Comment Goebbels a forgé la machine de propagande nazie<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo d'archives prise pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne montre Adolf Hitler avec ses commandants Hermann Goering, Joseph Goebbels et Rudolf Hess.
Une photo d'archives prise pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne montre Adolf Hitler avec ses commandants Hermann Goering, Joseph Goebbels et Rudolf Hess.
©AFP

Bonnes feuilles

Le livre de Géraud Jouve, « Mon séjour chez les nazis », est publié chez Nouveau Monde Editions. Décembre 1937. Géraud Jouve arrive à Berlin pour prendre la tête de la prestigieuse agence de presse Havas. Pendant deux ans, il observe la dictature nationale-socialiste de l'intérieur, jusqu’au moment où il est contraint de quitter le pays, quand la Guerre mondiale éclate. Extrait 2/2.

Géraud Jouve

Géraud Jouve

Géraud Henri Jouve, parfois appelé aussi Géraud Jouve, né est un journaliste, résistant, homme politique et diplomate français. Il entra à l'Agence Havas en 1931 dont il fut successivement délégué à Berlin, à Budapest et à Bucarest. Il accompagna le général de Gaulle lors de la Libération de Paris.

Réintégré à l’Agence française de presse (AFP) en avril 1944, il en devint le directeur du 15 août 1944 au 15 janvier 1946. Député SFIO du Cantal (1946-1951), il fut délégué de la France à l’ONU (1952), ministre plénipotentiaire (1953), ambassadeur de France en Finlande (1955-1960) et délégué de l’ONU pour les réfugiés (1960-1966).

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Le personnage de Goebbels tient de Sganarelle et de Savonarole, du valet bouffon et du zélateur; il frise le ridicule et le sublime; il est méprisé et haï. Je n’ai rencontré, en Allemagne, personne qui l’aimât. Il est considéré comme le génie du mal incarné et il paraît nécessaire à la cosmogonie nazie comme le diable Lucifer est indispensable aux simples pour rendre compte des turpitudes et des imperfections de la création.

Goebbels est le bouc émissaire du Troisième Reich, le tout-à-l’égout du régime, l’explication de tout ce qui arrive de mauvais, plus encore que la Gestapo. Si, le 10 novembre 1938, on a battu les Juifs et, par hasard et par malheur, hors programme en quelque sorte, des centaines de Juifs ont été tués et pillés, la faute en est à Goebbels et toute l’Allemagne nazie s’en lave les mains. Qu’importe qu’on ait la preuve que l’ordre de déclencher ce pogrome est venu directement de Berchtesgaden et que la Leibstandarte (compagnie SS affectée à la garde personnelle du Führer) a participé à l’opération! Pour tout le monde, Goebbels est responsable ! Lorsqu’il apparaît que la réaction à l’étranger risque de compromettre le «bon renom de l’Allemagne », c’est sur Goebbels qu’on rejette toute la responsabilité des «excès ». «Encore ce boiteux », s’écrie Goering devant ses collaborateurs. Publiquement, le maréchal déplore que l’opération du 10 novembre, qu’il ne réprouve pas, ait abouti à la destruction sans profit de biens allemands, par quoi il entend les milliers de vitres, de meubles, de marchandises détruits par les SS aidés par les Jeunesses hitlériennes. Maintenant, le pli est pris en Allemagne nazie. Lorsque Hitler ou quelque grand du régime font un impair, c’est Goebbels «le mauvais génie», qui en supportera l’impopularité. «C’est moi qui pète et c’est lui qui pue»!

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Si Goebbels n’existait pas, le régime devrait l’inventer. Il réalise l’unanimité dans la haine qu’il inspire. J’ai cherché en vain à savoir pourquoi il est tant haï. J’ai obtenu bien des explications mais aucune ne m’a satisfait. Il s’en dégage néanmoins quelques éléments. Goebbels est devenu, à son corps défendant, un principe symbolique, comme une de ces forces mauvaises dont parle Goethe dans le Faust, « qui veulent toujours le mal et dont l’effort tourne au bien», pour la plus grande gloire du démiurge Hitler, vainqueur des forces mauvaises. Goebbels est haï parce que dans ce parti nazi, hostile à tout ce qui touche à l’esprit et peut-être suspecté d’intellectualisme, il est le seul chef ayant une formation intellectuelle sérieuse. Pourquoi donc s’est-il fourvoyé dans ce parti? Par ambition sans doute, mais surtout parce que lui-même ne se sentait pas à égalité avec les authentiques intellectuels qu’il avait connus dans sa jeunesse. Goebbels est mû par un double complexe: celui de son infirmité physique, celui de son infériorité intellectuelle en face de grands artistes qu’il lui a été donné de fréquenter. Il a voulu faire carrière dans les lettres et la philosophie, mais il s’est senti rejeté par le groupe de Bonn auquel il avait tenté de s’agréger.

