Comment l’affaire du délit d’initiés chez EADS pourrait accoucher d’une véritable révolution juridique<!-- --> | Atlantico.fr
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Étude d’un cas concret et d’actualité : l’affaire du délit d’initié reproché aux dirigeants d’EADS.
Étude d’un cas concret et d’actualité : l’affaire du délit d’initié reproché aux dirigeants d’EADS.
©Reuters

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En saisissant le Conseil constitutionnel sur une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la Cour de Cassation ouvre (peut-être) la voie à une révolution juridique de premier plan : l’impossibilité d’engager des poursuites disciplinaires simultanément aux poursuites judiciaires. Étude d’un cas concret et d’actualité : l’affaire du délit d’initié reproché aux dirigeants d’EADS.

Gilles Gaetner

Gilles Gaetner

Journaliste à l’Express pendant 25 ans, après être passé par Les Echos et Le Point, Gilles Gaetner est un spécialiste des affaires politico-financières. Il a consacré un ouvrage remarqué au président de la République, Les 100 jours de Macron (Fauves –Editions). Il est également l’auteur d’une quinzaine de livres parmi lesquels L’Argent facile, dictionnaire de la corruption en France (Stock), Le roman d’un séducteur, les secrets de Roland Dumas (Jean-Claude Lattès), La République des imposteurs (L’Archipel), Pilleurs d’Afrique (Editions du Cerf).

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  • Votée à l’occasion d’une réforme constitutionnelle, le 23 juillet 2008, l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est une avancée juridique considérable
  • Elle a été déposée en octobre 2014 dans le cadre du procès EADS par deux avocats dont Jean-Yves Leborgne qui vient d’obtenir une belle victoire avec le non-lieu décerné à Eric Woerth dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne
  • Si le Conseil constitutionnel répond positivement à cette QPC, le procès EADS ne pourra plus jamais avoir lieu. Les sept prévenus, dont Noël Forgeard, ancien co-président d’Airbus, déjà blanchis par l’ AMF, n’auront plus de souci à se faire
  • Conséquence : il ne sera plus possible d’engager des poursuites à la fois sur le plan disciplinaire ou administratif et sur le plan pénal.

Nicolas Sarkozy, président de la République, s’est beaucoup intéressé à la justice au cours de son mandat. Ici, pour réformer la carte judiciaire, là pour lutter contre la récidive, là encore pour donner davantage de droits aux victimes. Autant de réformes qui ont souvent suscité l’hostilité de la magistrature et de l’opposition d’alors. Mais il y en a une qui semble, à juste titre, avoir fait l’unanimité, c’est la fameuse Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), votée le 23 juillet 2008 et entrée en vigueur le 1er mars 2010. Une réforme capitale qui permet désormais à tout citoyen, partie à une instance judiciaire, de contester telle ou telle loi parce que attentatoire aux libertés individuelles garanties par la Constitution. Grâce à l’instauration de la QPC, estime Dominique Rousseau, professeur de droit à Paris I, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, "la Constitution est sortie de l’univers clos des facultés de droit pour entrer dans les prétoires. Elle est devenue la chose des citoyens justiciables, l’arme des avocats et la référence des magistrats."

Peu importe que les lois contestées aient été déjà promulguées ou qu’elles remontent au XIXème siècle, la QPC peut être invoquée. Mais à condition de passer d’abord par le filtre de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat, qui ensuite saisissent – si la demande leur parait sérieuse – le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai relativement court…

C’est ainsi que, dans le courant du premier semestre 2015, saisi par la Cour de cassation ce 17 décembre, le Conseil constitutionnel devra se prononcer sur la question suivante : les poursuites engagées à la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan pénal, sont-elles conformes à la Constitution ? Autrement dit, le non bis in idem, principe de droit européen qui interdit de condamner deux fois une même personne pour les mêmes faits va-t-il être reconnu en France ?

Cette question a été posée par deux avocats de prévenus dans l’affaire EADS lors du premier jour du procès, le 3 octobre 2014, devant la 11ème chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris. Ces avocats estimaient que leurs clients déjà blanchis par l’Autorité des Marchés financiers (AMF) du soupçon de délit d’initié, ne pouvaient être renvoyés en correctionnelle pour le même délit… La demande de QPC a eu, ce 3 octobre, un effet immédiat : suspension de l’audience à la grande joie des avocats… et de leurs clients

