Clément Weill-Raynal : comment j'ai réussi à filmer le "mur des cons" du Syndicat de la magistrature<!-- --> | Atlantico.fr
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Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature
Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature
©DR

Bonnes feuilles

Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature, revient sur cette affaire et la manière dont il l'a vécue. Extrait de "Le fusillé du mur des cons" (1/2).

Clément Weill-Raynal

Clément Weill-Raynal

Clément Weill-Raynal est journaliste, spécialiste des affaires judiciaires et auteur d’un document remarqué, Le fusillé du mur des cons. Il est l'auteur de la vidéo du "mur des cons" filmée au siège du Syndicat de la magistrature.

 

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Longtemps, je me souviendrai du Mur des cons. Cette histoire m’est tombée dessus par surprise le 5 avril d’un printemps gris et doux. Un matin ordinaire. Le calme avant la tempête. Plus tard, certains magistrats soucieux d’éteindre l’incendie expliqueront qu’il s’agissait en vérité d’une « blague de potache ». Ce n’est pourtant pas sans raison que la découverte de l’existence d’un Mur des cons au siège du deuxième syndicat de magistrats de France a suscité une considérable émotion dans l’opinion, doublée d’un véritable tollé politique. Il a révélé que des juges – des hommes et des femmes ayant fait le serment de servir la justice en toute neutralité et en toute impartialité – opéraient un tri entre les justiciables en fonction de leurs opinions politiques. À l’abri des regards. Pour le reste, cette histoire, telle que je l’ai vécue, a bel et bien débuté comme une plaisanterie.

 Tout est un peu la faute de Gérard Depardieu et de ses cuites mémorables ! Ce matin du 5 avril, le monstre sacré du cinéma français devait comparaître devant le tribunal correctionnel pour une banale affaire de conduite en état d’ivresse au guidon de son scooter. La venue éventuelle de l’acteur au palais de justice de Paris justifiait, pour ne rien rater de l’événement, qu’une équipe de reportage soit présente à l’entrée du prétoire avant l’ouverture de l’audience. Nous n’étions pas les seuls, et l’affluence annonçait le pugilat des grands jours : télévisions, radios, photographes et confrères de la presse écrite s’étaient massés derrière les barrières métalliques disposées dans le hall afin de permettre à la star de se frayer un chemin jusqu’à ses juges. Les gendarmes, venus en renfort, nous toisaient de leur air mi-sévère mi-goguenard, une façon de nous faire comprendre qu’il faudrait compter avec eux et qu’ils seraient de la mêlée. Grandeurs et servitudes du journalisme télévisuel. Avant tout, être bien placé avec le cameraman pour tenter de récupérer quelques miettes de l’actualité du jour. Au mieux, le visage de Depardieu… Une petite phrase, qui sait ? Le plus souvent, on ne rapporte dans nos filets que des images furtives de bousculades et de crépitements de flashes. La loi du genre, l’hystérie collective étant proportionnelle à la notoriété du prévenu. Sur cette échelle de l’aura médiatique, Gérard Depardieu est placé très haut. Voilà pourquoi nous étions postés dès 8 heures devant la vingt-troisième chambre correctionnelle.

Après de longues minutes d’attente, la nouvelle nous parvient enfin : en tournage à New York, Gérard Depardieu ne viendra pas et se fera représenter par son avocat. Pour les télévisions, pour les photographes comme pour l’ensemble des journalistes présents, l’info se dégonfle. Il ne nous reste plus qu’à plier bagage après avoir averti nos rédactions que l’acteur nous a fait faux bond. C’est alors que l’adjoint du service m’appelle : « Clément, peux-tu nous dépanner avant de rentrer et partir interviewer la présidente du Syndicat de la magistrature [SM] ? C’est pour le journal de midi. »

J’ai accepté pour rendre service à un confrère. Par curiosité, aussi. Dans ce métier, il y a certes plus exaltant que de poser quelques questions convenues à un magistrat syndicaliste dont on connaît presque par cœur les positions et la rhétorique. En trente ans de journalisme, j’ai cependant appris qu’il faut toujours se déplacer sur le terrain et constater par soi-même. Qu’il s’agisse de la plus morne des conférences de presse ou de l’information la plus ténue, on ne sait jamais. Au fil de cette routine quotidienne, l’inattendu vous surprend parfois. Une règle d’or : ne pas laisser ses sens s’engourdir, arriver sans œillères ni idées préconçues. C’est à ces conditions que l’on peut débusquer une information inédite.