Au moment où Goebbels vint à Bonn, comme étudiant, le grand poète rhénan Stefan George y tenait sa cour. Stefan George, disciple attardé de Mallarmé, traducteur allemand des poésies de Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, ciseleur de la langue allemande, abscons et hermétique comme son maître, régnait à Bonn sur un groupe très exclusif de poètes, d’écrivains, d’artistes et de critiques.

Goebbels fut amené dans ce cercle par son maître Gundelfinger, alias Gundolf, qui révolutionnait alors la critique littéraire allemande par ses fortes études sur Goethe et Shakespeare. J’ai fait scandale, au ministère de la Propagande, à Berlin, en rappelant les débuts du ministre Goebbels accomplis sous l’égide du professeur juif Gundelfinger.

Selon ce qu’on sait de cette époque de la vie de Goebbels, ses contacts avec le groupe Stefan George furent précaires et Goebbels, n’ayant pas réussi à s’imposer, quitta Bonn ulcéré, pestant contre les intellectuels, les « artistes de l’asphalte », les littérateurs sans conscience patriotique. Ce départ fait pendant aux déboires de l’artiste-peintre Hitler à Vienne. Goebbels a retiré de ce séjour à Bonn assez de vernis et de virtuosité verbale pour être décrié, dans les milieux nazis, comme un intellectuel; les intellectuels, de leur côté, l’ont trouvé trop ambitieux et trop raisonneur pour l’admettre sur le pied d’égalité dans leur cercle restreint.

La tragédie de Goebbels a commencé. En un style qui sent parfois la bonne école, il va partir en guerre contre ceux qui ne l’ont pas reconnu, dans l’espoir de se faire reconnaître par les nazis qui suspectent toujours ses tendances intellectualistes.

Évoquant Savonarole, le moine zélateur, par sa tournure physique, sa figure, sa virulence oratoire, Goebbels exorcise désormais, devant les masses nazies, l’esprit juif d’abord, puis l’esprit tout court, coupable des maux de l’Allemagne. Malgré sa violence, malgré ses talents oratoires, sa diction parfaite, soigneusement étudiée et copiée sur les grands orateurs catholiques de l’Ouest, Goebbels ne parvient pas à établir une véritable communion avec l’auditoire de brutes nazies qui n’ont pas besoin, quant à elles, qu’on exorcise l’intellectualisme.

Racialement, Goebbels est un pur Rhénan. Il vient de ce pays que Stefan George, son maître en poésie, exaltait et célébrait comme l’unique dépositaire de la tradition latine en Allemagne. Stefan George se réclame, en Allemagne, de la latinité jusqu’à écrire (cf. le poème intitulé Porta Nigra) qu’il préfère aux plus grands héros germaniques, même à Herrmann le Chérusque, les petits garçons de Trêves qui se donnaient aux soldats de César sous la Porta Nigra. Stefan George affirme que la civilisation finit là où s’arrête la culture de la vigne et du froment, rejetant ainsi les trois quarts de l’Allemagne dans la barbarie. Voici le maître, vénéré un temps, de l’iconoclaste germanique Goebbels.

Malgré de très beaux yeux noirs dont il a tendance à exagérer l’éclat et le despotisme, malgré un profil très fin et parfois illuminé d’esprit, Goebbels ressent très violemment la disgrâce de la nature qui l’affligea d’un pied bot. Lorsqu’il fait la connaissance d’un étranger, Goebbels le fixe de ses yeux noirs s’appliquant à détourner les regards du nouveau venu de ses infirmités. N’ayant pas réussi dans la littérature, il a tenté sa chance dans la politique, sous le signe de l’anti-intellectualisme et du racisme. Il n’a pas eu de peine à paraître intellectuel dans les réunions des reîtres rustiques qui constituaient la première clientèle nazie.

Je l’ai connu lors de ses débuts à Berlin. Il enflammait ses auditoires du Sportpalast qui goûtaient le contraste de ce masque intellectuel, de ce corps débile, de ce visage presque sémitique avec les violentes éructations contre les Juifs et les intellectuels de l’asphalte. Souvent on le nommait «Goebbeles », d’une terminaison juive, pour souligner son allure de prophète d’Israël.

Les foules berlinoises, puis les foules allemandes ont acclamé l’orateur Goebbels. Il a été fêté comme peu de chefs nazis sans que, de ces triomphes, ait jamais germé le moindre grain d’amour.

