Chroniques tadjikes : Tahti Sanghine ou le désert des Tartares<!-- --> | Atlantico.fr
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Le trésor de l’Oxus a suivi un destin fabuleux.
Le trésor de l’Oxus a suivi un destin fabuleux.
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Tadjikistan

Longtemps, l’Oxus grec, fleuve maintenant entre Tadjikistan et Afghanistan, a été la Marche, le rivage des Scythes, la séparation entre deux mondes fantasmés, l’Iran et le Touran.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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Confluence, marche, frontières, gués… Des mots de géographes, des mots de diplomates. «Marquis», « Ukraine », « Scythes » expriment en français, en slave et en grec la même idée de marche et de frontières. Longtemps, l’Oxus grec, fleuve maintenant entre Tadjikistan et Afghanistan, a été la Marche, le rivage des Scythes, la séparation entre deux mondes fantasmés, l’Iran et le Touran. A la confluence de l’Oxus/Pianj et du Varch se trouve l’Amou-Daria. C’est l’un des rares cas où la jonction de deux fleuves emporte un nouveau nom.

C’est précisément à cette confluence, à la naissance de l’Amou-Daria, qu’ont été fondés, il y a 2500 ans, la ville de Tahti Sanghine (« trône de pierres ») et le temple du dieu Oxus.  L’endroit, mythique, est maintenant totalement désertique, écrasé par une chaleur pouvant attendre les 60 degrés. Pire que l’Espagne vue par nos experts Verts. C’est à cet endroit, bien après la fondation du temple d’Oxus qu’à pu se dérouler une légendaire bataille, décrite dans le Shâhnâmeh (Livre des Rois) de Firdoussi, bataille entre le héros Perse Rustam et le preux Sohrab, défenseur des « Tartares». Cette bataille aurait décidé de la victoire de l’Iran, contre le Touran, c’est-à-dire les tribus Turques. Victoire amère pour Rustam, puisqu’il apprend juste après l’avoir blessé à mort, que Sohrab est en fait son fils. Un grand poète anglais du XIXe siècle, Matthew Arnold, s’inspirant du Shâhnâmeh nous décrit ainsi l’Oxus devenant Amou-Daria, juste après la bataille :

« The shorn and parcell'd Oxus strains along 

Through beds of sand and matted rushy isles— 

Oxus, forgetting the bright speed he had 

In his high mountain-cradle in Pamere, 

A foil'd circuitous wanderer—till at last 

The long'd-for dash of waves is heard, and wide 

His luminous home of waters opens, bright 

And tranquil, from whose floor the new-bathed stars 

Emerge, and shine upon the Aral Sea. »

Le père enterre alors son fils dans les sables de la rive. Le calme est revenu. Un linceul épais de de poussière recouvre les cadavres et les murailles de Tahti Sanghine. Le temple disparaît peu à peu, avalé par le désert des Tartares, sur le rivage des Scythes.

Il y a deux siècles et demi, Tahti Sanghine a été une grande ville, s’étendant sur près de deux kilomètres, ceinte de fortifications et dotée d’une citadelle. Il ne reste que les traces de son cœur, le temple d’Oxus. L’accès est devenu très difficile par route.  Les 20 derniers kilomètres se font sur une piste rocailleuse entre des montagnes dénudées , par une chaleur écrasante, sans aucune trace d’arbres. Conséquence d’un changement climatique continu pendant plus de deux siècles ? Ptolémé mentionnait le temple d’Oxus. La ville a commencé à s’étioler à l’époque des Kouchans, au premier siècle après Jésus-Christ. Des ruines, de plus en plus fantomatiques en subsistaient, de façon visible jusqu’au septième siècle. Des chroniqueurs chinois s’en font régulièrement l’écho, ajoutant tous mystérieusement qu’on y voit apparaître chaque 21 mars, fête de Nowruz, des chevaux ailés montant vers le ciel. 

Le grand chercheur soviétique, Litvinsky, l’a redécouverte en 1975 et a entamé des fouilles fructueuses, interrompues par la guerre civile tadjike de 1991 à 1997. C’est à cette époque qu’ont été trouvées de nombreuses monnaies d’or et d’argent, des sculptures en ivoire témoignant de l’intensité de la circulation entre Asie et Afrique, et de superbes statuettes dont celle du dieu de l’Oxus. Posé sur un socle surdimensionné au musée de Dushanbe, il semble perdu. Il souffle dans une double flûte, un petit ventre en avant, préfigurant en version dorée un Manneken-Pis moins expansif.. Le site est achéménide (6eme Siecle avant Jesus Christ) et Gréco-Bactrien (4eme au 1er siècle avant JC). Il est aussi zoroastrien, comme en  témoignent  l’abondance des sacrifices faits aux alentours du temple, des ex voto, des offrandes et des dons en or des fidèles. En témoignait aussi une superbe statuette, rare, de la déesse Anahita , déesse de la vie et de l’eau. Volée durant la guerre civile (1991 a 1997) par des touristes allemands arrêtés juste à temps par la douane de l’aéroport de Douchanbé. La statuette, séquestrée, a ensuite disparu. Des historiens Tadjiks soupçonnent un oligarque russe et pensent qu’elle est maintenant cachée au fin fond d’un coffre fort aussi hermétique qu’helvétique. Triste destin pour une déesse de la femme, de la vie et de la liberté.

