Comment la France a recruté des savants d'Hitler : le cas de Otto Ambros, l’ami d’Himmler <!-- --> | Atlantico.fr
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Hitler et Himmler lors de la Seconde guerre mondiale.
Hitler et Himmler lors de la Seconde guerre mondiale.
©DR / AFP

Bonnes feuilles

Michel Tedoldi publie « Un pacte avec le diable Quand la France recrutait des scientifiques nazis » aux éditions Albin Michel. Ils s'appelaient Hermann Oestrich, Heinz Bringer, Otto Ambros, Rolf Engel... Ils étaient scientifiques et ils étaient allemands. Ils étaient aussi des nazis engagés, et pourtant la France leur a déroulé le tapis rouge. Certains seront même décorés de la Légion d'honneur pour services rendus à la France. Extrait 1/2.

Michel Tedoldi

Michel Tedoldi

Réalisateur d'enquêtes sur des faits de société pour France Télévisions et Arte, Michel Tedoldi a également collaboré à Charlie Hebdo.

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L’un des premiers scientifiques allemands à être récupérés par les Français est Otto Ambros. Ce personnage doté d’un curriculum vitae impressionnant va profiter pleinement des « circonstances exceptionnelles ».

Né en 1901, ami d’enfance de Heinrich Himmler, Otto Ambros rejoint dès l’âge de dix-huit ans les Freikorps * ou « corps francs », une organisation d’extrême droite née après la démobilisation en novembre 1918. Cette milice mène dès sa création une « guerre » sans merci, pratiquant la violence au sein même de l’espace politique, dans une lutte acharnée et meurtrière contre le bolchevisme. Ce sont les Freikorps qui arrêtent et assassinent les leaders spartakistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Ambros servira ensuite comme « volontaire temporaire pour réprimer les soulèvements révolutionnaires à Munich en 1919, dans la Ruhr en 1920, et en Haute-Silésie en 1921 ».

Dès 1925, après un doctorat de chimie, Ambros intègre le groupe chimique allemand BASF où il travaille dans le laboratoire d’ammoniaque. Il gravit rapidement tous les échelons de la hiérarchie de l’entreprise. En 1938, il entre au conseil d’administration de l’empire indus‑ triel ainsi constitué, IG Farben, devenant le spécialiste du gaz poison. Entre-temps, en 1937, il rejoint le NSDAP avec la carte numéro 609928923. En 1940, il est nommé conseiller du département de recherche et développe‑ ment d’IG Farben, puis il se voit attribuer le titre de Wehrwirtschaftsführer (responsable de l’économie militaire) dans la section chimie.

Véritable Rastignac du nazisme, il devient directeur général d’une des filiales du groupe, la Buna-Werke IV, fabricant de caoutchouc synthétique, et de l’usine de production de carburant d’IG Farben nouvellement construite à Auschwitz24, qu’il visitera dix-huit fois entre 1941 et 1944. À la mi-mai 1943, lors d’une présentation personnelle, il explique à Hitler les « bienfaits » des nouveaux gaz neurotoxiques, les gaz tabun et sarin.

Pour tous ses travaux et son implication dans le régime hitlérien, il est décoré de la croix du Mérite de guerre, 2e puis 1re classe, et enfin chevalier de la croix.

En 1941, il écrit à sa direction, plus précisément à un directeur d’IG Farben, Fritz ter Meer * : « Notre amitié avec les SS exerce une action bienveillante. »

Très concrètement, « Ambros prit part à la décision d’utiliser le Zyklon B dans les chambres à gaz et choisit personnellement Auschwitz pour y installer une usine IG Farben, qu’il dirigea ensuite, parce que les prisonniers du camp de concentration pouvaient être utilisés comme esclaves à l’usine ». Dans le courrier qu’il envoie à sa hiérarchie, il se réjouit ainsi de la proximité de cette main-d’œuvre de choix : « À l’occasion d’un dîner offert pour nous par la direction du camp de concentration, nous avons en outre déterminé tous les arrangements relatifs à l’implication du camp de concentration soutenant les usines de Buna. Le camp de concentration de Buna-Monowitz représentait une chance pour les prisonniers… »

Rudolf Vitek, ancien prisonnier, n’est pas de cet avis : « Les coups, les mauvais traitements et même le meurtre pur et simple étaient chose courante. La cadence meurtrière du travail était telle que de nombreux prisonniers finissaient par s’écrouler, bleuissaient, suffoquaient et mouraient comme des bêtes. »

Ambros, chef de l’économie militaire dans la section armes chimiques, supervise les opérations d’évaluation des gaz asphyxiants testés sur les prisonniers d’Auschwitz. Ces expériences se déroulent dans les laboratoires secrets des usines IG Farben et servent à déterminer à quelle vitesse ces gaz tueraient les soldats alliés. Selon les renseignements anglais, Ambros justifie ces expériences « non seulement en disant que les détenus auraient de toute façon été tués par les nazis, mais aussi en prétendant […] qu’elles avaient un aspect humanitaire puisqu’elles devaient permettre de sauver la vie d’innombrables ouvriers allemands ». Vers 1944, il développe un antidote aux toxines nerveuses des gaz sarin et tabun, la thalidomide, que l’on découvrira bien plus tard, dans les années 1960, responsable de malformations congénitales. Ce sera le scandale des fameux « bébés thalidomide ».