Au fin fond du 13e arrondissement de Paris, rue Charles-Fourier, le siège du Syndicat de la magistrature est abrité par un bâtiment administratif qui dépend du ministère de la Justice. La rédaction a fixé le rendez-vous, et nous sommes attendus. Un vigile nous dispense de passer sous le portique de sécurité et nous accompagne jusqu’au local du syndicat, situé dans les étages. L’entretien porte sur la polémique qui oppose le juge bordelais Jean-Michel Gentil aux avocats de l’ancien président Nicolas Sarkozy. Je n’en conserve aujourd’hui qu’un souvenir diffus. Il s’agissait d’interroger la magistrate sur l’indépendance de la justice et la position du syndicat. Je n’ignorais rien des positions politiques marquées à gauche et ouvertement assumées comme telles du Syndicat de la magistrature ni d’une certaine propension de ses dirigeants à la langue de bois. Mais une interview n’est jamais écrite à l’avance. En télévision, un moment fort ou une petite phrase qui fait mouche peuvent jaillir à tout instant de la confrontation.

 C’est dans cet état d’esprit serein, neutre et plutôt bienveillant que je pénètre dans les locaux du syndicat. L’entrée se présente comme un vaste open space bordé de baies vitrées. Nous sommes accueillis par sa présidente, madame Françoise Martres, qui propose d’emblée d’enregistrer l’entretien dans son bureau adjacent, mais l’endroit se révèle trop exigu et trop sombre. Avec l’équipe, nous lui suggérons donc d’installer la caméra dans la grande pièce, plus lumineuse. La magistrate se montre réticente et laisse échapper une remarque : « Non, on ne peut pas tourner dans cette pièce ! » Cette réflexion ne me surprend guère. En reportage, notamment dans les cabinets d’avocats, nous nous heurtons souvent à la réticence légitime de nos hôtes qui craignent que nous ne filmions, par inadvertance, un dossier confidentiel sur lequel figurerait le nom d’un client. Je m’empresse de rassurer Françoise Martres et lui explique que nous veillons toujours à ne pas faire apparaître de détails indiscrets. Pour achever de la convaincre, j’ajoute : « Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’il pourrait y avoir de gênant à filmer ici… »

C’est à cet instant que tout s’est joué. J’entends soudain une voix derrière moi : « Il ne faut pas filmer le Mur des cons ! » Je me retourne. Qui est cet homme assis à un bureau, à l’autre bout de la pièce, que je n’avais pas remarqué en arrivant ? Il est habillé d’un costume et d’une cravate sombres. Ses lunettes à monture d’écaille lui donnent un air sévère. Sans doute un membre du syndicat ou un magistrat de passage. Il a lancé cet avertissement à la cantonade et sur le ton de la boutade, mais comme s’il laissait échapper un juron. Un peu à la manière d’un cancre se risquant à une plaisanterie du fond de la classe tout en espérant ne pas se faire repérer par le prof. A-t-il voulu être drôle ou, pour une raison inconnue, envoyer une vacherie à sa présidente en vendant la mèche ? À moins qu’il ne se soit simplement exprimé en toute candeur, sans mesurer les conséquences possibles de ses paroles anodines ? Je l’ignore encore, mais je revois la scène se dérouler trame par trame.

 Pendant que le cameraman installe le matériel, je regarde autour de moi. Sur un pan de mur, des photos sont affichées. Elles sont surmontées d’un large écriteau sur lequel est inscrit : « Mur des cons ». Sur le moment, le panneau me paraît banal. Des tableaux à têtes de Turcs, il y en a partout. Dans cette France nourrie depuis des lustres à l’humour de Charlie Hebdo et des « Guignols de l’info », chacun y va de sa pique. Et dans les coulisses des entreprises, on s’en donne à cœur joie – chez les postiers, les manutentionnaires, les employés de bureau, les journalistes… Je me souviens même d’avoir vu un jour, dans un bureau de l’épiscopat, une caricature quelque peu irrespectueuse de monseigneur Lustiger. En une fraction de seconde, l’intuition que tout cela ne va pas de soi en ce lieu-ci me traverse l’esprit : non, ils ne peuvent pas… Il y a un problème, ce sont des magistrats.

