Chroniques tadjikes : Sans cœur, bedilam<!-- --> | Atlantico.fr
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Une jeune fille au bazar de Bakten, Photo AFP
Une jeune fille au bazar de Bakten, Photo AFP
©Vyacheslav Oseledko / AFP

Carnets de voyage

Antoine Cibirski, en voyage au Tadjikistan, partage avec Atlantico ses expériences et ses rencontres. Il nous parle, cette fois, d'un accordéoniste croisé au détour d'un café.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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« Bedilam, bedilam! Sans cœur! Je suis sans cœur! », se lamente-t-il, accompagné d’un vieil accordéon désaccordé. Il continue : « ils m’ont poignardé la poitrine ; ils nous ont séparé ; ma Mahina, ma Mahina, c’est notre destin ; pourquoi, pourquoi , oh pourquoi ? » L’une des plus vieilles chansons du répertoire traditionnel tadjik: « Tchaki tchaki boron » , « goutte de pluie de printemps ». Il la chante d’une voix puissante, mais un peu chevrotante. Il est petit, sec, brun, le visage effilé, cravaté, tout de blanc vêtu avec un petit chapeau sombre, le regard triste. Il est gitan du Tadjikistan. Depuis combien de siècles sont-ils établis ici? Dix siècles, selon les chroniques persanes. L’Inde est voisine. mystères d’une communauté que j’ai connue aussi en Europe centrale et dans les Balkans, parfois nomade, parfois sédentaire. Ici, ils ne sont pas Roms, Gypsies, ou Tsiganes. Ils sont appelés «Djougui » ou « Louli » par les  Tadjiks. Ils s’appellent eux-mêmes « Mougat », c’est-à-dire « les opprimés forts ».

Nous sommes attablés au café Omar Khayam, à Khoujand, Alexandrie Eschaté (« la plus lointaine »), l’infidèle , ville antique de rencontres, d’échanges et de civilisation, où les communautés se sont mêlés depuis ses origines. La communauté juive y apporta le poulet. Tour à tour ville de Cyrus Le Grand, d’Alexandre, ou plutôt de Roxane, sa femme, et du Spitaménès son concurrent, elle a même été nommé Léninabad, Leninibod, selon la loi de la sémantique tadjike. Un jeune juif tadjik y a fui le communisme pour devenir en France politicien trotskiste, paradoxe de l’équivoque. Il a heureusement pu y retourner avant de disparaître. Au Tadjikistan, il n’y a pas d’appropriation culturelle. Omar Khayam, grand poète persan du vin, comme Roudaki, comme Avicenne, ne peuvent être par définition que Tadjiks. Le café Khayam est situé en face du Grand hôtel. Nous sommes  début mai; il fait déjà chaud. Les jardins sont comblés , la vie nocturne est intense.

Je commande une salade d’aubergines qui, par miracle tadjik, se transforme en salade de tomates. Je la renvoie, suscitant l’ire du serveur rabroué, contesté dans sa toute-puissance. Il a le regard mauvais. Il ne nous ratera pas.

Diversion. Nos voisins nous invite à leur table pour partager le répertoire de l’accordéoniste. Triste, tadjik, et russe ou slave. Nous demandons du français. Le musicien s’exécute et nous sort une mélancolique mélopée d’origine ukrainienne: une variation des « Yeux noirs »,  «  les deux guitares » rendue célèbre par Charles Aznavour: « ichio mnogo mnogo raz! ». Pour lui, c’est l’Europe. 

Nous avons donc délaissé notre première table, maintenant  vide. Le serveur rancunier arrive. Il ne nous voit plus. Et s’offusque. Qui aurait cru : des étrangers, en apparence respectables, ont filé à l’anglaise, à la cloche de bois ! Du jamais vu à Khoujand: des Européens resquilleurs. Il court pour les rattraper. Trop tard, ils se sont enfuis . Il revient agité, dépité, irrité. Il ne nous a toujours pas vu à la table d’à côté. Nous lui faisons un signe en éclatant de rire. Nous lui demandons  l’addition, avec délectation. Il la ressort, renfrogné. L’accordéoniste triste sourit.

Et je m’interroge : le chanteur , le resquilleur, le visiteur, le serveur, qui est vraiment « Sans-cœur »?

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