Christiane Taubira et Manuel Valls sont-ils les deux faces du même laxisme sécuritaire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La grogne monte chez les policiers contre le projet de la garde des Sceaux de rendre exceptionnelle la peine d'emprisonnement.
La grogne monte chez les policiers contre le projet de la garde des Sceaux de rendre exceptionnelle la peine d'emprisonnement.
©wikipédia

Du pareil au même

Valeurs Actuelles, qui a titré son dernier numéro "L'enfumeur", dénonce les effets de manche du ministre de l'Intérieur, qui ne parvient pas à faire baisser les chiffres de la délinquance. Dans le même temps, la grogne monte chez les policiers contre l'institution judiciaire, et plus particulièrement contre le projet de la garde des Sceaux de rendre exceptionnelle la peine d'emprisonnement.

Atlantico : Valeurs Actuelles titre son dernier numéro "L'enfumeur", avec Manuel Valls en couverture. En cause, l'inefficacité de sa politique de lutte contre la criminalité, notamment la hausse des cambriolages et des vols, et ses discours qui masquent la réalité. Qu'est-ce qui, dans son action et ses attitudes, justifie les critiques de Valeurs Actuelles ?

Mathieu Zagrodski : Quand on est ministre de l'Intérieur, on est confronté à beaucoup de problèmes de fond, mais aussi à des situations d'urgence, avec des attentes très fortes de l'opinion  publique.  Par ailleurs, le ministre a des "troupes" sous son autorité : 120 000 policiers et 100 000 gendarmes à satisfaire d'une façon ou d'une autre. Le discours offensif et de soutien aux policiers de Manuel Valls fait partie des figures imposées à son poste. Quand on l'accuse d'esbroufe, cela vaut pour presque tous les ministres de l'intérieur qui l'on précédé, que ce soit Hortefeux, Guéant ou Sarkozy. Il est confronté à cette même nécessité de s'emparer de faits divers et de sujets d'actualité.

Geoffroy Lejeune : Le titre "l’enfumeur" vise évidemment les mauvais résultats du ministre de l’Intérieur, révélés la semaine dernière par l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. Mais nous aurions pu titrer, comme il y a six mois, "le faux dur" si notre dossier ne visait que l’échec de Manuel Valls sur la sécurité. En réalité, l’"enfumeur" vise à dénoncer un autre aspect de l’action de Valls : sa communication incessante – nous expliquons comment il a manœuvré pour étouffer au maximum ses mauvais chiffres – qui passe notamment par des discours et une posture en décalage complet avec son action, et sa stratégie de diversion, particulièrement exacerbée ces derniers mois. Il s’attaque à Dieudonné et occupe la scène médiatique pendant un mois avec cette affaire ; il traque les Veilleurs et les partisans de la Manif pour tous, bref, il agite des chiffons rouge en permanence pour donner le sentiment qu’il agit contre l’insécurité. Mais pendant ce temps, la vraie délinquance prospère…

Le mécontentement manifesté par les policiers par l'entremise des préfets (voir ici) est-il justifié ? Quelle est la part de responsabilité de Manuel Valls ?

Mathieu Zagrodski : Je ne suis pas persuadé qu'il constitue le principal objet de mécontentement des forces de l'ordre. Lorsqu'on s'entretient avec les policiers sur le terrain, on s'aperçoit qu'ils ont pour principales cibles la Justice et la hiérarchie directe. La Justice est accusée "de ne pas suivre", de relâcher trop facilement les délinquants qu'ils interpellent, et leur hiérarchie de ne pas les soutenir suffisamment quand leur responsabilité est mise en cause. Dans le discours de Valls, on ne voit pas grand-chose qui attirerait les foudres de la police. Celles-ci sont bien plus tournées vers Mme Taubira.

Geoffroy Lejeune : Il est évidemment justifié, et Valls en est responsable, tout simplement parce qu’il est garant du fait que les forces de l’ordre puissent faire leur travail ! Il y a quelques semaines, le numéro 3 de la gendarmerie, entendu au Sénat, a fait un constat plus qu’alarmant de l’état d’esprit de nos forces de l’ordre et du fait qu’elles ne peuvent lutter efficacement contre les délinquants. Ce constat, toute personne sérieuse peut le faire. Il est dans la droite ligne de ce qu’écrit Valeurs actuelles depuis vingt-et-un mois, ou de du livre de Laurent Obertone, La France orange mécanique, par exemple. Or tout le monde a fait semblant de tomber de l’armoire. Valls n’ignore rien de la situation de ses troupes. Alors, il essaie de détourner l’attention. C’est ce que ne supportent plus les gendarmes et les policiers.

Peut-on effectivement parler d'échec de la part du ministre de l'Intérieur en matière de lutte contre la criminalité ? Que disent les chiffres ?