Avant que ne débute l’entretien, je fais quelques pas dans la pièce et m’approche du Mur des cons. Le premier visage que je remarque est celui de Brice Hortefeux. L’ancien ministre de l’Intérieur de Nicolas Sarkozy est affublé d’une mention injurieuse : « L’homme de Vichy ». S’agirait-il d’une sorte de tableau de chasse épinglant les personnalités dont les magistrats auraient obtenu la condamnation ? Pas exactement. Brice Hortefeux a bien été sanctionné par la dix-septième chambre correctionnelle pour une mauvaise plaisanterie, mais il fut relaxé en appel l’année suivante. Il y a en outre de nombreux politiques qui, à ma connaissance, n’ont jamais eu affaire à la justice : Luc Chatel, ainsi que plusieurs anciens ministres de Sarkozy – Nadine Morano, Michèle Alliot-Marie, Éric Besson… C’est bien toute la droite qui est mise au pilori : Édouard Balladur, Patrick Devedjian, Philippe de Villiers, Éric Woerth, François Baroin, Éric Ciotti, Patrick Balkany, David Douillet, Jean Sarkozy. On y trouve également quelques hommes politiques de gauche, de Jack Lang à Michel Charasse, en passant par l’actuel ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. On devine aisément qu’ils se trouvent épinglés sur le Mur en raison de positions jugées sans doute trop tièdes par les procureurs du Syndicat de la magistrature.

 En un coup d’œil, j’aperçois aussi des journalistes. Le chroniqueur Éric Zemmour, qui a été condamné et n’a pas fait appel, des patrons de presse comme Étienne Mougeotte, l’ancien directeur du Figaro, ou Patrick Le Lay, de TF1, l’éditorialiste du Figaro Yves Thréard, des présentateurs dont Béatrice Schönberg, David Pujadas et Robert Ménard, le fondateur de Reporters sans frontières. Qu’ont-ils fait de répréhensible, que leur reproche-t-on pour les injurier ainsi, si ce n’est leurs opinions réelles ou supposées ? Et puis, il y a des intellectuels : Bernard-Henri Lévy, Luc Ferry, Jacques Attali, Guy Sorman, Alexandre Adler, Alain Minc, le criminologue Alain Bauer… La liste est ouverte, et une seconde affichette avertit : « Avant d’ajouter un con, vérifiez qu’il n’y est pas déjà. » Les syndicalistes en toge y ont même punaisé des collègues, comme Christophe Régnard, le président de l’Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire dans la profession, qui fera plus tard état de sa « surprise attristée » d’être sur le Mur : « On est toujours le con de quelqu’un, dit la maxime », avant d’ajouter plus sérieusement : « La magistrature n’a pas besoin de cela ». Mais qu’ont-ils donc en commun, tous ces « cons », si ce n’est de déplaire, pour d’obscures raisons, aux magistrats syndiqués du SM ?

Je me rappelle m’être dit en mon for intérieur : « Il faut garder une trace de ce Mur des cons. Maintenant. Le filmer tout de suite. Dans quelques minutes, je serai dehors, et il sera trop tard. » Je reviens à l’autre bout de la pièce vers Françoise Martres. Le cameraman est prêt, et nous démarrons l’interview qui ne durera qu’une poignée de minutes. Je pose à la présidente du syndicat les trois questions prévues, agrémentées de relances. Puis il est temps de prendre congé et de regagner la rédaction. J’attrape alors mon smartphone dans la poche de mon blouson, j’actionne la caméra et je m’approche du Mur des cons en filmant discrètement. Je m’adresse à la magistrate : « Ah, c’est donc ça qu’il ne faut pas filmer, c’est amusant pourtant ! » Françoise Martres me rejoint, l’air un peu pincé. Je poursuis sur le ton de la connivence – « Mais il y en a du monde, dites-moi ! » –, avant d’énumérer à haute voix les personnalités que j’ai reconnues : « Hortefeux, Morano… Ah, il y aussi Pujadas. Et celui-là, c’est qui ? »

La présidente Françoise Martres et le magistrat aux lunettes d’écaille font mine de chercher avec un petit sourire poli. Je sens bien qu’ils ne souhaitent pas que l’exercice s’éternise. Mon téléphone portable à la main, je continue de filmer à la volée pendant une petite minute, sans pouvoir contrôler la qualité des images. Mais je sais que je conserve désormais une trace de ce mur, dont je n’aurais peut-être pas remarqué la présence si les occupants du lieu n’y avaient fort maladroitement attiré mon attention. Faut-il le préciser, je suis alors à mille lieux d’imaginer les répercussions qu’entraînera bientôt la diffusion de cette vidéo. J’ignore à cet instant que l’affaire du « Mur des cons » vient de commencer.

Extrait de "Le fusillé du mur des cons", Clément Weill-Raynal, (Plon éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.


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