Sur place, quelques piédestaux de statues, quelques socles de colonnes disparues ou volées depuis longtemps, des soubassements de muraille sur-blanchis par le soleil; des fouilles inachevées qui atteignent seulement la période la plus récente du Gréco-bactrien, et qui seront officiellement inaugurées en octobre à l’occasion du 25e centenaire. Beaucoup d’œuvres se trouvent dans les grands musées mondiaux, dont celui de Douchanbé. Ces œuvres d’art ont été au centre de l’exposition du musée Guimet sur « le pays des fleuves d’or,  le Tadjikistan» en 2022 . Beaucoup reste à trouver, encore enfoui sous les mètres de poussière et de sable blanc surchauffé. Beaucoup a aussi été pillé.

Le trésor de l’Oxus a ainsi suivi un destin fabuleux. Pillé par des paysans locaux, il était racheté par des marchands afghans, eux-mêmes attaqués près de Kaboul par des brigands. Un officier britannique, en ayant été averti, arrive de nuit pour voir les brigands s’entre-tuer dans le partage du Trésor. Il n’a plus qu’à abattre les survivants pour s’en emparer. Une infime partie est restituée aux commerçants. Le butin fait l’objet de diverses opérations à légalité imparfaite, entre officiers et chercheurs britanniques, pour se retrouver finalement, contre monnaie sonnante et trébuchante, dans les musées anglais. Le trésor de l’Oxus est maintenant  exposé au British Museum. Le colonialisme est aussi une alliance de marchands, d’officiers et de chercheurs. Par des biais encore plus mystérieux, une partie du trésor se trouve aussi au musée de l’Hermitage. Chacun s’est trouvé ses gemmes. Le Grand jeu entre Britanniques et Russes concernait aussi l’archéologie.

Tahti Sanghine est à la frontière. En face, l’Afghanistan, avec une ancienne forteresse noire visible de ce côté-ci. Depuis la prise de pouvoir par les Taliban en août 2021, les équipes internationales ont cessé de s’y rendre. Principe de précaution, qui n’empêche pas les équipes locales de poursuivre leurs fouilles, avec ténacité et courage. Des barbelés et des miradors jouxtent le site. C’est une zone protégée, à statut spécial, qui nécessite une autorisation spécifique pour y accéder. Des mines sont déposées tout le long de l’Amou-Daria. La zone peut être dangereuse : elle fait plus largement l’objet, sur les 1500 kms de frontière commune entre le Tajikistan et l’Afghanistan d’incursions, de tirs, de trafics qui peuvent émaner indifféremment des talibans, de l’ISKP (État Islamique de la Province de Khorasan), d’Al Qaïda. Compétition entre groupes terroristes. Il faut faire du chiffre. C’est une question de prestige, autant que de financement.

Un avant-poste des garde frontières est établi juste à 50 mètres du temple de l’Oxus. Une section d’appelés reste sur place, par rotation de six mois sur un service de deux ans. Ils se partagent leur temps entre miradors, patrouilles le long des barbelés et des champ de mines, et baraquement en parpaing sans aucune zone d’ombre. Parmi leurs missions les plus secrètes figure celle d’entretenir un générateur soviétique rouillé et haletant. Ils sont jeunes, secs, tannés, bruns. Six mois à ce rythme. Ils ont le temps de lire le Shâhnâmeh. Et de rêver. Ils vont vivre une épopée semestrielle qu’ils enjoliveront autour d’un plof villageois, à leur retour dans les montagnes de Fan. Et leurs cousines aux joues grenat les admireront et maudiront les Turcs. Le Sergent Zanzoda, d’un an leur aîné, est à la manœuvre. Vigilant et déterminé. Il attend la bataille. Il sera Rustam face aux Tartares.

Nous saluons la section et repartons dans notre 4x4 sur le chemin cahotant. Les esprits du prince de Lampedusa et de  Julien Gracq flottent dans la moiteur de la voiture. Le chauffeur introduit un CD. Au rivage des Syrtes et au désert des Tartares, succède alors Jacques Brel : 

« Je m'appelle Zangra hier trop vieux général

J'ai quitté Belonzio qui domine la plaine

Et l'ennemi est là, je ne serai pas héros. »


De l’autre côté de l’Amou Daria, l’Afghanistan.

Socles et miradors.

Une piste caillouteuse de 20 kms débouchant sur l’Amou Daria.

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