Mathieu Zagrodski : Malgré toutes les précautions qu'il convient de prendre sur les chiffres de la délinquance, il est indéniable que les infractions contre les biens sont un véritable problème, très compliqué à résoudre. Les chiffres sur la délinquance publiés récemment le montrent bien. Mais cette tendance est observée depuis un certain temps déjà. Sur le terrain, les cambriolages et les vols à la tire sont difficiles à élucider car la victime ne voit pas le responsable. Le dispositif scientifique à mettre en place est lourd et coûteux. Pour les vols avec violence, l'identification est plus aisée. Néanmoins sur les vols simples, il ne faut pas se voiler la face,  les chiffres ne sont pas près de baisser de manière significative.

Geoffroy Lejeune : Ils sont tout à fait clairs : qu’il s’agisses des cambriolages, des vols, des atteintes à l’intégrité physique, etc., tous les chiffres sont en évolution, et battent même des records ! Quand j’entends le ministre parler de "signaux positifs", je me pince ! Alors oui, il ne faut pas se voiler la face, et on peut parler d’échec. Avant qu’il arrive place Beauvau, j’avais lu le livre de Manuel Valls, Sécurité : la gauche peut tout changer. Il promettait monts et merveilles grâce à une nouvelle approche, notamment en arrêtant la "politique du chiffre", et laissait croire qu’il ferait des miracles. Cet écran n’a pas résisté à celle qui est aujourd’hui la pire ennemie de Manuel Valls : la réalité.

Le Canard enchaîné rapporte qu'une note mettant en garde contre le découragement des policiers a été rendue le 17 janvier par les préfets à Manuel Valls, avec pour sous-titre : "Tendues, les forces de l'ordre souhaiteraient être soutenues dans leur action par l'autorité judiciaire".  Ils vont jusqu'à comparer l'action des policiers à la malédiction du "tonneau des Danaïdes". Dans quelle proportion les actions menées par les policiers ne sont-elles pas suivies par les magistrats ?

Mathieu Zagrodski : La chose est difficile à évaluer. Le général de gendarmerie Soubelet avait parlé de 65 % de personnes interpelées dans les bouches du Rhône qui étaient relâchées. Mais tout n'est pas si simple ; le public ne mesure pas forcément la notion de chaîne pénale : une fois que le policier a fait une intervention, toute une chaîne d'acteurs intervient. Le Parquet peut décider ne pas poursuivre car il est déjà surchargé et sait que de toute les conséquences pénales de certaines affaires seront très faibles.  Les policiers reprochent souvent à l'autorité judiciaire d'être trop laxiste et idéologisée, et ne mesurerait pas bien la gravité des faits. Ce peut être vrai pour certains magistrats, mais force est de constater qu'ils manquent de moyens.

Autre point important, le fait que la personne soit relâchée dès le lendemain de son arrestation ne signifie pas qu'elle n'est pas poursuivie. Elle peut être convoquée plus tard. Il n'en reste pas moins que les délais de jugement pour de petites affaires sont considérables, ce qui est difficile à vivre par les policiers comme par les victimes. Notons également que les services d'investigation de proximité dans les commissariats sont débordés. Dans certains commissariats, des agents peuvent avoir 80 à 90 dossiers à gérer en même temps.

Geoffroy Lejeune : Rappelons d’abord que cette note n’est pas la première. Ce problème est ancien, et personne n’a jusqu’à présent osé l’affronter. La situation des forces de l’ordre est pire que de n’être pas "soutenues" par les magistrats : ils font tout simplement leur travail, avant d’être piétinés par le pouvoir judicaire. Pour les citoyens, c’est aberrant. Pour les forces de l’ordre, c’est inhumain…

Lorsque des forces de police se sentent abandonnées, voire contrées par le pouvoir judiciaire, quels risques court-on ? Des dérives laxistes ou au contraire de radicalisation sont-elles à craindre chez certains ?

Mathieu Zagrodski : Mes observations en entretiens et sur le terrain me laissent penser que les risques de radicalisation restent limités. Pour le moment le discours de lassitude est très fréquent, mais il a un caractère "traditionnel", à savoir que la police s'est toujours plainte de son manque de moyens et de la Justice. Mais il est indéniable que la police n'est pas respectée dans un certain nombre de zones, et pas seulement dans les quartiers sensibles. Pour en revenir aux réflexes de règlement de comptes, ceux-ci sont peu fréquents, notamment en raison des contrôles disciplinaires. Dans certains cas il est vrai que les contrôles à répétition peuvent servir d'exutoire, pour "embêter" la personne dont on connaît les méfaits, mais dont on sait qu'elle sera relâchée tout de suite.