Méprisé et haï, dans le parti et dans le peuple, Goebbels, devenu puissant, s’est tourné avec une passion exacerbée vers les femmes, leur commandant de combler ce vide. Sa violence amoureuse, dont j’ai eu quelques échos, ne s’explique guère que par l’action des deux complexes que j’ai notés plus haut. J’ai entendu des actrices allemandes de cinéma raconter comment Goebbels leur faisait la cour. L’une d’elles, toute jeune encore, avait eu coup sur coup trois grands succès dans des films de l’UFA. Devenue une vedette à la mode, elle s’indignait de ne toucher que 1 000 marks par mois, comme par le passé, et demandait que ses appointements soient portés à 4 000 marks. Ses plaintes parvinrent à Goebbels, ministre de la Propagande, grand maître du cinéma allemand, qui la manda aussitôt à son bureau ministériel. Il se montra infiniment compréhensif et alloua d’emblée à l’artiste 5 000 marks par mois. Puis il s’entretint longuement avec elle des questions touchant le cinéma, en chef responsable qui prend conseil des techniciens. Tout cela sans qu’une parole déplacée vienne troubler cette harmonie. En prenant congé de l’artiste qui se confondait en remerciements, Goebbels lui exprima tout le profit et le plaisir qu’il avait eus à l’entendre et aussi le vœu de reprendre cette fructueuse conversation sur le cinéma allemand. Quelques jours plus tard, la jeune actrice est appelée au téléphone, du ministère de la Propagande. Le ministre lui fait dire qu’il l’attendra le lendemain, à 15 heures, et que son automobile viendra la prendre à domicile pour la conduire au rendez-vous. À l’heure dite, l’auto est là, mais ce n’est pas celle du ministère; c’est l’auto personnelle de Goebbels et le chauffeur, au lieu de s’engager vers le centre de la ville où se trouve le ministère, prend la route de Potsdam et dépose la visiteuse devant la villa du Ministre à Schwanenwerder (l’Île des Cygnes). À peine est-elle introduite auprès de Goebbels que celui-ci essaie de la prendre dans ses bras et de l’embrasser. Elle se récrie, rappelant qu’elle est venue pour reprendre et poursuivre une intéressante conversation sur le cinéma allemand, mais Goebbels l’interrompt brutalement: «Ne faites pas la bégueule, ma petite ! Il y a des milliers de femmes qui vous envieraient. » Je n’ai pas cherché à savoir la fin de la scène… l’actrice affirma qu’elle réussit à se dégager et qu’elle parcourut un long chemin à pied avant de trouver un taxi pour rentre à Berlin.

Les démêlés domestiques du couple Goebbels défrayaient constamment la chronique en Allemagne et le Führer, du haut de son Olympe bavarois, dut intervenir à plusieurs reprises pour éviter un scandale public. Madame Goebbels se réfugia même en Suisse, vers la fin de l’année 1938. Cette fugue ayant fait beaucoup de bruit, les photographes officiels furent appelés à Berchtesgaden et montrèrent à toute l’Allemagne le couple Goebbels, réconcilié, encadrant le Führer qui venait d’intervenir une fois de plus. J’ai raconté par ailleurs combien Goebbels a su tirer parti de sa nombreuse progéniture pour se maintenir dans les bonnes grâces du Führer qui aime à faire venir, à la Chancellerie, les enfants de ses proches collaborateurs. Cependant, tous les six mois environ, le bruit court en Allemagne que la disgrâce de Goebbels est un fait accompli. J’ai tenté de faire comprendre pourquoi le «diable boiteux», «l’avorton» exécré est nécessaire au régime et doit survivre à toutes les crises. Hitler le sauva personnellement de la purge terrible du 30 juin 1934, alors que Goering et ses hommes recherchaient l’avorton pour lui faire un mauvais parti. Outre cette nécessité d’ordre presque métaphysique qui fait de lui un élément indispensable du Troisième Reich, Goebbels a su se rendre très utile dans la propagande intérieure et extérieure. Il est ingénieux et malfaisant, ce qui lui permet de noter diaboliquement le point faible de l’adversaire. Il a perfectionné la technique et l’esprit de la Propagande. Partant de l’expérience soviétique, elle-même inspirée des méthodes de la réclame commerciale aux États-Unis, Goebbels, interprétant les principes de Hitler dans Mein Kampf, a construit une machine de propagande propre à étonner le monde et à séduire les Allemands.

Comme le peuple allemand, Goebbels est obsédé par le problème de l’amour. Pourquoi l’Allemagne, qui aime ses voisins jusqu’à les absorber, est-elle ainsi méconnue, calomniée? Pourquoi l’étranger continue-t-il à suspecter les intentions des nazis? Incapable de modifier ces données d’un jour à l’autre, Goebbels et la propagande allemande excellent à en corrompre l’interprétation. Là où on ne peut nier franchement, on tourne la question. La technique des démentis à la Goebbels est illustrée par la boutade suivante, recueillie dans les salles de rédaction nazies : «Il n’est pas vrai que je me sers du soutien-gorge de ma femme en guise de hamac, mais il est exact que ma femme utilise mon hamac comme soutien-gorge!»

Extrait du livre de Géraud Jouve, « Mon séjour chez les nazis », publié chez Nouveau Monde Editions

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