Comment la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement et le déploiement du pass sanitaire ont cristallisé les tensions et alimenté la défiance des principales figures du mouvement antivax<!-- --> | Atlantico.fr
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Francis Lalanne, Martine Wonner, Fabrice di Vizio, Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignan lors d’une manifestation contre les restrictions sanitaires, à Paris le 17 juillet 2021.
Francis Lalanne, Martine Wonner, Fabrice di Vizio, Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignan lors d’une manifestation contre les restrictions sanitaires, à Paris le 17 juillet 2021.
©BERTRAND GUAY/AFP

Bonnes feuilles

Antoine Bayet publie « Voyage au pays de la dark information » aux éditions Robert Laffont. Sur les réseaux sociaux, les décrocheurs de l'info forment des communautés de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de fans. Ils ont créé un monde parallèle - celui de la « dark info » - où l'information, souvent des fake news, circule en dehors de tous les circuits classiques et de tout contrôle. Extrait 2/2.

Antoine Bayet

Antoine Bayet

Antoine Bayet est directeur éditorial de l'Institut national de l'audiovisuel (INA). Journaliste, enseignant à l'École de journalisme de Sciences Po et spécialiste de l'information numérique, il a occupé des postes de rédacteur en chef à Radio France et Europe 1.

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Deux semaines plus tard, le 17 juillet 2021, me voici dans les rues de Paris. Cinq jours plus tôt, lors d’une intervention solennelle sur fond de tour Eiffel, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé la mise en place du pass sanitaire dans certains lieux publics, et ce dans un délai qu’il souhaite le plus rapide possible.

Très habilement, un homme politique a aussitôt compris qu’il pouvait surfer sur l’opposition à cette mesure, souvent ressentie comme « autoritaire » : Florian Philippot, ancien vice-président du Front national, s’est lancé, fin septembre 2017, sous sa propre bannière avec un parti opportunément baptisé « Les Patriotes ». Depuis plusieurs mois, il manifeste tous les samedis contre la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. Dopé par cette annonce présidentielle, il a aussitôt intensifié sa production de contenus sur les réseaux sociaux.

Dès le lendemain de l’allocution du chef de l’État, en début d’après-midi, les premiers appels à manifester circulent déjà sur les groupes Telegram pro-Philippot. Un visuel est barré d’un tonitruant et énigmatique : « Défilé historique pour la liberté ! Samedi 17 juillet à partir de 15 heures place du Palais-Royal, Paris Ier ».

Pas d’organisateur désigné. Pas de mot d’ordre clair, si ce n’est défendre la « Liberté ». Et si Florian Philippot apparaît bien au premier plan de l’image qui tourne sur les boucles Telegram, son nom n’est présent nulle part.

Et pourtant, ce samedi, sous les fenêtres du Conseil d’État, il y a foule sur la place du Palais-Royal. Très vite, je repère bien sûr Richard Boutry, qui a réussi à se faufiler avec son camping-car dans la masse des manifestants. Il est littéralement ovationné.

Puis, au premier rang de la manif, je retrouve plusieurs visages connus : Martine Wonner, de nouveau, le chanteur Francis Lalanne. À leurs côtés, deux candidats déclarés à l’élection présidentielle : Nicolas Dupont-Aignan, et, évidemment, Florian Philippot. Au deuxième rang, l’ancienne star de télé-réalité Mickaël Vendetta.

Toute la logistique est assurée par le mouvement de Florian Philippot : les sonos, la société de sécurité privée, et, encore plus symbolique, toute l’organisation du carré de tête – gérée, à l’ancienne, par le mouvement de jeunesse de l’ancien bras droit de Marine Le Pen. Khadra, la vidéaste militante que j’accompagne ce jour-là, est la première surprise, et n’en revient pas d’une telle mobilisation. « J’ai pu me rendre compte que c’était des gens qui n’ont pas l’habitude de sortir. Vraiment, c’était une belle journée », me glissera-t-elle le soir dans une petite note audio sur WhatsApp.

J’ai croisé des familles cathos versaillaises aussi bien que des manifestants en gilets jaunes. Et ce même si un appel, notamment porté par Jérôme Rodrigues, appelait les Gilets jaunes à manifester dans le sud de Paris à la même heure, pour ne pas se mélanger, ni apporter de soutien à Florian Philippot. J’ai également vu des soignants en blouse blanche –  dont les badges m’ont appris qu’ils étaient plus souvent aides-soignant(e)s ou infirmier(e)s que médecins.

Comme ils le font depuis plusieurs semaines, de nombreux manifestants utilisent des références à l’apartheid ou à la Seconde Guerre mondiale. La manière la plus fréquente, et pas la moins choquante, de le faire étant d’arborer une étoile jaune sur laquelle figure la mention « non vacciné ».

Rue des Saints-Pères, un manifestant regarde le cortège passer depuis le trottoir, tout fier de capter les regards avec une pancarte sur laquelle il a parodié la une du quotidien collaborationniste Le Matin du 19 octobre 1940, qui, sur huit colonnes, annonçait joyeusement : « Le statut des Juifs est promulgué ». Une couverture détournée, avec l’antisémitisme le plus crasse, ce 17 juillet, dans les rues de Paris, en un : « Le statut des antivax est promulgué ». Autant de références nauséabondes qui en disent long sur les errances idéologiques de certains manifestants présents…

* * *

Quels mots d’ordre pour ce défilé hétéroclite ? « Liberté », c’est le cri de ralliement, mais ce n’est pas forcément celui que l’on entend le plus.