A l'inverse comme dans tous les métiers, des personnes peuvent être aigries par ce qu'elles voient. Par exemple dans les grandes villes les policiers n'interpellent plus pour possession de stupéfiants. Les policiers voient dans ce type d'arrestation une perte de temps, puisqu'ils savent que cela n'aboutira à aucune poursuite. "La guerre contre la drogue est perdue depuis longtemps", m'a déjà confié un policier. La plupart du temps les agents choisissent de travailler sans états d'âme, en se disant qu'ils auront de toute façon rempli leur mission, peu importe ce qui suit.

Geoffroy Lejeune : Soulignons une chose : les forces de l’ordre françaises sont exemplaires. Aucun autre corps de métier n’est capable de supporter autant de mépris, et une absence totale de considération de leur travail. Pire : on demande aux policiers et gendarmes d’arrêter des délinquants dont ils savent pertinemment qu’ils seront relâchés. Je le répète, c’est inhumain. Je ne sais pas quelle miracle tient encore notre police.

Le lien entre magistrats et policiers est-il rompu ? A qui la faute ?

Mathieu Zagrodski : Du côté des policiers la défiance est forte à l'égard de la Justice. Ils s'interrogent souvent sur l'utilité des arrestations si les personnes ne sont pas sanctionnées, et de préférence par de la prison ferme dans la foulée.

Geoffroy Lejeune : Evidemment, la faute est à la charge des magistrats. Pour des motifs idéologiques, les magistrats ruinent le travail des policiers et des gendarmes. Les premiers font de la politique – souvenons nous du "mur des cons" révélé par Atlantico, où une immense majorité de personnalités de droite étaient clouées au pilori par nos juges soi disant impartiaux, à cet égard bien plus révélateur que mille discours –, les seconds arrêtent des délinquants. C’est tout simplement incompatible.

Les projets de réforme de Christiane Taubira, et notamment sa volonté de rendre la peine d'emprisonnement exceptionnelle, ont-ils achevé de creuser le lit de la défiance des policiers à l'égard de l'institution judiciaire ? L'incompréhension prévaut-elle aujourd'hui ?

Mathieu Zagrodski : Sans juger de l'utilité de cette loi, il est certain qu'elle ne sera pas bien perçue par la police si elle est appliquée. La plupart des policiers souhaitent que la personne interpelée aille en prison, et critiquent le laxisme des réformes de Mme Taubira. Entre une personne qui écope d'une peine de cinq ans et une autre qui est condamnée à une peine alternative de travaux d'intérêt général, leur travail est d'une certaine façon moins bien rétribué. Pour eux la "contrainte pénale" voulue par la garde des Sceaux relève de la "mesurette" peu dissuasive. Ils y voient même une incitation à commettre des délits.

Geoffroy Lejeune : Nous sommes arrivés au-delà de l’incompréhension. La faille est profonde, et rien d’autre qu’une politique pénale intransigeante vis-à-vis des délinquants ne pourra la résorber. Pour cela, il nous faudra au moins attendre que madame Taubira quitte la place Vendôme…

Entre les directives du ministère de l'Intérieur qui ne sont pas suivies d'effet, et le projet de réforme de la Garde des Sceaux qui ferait de la prison l'exception, peut-on dire que Manuel Valls et Christiane Taubira font le jeu du laxisme en matière pénale ?

Mathieu Zagrodski : Sans surprise, Mme Taubira est très progressiste en matière de justice, dans une tradition de gauche qui croit en l'amélioration de l'individu et dans le caractère éducatif de la peine. Le symbole de ce courant est Badinter. Manuel Valls, lui, est dans son rôle. Il est normal qu'il tienne un discours plus ferme, tout comme Chevènement et d'autres encore. Il fait partie d'une gauche de tradition républicaine, décomplexée sur les questions d'ordre. Lui non plus n'a pas tant varié si on lit ce qu’il dit sur le sujet depuis des années. Ils sont le reflet de deux tendances de la gauche.

Geoffroy Lejeune : C’est pire que cela : Christiane Taubira mérite qu’on lui reconnaisse au moins sa cohérence. Ce qu’elle fait place Vendôme n’est que la mise en application de principes terrifiants mais en lesquels elle a toujours cru. Valls, lui, n’essaie même pas de mettre son poids dans la balance pour contrer Taubira et mettre en conformité ses paroles et ses actes. Deux raisons peuvent expliquer cela : la première, à laquelle je ne crois pas, est qu’il manquerait de poids politique. Il est le ministre le plus populaire du gouvernement, et peut donc faire plier madame Taubira s’il en a la volonté. La vérité donc, tient en une phrase : Valls et Taubira sont les deux faces d’une même monnaie. Hollande les utilise pour rassurer deux parties très différentes de son électorat, ceux qui aspirent à l’ordre républicain et la gauche la plus folle et laxiste. En acceptant ce petit jeu politicien, Valls assume que la sécurité des français soit sacrifié à des motifs partisans. Voilà en quoi il n’est qu’un tigre de papier.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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