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Chroniques tadjikes - Le jardin - Antoine Cibirski
Chroniques tadjikes - Le jardin - Antoine Cibirski
©Antoine Cibirski

Carnets de voyage

La Lauréate est la fille aînée de notre diplomatie. Elle nous sera reconnaissante, éternellement. Elle transmettra. Et nous continuerons à la proclamer, à la rechercher, même sans moyens.

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski

Antoine Cibirski est Diplomate européen, auteur de « Paradoxes des populismes européens » et du « Traité du Toasteur ».
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Je me demande souvent si le « soft Power » existe vraiment. Si ce n’est pas qu’un succédané d’une diplomatie économique que nous n’avons plus les moyens de mener ? Un ersatz culturel,  ou au contraire, une force réelle, une valeur ajoutée incontestable qui ferait de la diplomatie culturelle notre spécificité? Tout diplomate, après avoir brillé dans l’analyse politique, après avoir tenté sans grand succès l’économique colbertiste et étatiste, se focalisera sur le culturel. Souvent, dans de petits pays, avec beaucoup plus d’imagination que de moyens. Avec la fierté des bouts de ficelle.

Qui d’autre, à 7000 km de chez lui , dans un petit pays lointain et enclavé d’Asie centrale, peut promouvoir avec succès une nuit de la poésie ? D’accord, c’est sans doute au Tajikistan, qui revendique la paternité de tous les poètes persans. Mais quand même ! Cent étudiants francophones, accompagnés de leurs professeurs émérites, dans le tout petit jardinet de la résidence. Ils trouvent place, s’accroupissent, s’assoient entre les rosiers, et sur les kats, ces grand lit en bois sculptés disposés en plein air, recouverts de coussins chatoyant. C’est le moment attendu et préparé pendant une année. C’est le point d’orgue de la semaine de la francophonie. La nuit de la poésie. L’ambassadeur de France, normand expérimenté et madré, l’ouvre justement sur deux simples vers de la Chanson de Roland :

« Alt sont li puis
I tenebrus li vals. »
(Hautes sont les montagnes
Et ténébreuses les vallées.)


Ces vers, explique-t-il, repris de façon lancinante dans toute la Chanson, sont sans doute les premiers vers en langue française. Ils ont été écrits il y à 10 siècles par Turoldus. On ne saura jamais si l’auteur était français, normand ou anglais. Il est donc aussi à l’origine de la poésie du monde francophone. Puis les deux directeurs de départements français d’universités concurrentes, dans un scénario parfaitement rodé, rivalisent d’ingéniosité, se poussent du col et s’affrontent gentiment. Le premier cite Omar Khayyam:

« Khayyam, si tu t’ennuies, ce sera plaisant;
Si tu te reposes avec une belle jeune fille, ce sera plaisant;
À la fin du monde, rien ne restera;
Aussi imagine que tu n’existes pas, et temps que tu viveras ce sera plaisant.»
Le second se réfère au poète Roudaki :
« Il n’y a pas de bonheur à l’heur
Meilleur que de rencontrer un ami.
Il n’y a rien de plus amère au cœur
Que la séparation d’un proche ami. »

Les élèves poursuivent, avec chants et poésies tadjikes et françaises. C’est la fin de l’année scolaire, ils se libèrent. Ils sont heureux. Puis vient le moment tant attendu, celui de la remise des prix pour les Olympiades de français qui ont mobilisé élèves et enseignants pendant près d’un an. Attention et tension. Dix étudiants récompensés.  Un professeur lauréat, un élève lauréat. Le nom du professeur tombe, sans surprise, fruit d’un acharnement au travail, et d’une pratique rare dans nos contrées de l’imparfait du subjonctif. Arrive le moment de l’étudiant, ou plutôt de l’étudiante. Car le français est une langue genrée, pour notre plus grand bien. Nous avons notre botte Louboutin secrète. Il y a toujours une forte majorité de filles  parmi les apprenties francophones. Nous jouons gagnant, car ce sont elles qui transmettent ensuite les langues à leurs enfants.


La lauréate est proclamée, acclamée, enthousiasmée. Elle monte les marches, tremble, hésite. Et elle s’effondre, en larmes. Elle s’assoit et attend, privée de toute ressource, en pleurant. L’émotion est partagée. Un moment de compassion et de communion fort.

Mes collègues européens arrivent au milieu de cette scène. Les yeux humides, mon collègue allemand me demande ce qu’elle a gagné pour être si touchée. Je lui réponds : un stage à l’université de Montpellier. Il poursuit : « pour une année ou pour deux années ? » Saisi par sa question, je lui dis la vérité : « pour une semaine ! » Interloqué, il réfléchit et mesure, comme moi, le profond attachement de la Lauréate à la langue française. Fierté et sobriété.

Des bouts de ficelle, vous disais-je. Des bouts de ficelle qui sont perçus comme d’infinis rubans, s'étirant le long de la route de la soie jusqu’en Septimanie. Ne sous-estimons jamais ces bouts de ruban. Il nous unissent plus sûrement que des opérations de prestige, vite oubliées.
Tenebrus sont li vals
Mais alt sont li puis.


Les kats, ces grands lits en bois sculpté...



D'infinis rubans s’étirant le long de la route de la soie...

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