Il y a clairement deux figures honnies : le président de la République – beaucoup de « Macron, dictateur » ou « Macron, démission » sont entonnés… et je ne compte pas le nombre de pancartes, costumes, mises en scène s’en prenant au chef de l’État –, ainsi que… BFMTV, encore et toujours, comme à Nancy et dans de nombreux rassemblements antivax et anti-pass. « BFM collabo ! BFM collabo ! » entonne une partie du cortège rue de Sèvres. Un peu plus tard, au même endroit, d’autres lancent : « BFM en prison ! BFM en prison ! »

Macron et BFMTV, vainqueurs par K.-O. ! Aucune autre personnalité, aucun autre média ne sera ce jour-là la cible des slogans hostiles de cette foule exaspérée.

Combien étaient-ils, ce samedi, à sillonner les rues du très chic 7e   arrondissement de Paris ? « Nous sommes 150 000 », s’époumone à la sono un militant des Patriotes, acclamé par les manifestants. J’ai effectué un décompte aussi précis que possible de mon côté en me postant précisément à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue Rousselet. Deux cents manifestants par minute, 1 h 30  de cortège : je suis arrivé au chiffre d’environ 18 000 manifestants, soit exactement l’estimation donnée par la préfecture de police quelques heures plus tard.

Alors 18 000  ou 150 000 ? Finalement, le nombre n’importe peut-être pas tant que ça. Ce qui est largement inédit, c’est cette mobilisation qui est aussi sage dans les gestes et les actions que violente et déplacée dans les slogans et les symboles, portée par de nombreuses catégories sociales. Et, aussi, cette détestation omniprésente des journalistes, qui me stupéfie systématiquement.

Avec 114 000 manifestants recensés en France par le ministère de l’Intérieur ce samedi-là, ce sont tous les pronostics qui sont balayés. Dans les notes du renseignement territorial que j’ai pu consulter, une mobilisation nationale de 20 000  à 40 000  manifestants seulement était attendue. Une preuve éclatante, selon moi, que la puissance de la dark info qui fédère, mobilise, investit le monde réel et les rues de France est encore largement sous-estimée.

Des centaines de milliers de personnes, mal ou partiellement informées, manipulées par d’habiles faussaires sont prêtes, comme on l’a vu au cours de l’été 2021, à prendre la rue en toute ignorance de cause.

Si l’on rapporte le nombre de ces manifestants à l’ensemble de la population française, on pourrait se dire qu’ils ne pèsent finalement pas si lourd que ça. Quand bien même ils auraient été 300 000 à l’échelle nationale, comme plusieurs collectifs l’ont proclamé, cela représenterait moins de 0,5 % de la population. Un grain de sable qui fait du bruit, mais un grain de sable tout de même. Cependant, je suis absolument persuadé qu’ils incarnent un mouvement en réalité bien plus fort, et qui s’exprime d’abord à travers des pratiques en ligne.

* * *

Afin de tenter de déterminer le vrai poids de la dark info dans nos timelines et sur nos smartphones, au-delà des rues, j’ai choisi d’avoir de nouveau recours aux outils numériques, et plus précisément à CrowdTangle. J’ai ainsi passé à la loupe dix sujets parmi les plus « chauds » de l’année 2020 et étudié, à l’échelle mondiale, les pages qui avaient diffusé les contenus les plus partagés sur chacune de ces actualités. J’ai analysé des événements de portée internationale – l’élection de Joe Biden et la défaite de Donald Trump, mais aussi l’explosion qui a dévasté Beyrouth, au Liban, le 4 août, la mort de George Floyd lors de son arrestation par des policiers le 25 mai, ou la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union européenne, le 31  janvier. Concernant des actualités franco-françaises, et notamment la crise sanitaire, j’ai effectué un focus sur le confinement, les vaccins, ainsi que sur Didier Raoult. Dans l’actualité terroriste en France, j’ai étudié l’assassinat de Samuel Paty, le 16  octobre. J’ai enfin retenu la nomination de Jean Castex à Matignon le 3 juillet. Ce mélange d’actualités mondiales et locales avait pour objet de déterminer si certains pays ou certaines thématiques étaient davantage concernés par la dark info…

Pour chacune de ces dix actualités, j’ai isolé, via CrowdTangle, les dix publications Facebook ayant généré le plus d’interactions. Autrement dit, j’ai constitué un corpus de cent posts Facebook à très, très forte visibilité sur des activités incontournables de l’année 2020. On y trouve, évidemment, des publications de médias établis, comme Brut, France 24, signées de personnalités politiques de premier plan, comme Barack Obama. Mais aussi de nombreuses pages obscures, comme « La Vérité déconfinée », « La  vraie démocratie », « ZOOM  S Medias », « RT France », « TV Libertés », « Vécu » ou « Leave.EU »…

Sur les cent publications, j’en ai identifié trente-six qui pouvaient être classées comme issues de la dark info. Plus d’une publication sur trois ! Sur un réseau social où se croisent près de 37 millions de Français… Nous sommes bien loin des 0,5 % qui battent le pavé.

Ce ratio d’un tiers se vérifiera à plusieurs reprises, notamment lorsque je vais m’intéresser au poids des « partages » générés par ces cent publications. Selon mes observations, avec, très précisément, 13 486 973 partages générés, les 36 publications que j’ai classées  dans la catégorie dark info pèsent 32 % des 41 840 834 partages générés par les cent publications les plus virales sur les dix actualités que j’ai identifiées comme « clés » en 2020 !

Plus de 13  millions de partages. Je n’ai plus aucun doute : la dark info n’est pas, comme certains aimeraient s’en persuader, un phénomène de surface, mais bien une tendance de fond, et la preuve irréfutable d’un décrochage massif et alarmant au sein de la population française.

A lire aussi : Odysee et Telegram, les plateformes les plus plébiscitées par les complotistes

Extrait du livre d’Antoine Bayet, « Voyage au pays de la dark information », publié aux éditions Robert Laffont

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