Un criminel de guerre accueilli à bras ouverts

Dès 1945, Ambros est placé par les États-Unis sur la liste des criminels de guerre devant être jugés à Nuremberg. Il fait partie de ces scientifiques qui ont contribué, directement ou indirectement, à la mise en route de la Shoah. Pointé du doigt par les autorités américaines, il compte parmi ceux qui ne doivent pas s’échapper, comme le prouve une note du commandement en chef français en Allemagne.

Arrêté une première fois par les Américains en 1945, il va profiter d’une querelle de service opposant les juristes aux militaires, les premiers s’intéressant aux activités d’Ambros dans l’Allemagne nazie, les seconds n’envisageant que la technicité que peut leur fournir Ambros. Ces heurts et contre‑ temps lui permettent de s’échapper pour se retrouver sous administration française, à la plus grande joie des Français trop contents de le récupérer. C’est qu’Ambros est loin de leur être inconnu.

En me plongeant dans l’histoire de la collaboration économique, je comprends les raisons de l’intérêt de la France pour ce chimiste aux antécédents sulfureux.

Le 1er février 1942, est créée la plus importante société mixte franco-allemande, alliance entre une entreprise française de colorants et IG Farben, qui devient majoritaire à 51 %. La nouvelle société s’appelle Francolor. Elle réoriente une part de sa production pour répondre aux demandes de la Wehrmacht. Ce partenariat nécessite à l’époque la visite régulière des dirigeants d’IG Farben en France, pour adapter la production française aux desiderata de l’occupant. Dans ce cadre, c’est Ambros qui gère la coopération, effectuant entre décembre 1941 et avril 1944 plus d’une dizaine de séjours à Paris, où il est en rapport avec le directeur technique de Francolor, Louis Frossard, frère du PDG Joseph Frossard.

À la Libération, dans le cadre de l’épuration professionnelle, le patron de l’entreprise fait l’objet d’une procédure pour avoir conclu un accord avec les Allemands. L’affaire concernant cette collaboration économique avec l’ennemi est jugée devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE) ; aussi Joseph Frossard est-il débarqué en juin 1945 et part finir ses jours en Suisse. L’entreprise Francolor est alors placée sous la tutelle du ministère de la Production industrielle, lequel nomme un administrateur provisoire, Jean-Pierre Esnault. Ce dernier, incompétent dans le domaine de la chimie et des colorants, décide de s’appuyer sur l’ancienne direction de l’entreprise, notamment sur le frère de l’ex-PDG, resté en poste. Celui-ci va faire appel à l’expertise de quelqu’un qu’il a déjà côtoyé de nombreuses fois pendant toute la durée de l’Occupation : Otto Ambros. Il s’agit, pour la France et l’industrie chimique, d’une prise essentielle à la survie de Francolor, et là encore, les fameuses « circonstances exceptionnelles » de Koenig vont permettre de recruter Ambros en dépit de son lourd passé.

En parallèle de son activité à Francolor, Ambros rédige un rapport ultrasensible sur la production allemande des nouveaux gaz de combat (tabun, sarin, soman) créés par IG Farben, rapport qui intéresse au plus haut point le gouvernement et les chimistes français. Dans le même temps, Ambros se rapproche d’industriels français tels que Pechiney ou les Charbonnages de France, poursuivant sa collaboration avec eux jusque dans les années 1950.

Malgré les demandes réitérées des Américains, les Français gardent aussi longtemps que possible Ambros à leurs côtés. Ce n’est qu’après de longues et incessantes pressions américaines qu’ils finiront par accepter de le livrer, en février 1947. Une fois récupéré par les Américains, Ambros sera jugé à Nuremberg du 27 août 1947 au 30 juin 1948, au cours du procès appelé « procès IG Farben ». Il sera déclaré coupable d’esclavage et de meurtres en série, mais ne sera condamné qu’à huit ans de prison.

Si le procureur général Dubost est scandalisé par la légèreté de la sentence, le JIOA (Joint Intelligence Objectives Agency) ne partage pas ces réserves et maintient le nom d’Ambros sur sa liste des futures embauches.

En 1951, le haut-commissaire à la Haute-Commission alliée * en Allemagne, John McCloy, fera libérer de nombreux condamnés nazis dont Ambros, lequel sera aussitôt recruté comme conseiller par le groupe chimique américain WR Grace and Company, dont le patron ne cache pas ses amitiés fascistes.

Pendant cette période, l’US Army Chemical Corps, s’inspirant des documents d’Auschwitz et des travaux d’Ambros, effectue le même type d’expériences sur les gaz toxiques que celles qui ont été menées dans les laboratoires secrets d’IG Farben. Seule différence, ces expériences sont pratiquées à Edgewood Arsenal, sur des soldats américains : 7 000 « volontaires » seront ainsi exposés à plus de 250 agents chimiques entre 1948 et 1975. Par la suite, Ambros conseillera le chancelier fédéral d’Allemagne, Konrad Adenauer **, ainsi que l’industriel Friedrich Flick ***, un intime de Himmler et principal producteur d’armes du Reich, condamné à sept ans de prison à Nuremberg puis amnistié en 1950. À son décès en 1990, le groupe chimique BASF rend hommage à Otto Ambros dans une nécrologie où il est présenté comme « une figure entrepreneuriale expressive d’un grand charisme »…

Extrait du livre Michel Tedoldi, «  Un pacte avec le diable Quand la France recrutait des scientifiques nazis », publié aux éditions Albin Michel

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