adolescence différentes voies de socialisation. Aujourd’hui on veut emmener tous les jeunes par la même voie, celle des apprentissages essentiellement académiques et abstraits vers une socialisation adulte. En faisant comme si le socle de valeurs, de croyances, d’interdits et de prescriptions était pour tous le même. Comme si dans leurs familles on pensait, on croyait, on mangeait, on s’habillait de la même façon. C’est-à-dire sur le modèle des élites qui ont le pouvoir de dire et de faire. On ne propose aux jeunes qu’un modèle de socialisation, celui de la réussite scolaire conçue comme l’obtention du diplôme le plus élevé ouvrant à la réussite matérielle la plus forte. L’école aujourd’hui (et l’université également) fonctionne sur la libido dominandi plus que sur la libido sciendi.

Et à ce modèle imposé on ajoute un certain nombre de principes et de croyances, sur les droits individuels, les rapports entre les sexes, les conceptions du monde qui doivent être universellement admis. Des générations d’hommes et de femmes chrétiens ont pensé qu’effectivement Dieu avait créé l’homme et la femme comme raconté dans la Genèse. Aujourd’hui croire que Darwin n’a pas eu forcément raison sur tout est considéré comme contraire à la « foi républicaine » de la même façon que l’Eglise réprimait ceux qui essayaient de montrer que la terre n’était pas le centre de l’Univers.

Il y a une grande peur des bien-pensants face au polythéisme des valeurs et à l’incertitude des connaissances. À la rigidité des dogmes du monothéisme islamique s’oppose un scientisme rationaliste et c’est cette confrontation qui empêche les apprentissages.

Vous faîtes partie du conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République. Est-ce que le concept de laïcité, c’est la clé de l’intégration ? 

Jean-Louis Auduc : Pour moi, la laïcité est totalement liée à l’intérêt général et la religion est liée aux intérêts particuliers d’une personne. Travailler la laïcité, c’est travailler ce qui est commun à une nation. C’est un enjeu extrêmement important. La laïcité c’est un trousseau de clés pour vivre ensemble. Chacun à sa place. La religion, dans la sphère privée. 

L’école, comme d’autres structures, ce n’est pas un espace qui est privé ni un espace public partagé ; c’est un espace d’intérêt général. Et l’intérêt général, ça s’efface devant les intérêts particuliers. C’est un service public. C’est le bien commun. C’est pourquoi dans ces espaces, je peux faire des limites au prosélytisme, à la propagande politique, religieuse ou commerciale

L’abus de tolérance – devenue un mélange d’indifférence, de lâcheté et de renonciation à nos valeurs fondamentales – nous a-t-il mené là où nous sommes aujourd’hui ? Avons-nous eu tendance à accepter de manière active ou passive certains comportements indignes par des pans entiers de la société française ?

Jean-Louis Auduc : Je n’aime pas le mot tolérance. Je crois qu’aujourd’hui, nous avons des jeunes qui sont déracinés. Quand on est déraciné, on peut avoir la tentation du repli familial ou de l’intérêt du virtuel. Je pense qu’un des rôles de l’école c’est l’enracinement sur les valeurs qui font un territoire. Beaucoup de jeunes ne sont ni d’ici ni d’ailleurs, ils sont déracinés. C’est à l’école de leur donner les racines de ce qui a fait notre pays, notre bien commun. 

Michel Maffesoli : La tolérance n’est pas une vertu de mollesse, je dirais au contraire que c’est la vertu du courage et que malheureusement elle n’est plus assez répandue.

Pensons à ce grand siècle qu’a été le 13e siècle, celui des bâtisseurs de cathédrales et de la philosophie scolastique. C’est l’époque de la fondation de l’université. (celles de Bologne, de Paris…) L’université est fondée contre le dogmatisme et l’immobilisme des « écoles cathédrales ». C’est-à-dire d’un enseignement fondé sur la répétition de vérités dogmatiques. Au contraire l’université met au centre de son enseignement la disputatio. Le Sic et non (Abélard). C’est cela la tolérance qui permet d’éclairer notre destin commun.

Aujourd’hui l’argument d’autorité est sans cesse agité en matière de connaissance. Le fameux « consensus scientifique » qui n’est en fait que la vérité majoritairement admise à moment donné est avancé comme fondement de multiples obligations non pas seulement de comportements, mais de croyances. La servitude se doit d’être volontaire.

En même temps la confiance et le respect mutuel ne sont plus véritablement recherchés. La peur engendre le réflexe sécuritaire et tend à distendre le lien social.

Les droits individuels prennent le pas sur les devoirs mutuels. Pour prendre un exemple, le « droit au blasphème » est considéré comme le sommet du droit d’expression sans que l’on mette en regard un devoir de respect dû aux croyances des autres.

La tolérance serait non pas un renoncement à la confrontation des croyances et des cultures, mais au contraire leur mise en relation.

Bien sûr cette mise en relation n’est pas toujours pacifique. Mais elle est inhérente au changement d’époque que nous vivons. Il y a eu dans l’histoire plusieurs fois des périodes de transition, de confrontation de populations, de croyances, de mœurs. A la fin de l’empire romain, à la fin du Moyen-Âge par exemple. On y retrouve ces explosions, ces errances, ces formes de folie collective.

Rien ne sert de dénier cette évolution, essayons plutôt de l’accompagner.

Michel Maffesoli publie "Essais sur la violence", aux éditions du Cerf, Société Le X10

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