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Comment les samouraïs furent des grands artisans de la modernisation de l'ère Meiji
©Allociné / Le Pacte

Bonnes feuilles

On a longtemps confondu la modernité avec la forme prise par le développement historique des sociétés occidentales. Selon Pierre-François Souyri, l’histoire récente montre au contraire que la modernité telle que nous la concevions n’était que l’aspect particulier d’un phénomène mondial. Au Japon, elle a émergé au moins autant de la pensée japonaise et chinoise que de concepts venus d'Occident : dans les années 1880, la lutte pour la liberté et les droits du peuple et pour un régime constitutionnel s’abreuve des classiques chinois plus que des idées rousseauistes. Extrait de "Moderne sans être occidental" de Pierre-François Souyri, aux éditions Gallimard (2/2).

Pierre-François Souyri

Pierre-François Souyri

Ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, Pierre-François Souyri est professeur à l'université de Genève où il enseigne l'histoire japonaise. Il est l'auteur, entre autres, de laNouvelle Histoire du Japon.

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Les transformations accélérées de la société japonaise, à partir de 1868 peuvent apparaître aujourd’hui comme un processus de modernisation quasi linéaire. Elles n’ont bien sûr jamais été vécues comme telles par les contemporains. Il s’agit plutôt d’un cheminement chaotique où illusions, désirs et attentes se heurtèrent à des réalités plus sombres et débouchèrent sur une grande conflictualité politique et sociale. De graves contradictions traversaient une société dans laquelle représentations du passé et de l’avenir s’affrontaient pour bâtir un futur encore incertain. Le critique d’art Okakura Tenshin disait que l’époque Meiji avait sans doute été la plus tumultueuse de l’histoire japonaise ; Nitobe Inazô voyait en elle un « ouragan », un « tourbillon » .

Le journaliste Tokutomi Sohô y contemplait, quant à lui, un spectacle grandiose. Il expliquait que « le Japon d’aujourd’hui était le champ d’une bataille acharnée entre le Japon féodal d’avant et le Japon d’aujourd’hui ». Et cette bataille, ajoutait-il, touchait tous les aspects : « la politique, la religion, la littérature, l’enseignement, les sciences, la vie quotidienne, les sentiments, la pensée ». Laissons un instant la parole à l’écrivain Kaneko Mitsuharu : « C’était en somme un temps d’excitations fortes, d’engouements tapageurs, de changement si brutal dans la perception des couleurs que l’œil aveuglé ne pouvait que cligner devant leur trop vif éclat. » Et il évoquait l’effondrement de la société ancienne comme un « moment cruel » pour « ceux qui ne purent suivre ».

 Pour l’historien Irokawa Daikichi, l’impact de ces changements n’affectait pas seulement ceux qui étaient au pouvoir, mais ébranlait les couches moyennes de la société, déstabilisant à leur tour les couches les plus populaires. Il fit aussi remarquer que, si les samouraïs de rang inférieur et les membres des couches roturières aisées mettaient une grande partie de leurs espoirs dans la restauration impériale, celle-ci était souvent vécue au fin fond des campagnes comme un moment de doute et d’angoisse. Pour Hirota Masaki, l’arrivée de la civilisation des Lumières apparut souvent pour les gens du peuple comme une négation de leur monde, de leurs habitudes de vie, et les nombreuses révoltes populaires qui parsemèrent l’histoire des débuts de l’ère Meiji peuvent être aussi comprises comme des combats contre la modernité.

Les réformes décrétées à partir de 1871 par les nouveaux dirigeants du pays détruisirent les fondements de l’ancien régime et abolirent les contraintes ancestrales. Elles furent imposées par l’État mais sans être le fruit d’une volonté populaire générale qui fonderait la légitimité du nouveau pouvoir. La question de la légitimité, de la nature du nouveau pouvoir se posa très vite au lendemain de 1868 et le caractère sacré de la personne impériale, qui ne cessa d’être mis en avant par les autorités, fit sans doute partie d’un dispositif permettant aux nouvelles autorités de s’autolégitimer. Dès le début des années 1870, Ôkubo Toshimichi prit l’ascendant au sein du gouvernement sur ses anciens compagnons devenus ses rivaux. Il s’appuya sur les samouraïs qui s’étaient reconvertis dans l’appareil d’État, la plupart issus des fiefs du Sud-Ouest, et qui occupaient des fonctions de direction au niveau national ou plus local. Les nouveaux administrateurs finirent même par apparaître comme les véritables bénéficiaires du régime, une sorte de nouvelle classe qui aurait supplanté les anciens guerriers, un nouvel ordre privilégié.

Ils étaient déjà administrateurs de fiefs et de seigneuries, les voilà administrateurs du nouvel État. La vieille expression chinoise kanson minpi (« vénérer le fonctionnaire, mépriser le peuple ») semble particulièrement adaptée à ces configurations sociales sur lesquelles se construisit le nouveau régime. Mais « les vénérables fonctionnaires » des premières années Meiji, ce ne sont pas les lettrés de l’Empire du Milieu, ce sont les anciens samouraïs des fiefs du Sud-Ouest, devenus administrateurs au service d’un gouvernement en quête de modernisation. Ils étaient xénophobes et partisans de l’expulsion des étrangers à peine quelques années plus tôt, les voici devenus modernistes par pragmatisme. Ils étaient persuadés que la résistance à l’Occident passait par la construction d’un État fort capable de mettre en place une armée moderne.

Comme en Allemagne, l’État obligea donc la société à se moderniser. Le raisonnement était simple : pour avoir une meilleure armée, il fallait de meilleures armes et savoir s’en servir ; pour avoir de meilleures armes, il fallait des spécialistes, des ingénieurs et des usines ; pour avoir de bons ingénieurs, il fallait de bonnes écoles ; pour avoir de bonnes écoles, il fallait réformer les institutions et les structures sociales. D’où le slogan de l’époque : fukoku kyôhei (« un pays riche, une armée forte »). Mais les modernisateurs n’étaient pas particulièrement soucieux d’un peuple qu’ils avaient toujours méprisé. Leur attitude même reflétait leur conviction : ils savaient mieux que les autres ce qu’il fallait faire de l’État. Kido Takayoshi, l’un des dirigeants les plus éclairés du régime, s’en inquiétait quand il écrivit dans ses notes à son retour de la mission Iwakura en 1873 : « Il est important que nos fonctionnaires ne se fassent pas trop oublieux de leurs responsabilités…»

Extrait de Moderne sans être occidental de Pierre-François Souyri, publié aux éditions Gallimard.

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