Pour comprendre cette histoire, un retour en arrière s’impose. Nous sommes à la fin de l’année 2005, début 2006. Depuis plusieurs semaines, on évoque dans le plus grand secret, au niveau de l’état-major d’EADS, des retards dans la livraison de l’Airbus A 380. Or, dans le même temps, des transactions d’un fort volume, ont lieu sur le titre EADS. Au fil des jours, elles s’amplifient. Aussi, le 22 mai 2006, l’AMF, soucieuse d’en savoir davantage, ouvre une enquête. Avec un objectif précis : déterminer si des membres du comité exécutif du groupe aéronautique, informés du retard des livraisons d’Airbus ont en ont profité pour céder leurs stock-options EADS et réaliser de substantielles plus-values. Alors que l’enquête de l’AMF se poursuit et que la commission d’un possible délit d’initié par quelques intrépides bien placés au sein d’EADS commence à prendre corps, une autre enquête démarre le 23 novembre 2006… Mais cette fois, sur le terrain judiciaire, puisqu’une information contre X pour délit d’initié est ouverte. C’est dire que les soupçons semblent de plus en plus étayés. Témoin, les premières conclusions de l’AMF qui évaluent à 1 758 600 le nombre de stock-options qui ont été cédées entre novembre 2005 et le 30 mars 2006. Soit une plus-value totale pour ces bienheureux de 20 millions d’euros ! Un gain rarement vu dans une affaire d’initié. Parmi les vendeurs, des dirigeants d’Airbus. C’est ainsi que Noël Forgeard, le co-président, ancien conseiller pour les affaires industrielles de Jacques Chirac à Matignon (1986-1987) cède entre le 9 et le 15 mars 2006, 290 000 stock-options qui lui permettent d’engranger un gain de 3 700 000 euros. John Leahy, le directeur commercial d’Airbus n’est pas mal loti : la cession de 175 000 stock-options entre le 13 et 20 mars 2006, lui rapporte 2 100 000 euros. Jean-Pierre Gut, directeur général délégué vend les 8, 10 et 13 mars 2006, 75 000 titres. A la clé, un gain de 1 140 000 euros. Quant au co-président (allemand) d’Airbus, Gustav Humbert, il n’a pas lieu de se plaindre : en un seul jour, le 13 mars 2006, il cède 160 000 stocks options, ce qui lui rapporte 1 685 000 euros. Quant aux trois autres dirigeants soupçonnés d’avoir commis un délit d’initié, ayant vendu leurs stocks- options en quantité nettement moindre, leurs gains n’auront rien à voir avec ceux cités plus haut… Ce qui renforce, selon l’ AMF, le soupçon de délit d’initié, c’est que ce petit monde a cédé ses stock-options, au même moment, sur une courte période, entre le 9 et le 20 mars 2006. Accréditant la thèse qu’il était informé du retard des livraisons de l’Airbus A 380 avant que la nouvelle ne soit officiellement annoncée. Aussi, s’en référant à cette coïncidence troublante et cette simultanéité dans les cessions, le rapporteur de l’AMF, Antoine Courteault n’y va pas de main morte le 18 juillet 2008 en recommandant à cette instance d’infliger d’énormes amendes aux membres de l’état-major d’Airbus. Jugez plutôt : 5,4 millions d’euros pour Noël Forgeard ; 3,6 millions pour John Leahy. 1, 1 million pour Jean-Pierre Gut, le directeur général délégué d’Airbus. Les autres se voyaient réclamer des amendes tournant autour de 300 à 700 000 euros.

Ces conclusions vont être catégoriquement contestées par les intéressés, tous niant avoir commis la moindre infraction pénale. Ainsi, Noël Forgeard, déjà secoué par les réactions suscitées lors du versement de son parachute doré ( 8,5 millions d’euros) , martèlera n’avoir été informé du retard dans les livraisons de l’ Airbus A 380 que le 11 avril 2006. Or à cette date, soutient-il, il a déjà cédé ses stock-options afin d’en faire profiter ses petits-enfants avant qu’il ne prenne sa retraite… Finalement, cette affaire qui ébranlera la place financière de Paris, se termine bien au niveau de l’AMF pour les dirigeants d’Airbus. En effet, le 17 décembre 2009, déjouant tout pronostic, la Commission des sanctions de l’Autorité – composée de 12 membres dont deux conseillers d’Etat et deux conseillers à la Cour de cassation blanchit tous les protagonistes. Prenant le contrepied du rapporteur de la Commission. Exit le délit d’initié. Exit les amendes. A l’AMF cette décision suscite malaise et interrogation. Des pressions politiques auraient-elles pu s’exercer sur certains membres de cette instance ? Naturellement, pas de réponse. Du côté de la justice, qui a vu successivement Philippe Courroye et Xavière Siméoni enquêter sur ce dossier explosif, puis le juge Serge Tournaire – celui que l’on retrouvera dans les affaires touchant de près ou de loin la Sarkozie on est d’un avis totalement différent de celui de l’AMF. C’est ainsi que Tournaire, estimant qu’un délit d’initié a bien été commis, décide, début décembre 2013, de renvoyer les 7 acteurs de cette histoire devant le Tribunal correctionnel. Il n’oublie pas non plus de faire de même pour le groupe Lagardère et Daimler AG, actionnaires d’EADS, en tant que personnes morales. Le 3 octobre 2014, après une instruction de près de huit ans, le procès débute devant la 11 ème chambre correctionnelle de Paris. A peine l’audience est-elle ouverte, que deux avocats, rompus aux coups de théâtre, ne se privent pas de tenter et de réussir un joli coup : Me Jean-Yves Leborgne, voix de Stentor, réputé pour sa combativité et son savoir-faire c’est lui qui a obtenu un non-lieu pour Eric Woerth dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne demande qu’une QPC soit déposée en faveur de son client John Leahy. Son confrère Aurélien Hamelle, pour Daimler AG, fait de même. La requête des deux avocats est acceptée. Le Tribunal, comme la loi d du 23 juillet 2008 instituant la QPC l’exige, demande alors à la Cour de cassation de donner son avis et de dire s’’il y a lieu de transmettre cette question au Conseil constitutionnel. Ce 17 décembre, la Cour de cassation saisit les Sages du Palais Royal qui trancheront en dernier ressort. La décision de la Cour de cassation constitue une première, puisque selon sa jurisprudence, le non bis in idem ne s’applique pas pour les délits boursiers. Si d’aventure, le Conseil constitutionnel validait le non bis in idem, la conséquence serait claire et nette : le procès EADS ne pourrait plus jamais avoir lieu. Et des dizaines et dizaines de personnes ne risqueraient plus d’être poursuivies à la fois sur le plan disciplinaire ou administratif et sur le plan pénal.

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