Cette difficile cohabitation entre Etat providence et mondialisation à laquelle il faudra bien s’intéresser un jour<!-- --> | Atlantico.fr
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Une partie de l’opinion considère que l’Etat-Nation se désagrège.
Une partie de l’opinion considère que l’Etat-Nation se désagrège.
©Ludovic MARIN / AFP

Dilemme

Il existe une contradiction majeure entre l'Etat Nation à la française et la marchandisation illimitée du monde.

Jean-Claude Werrebrouck

Jean-Claude Werrebrouck

Jean Claude Werrebrouck, a été professeur de sciences économiques à l'université de Lille 2.
Il est l'auteur de Banques Centrales : Independance Ou Soumission ? paru en octobre 2012 aux éditions Yves Michel.

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La campagne pour l’élection présidentielle sera très difficile et le risque de déchirure devient extrême. Une partie de l’opinion considère en effet que l’Etat-Nation se désagrège au profit d’une ethnicisation de la société avec effacement du citoyen et émergence de communautés aux projets antagonistes. Au-delà des faits concrets, il convient d’en découvrir l’intelligibilité et pour cela il faut prendre de la hauteur en mobilisant les sciences sociales en général.

Dans le monde du vivant évolué (oiseaux, mammifères, etc.) on sait que les individus communiquent par le biais d’un langage lequel constitue un élément du patrimoine commun d’un groupe d’animaux. Il en est de même chez les humains avec une qualité supplémentaire considérable : ils constituent un patrimoine qu’ils peuvent discuter et faire évoluer et donc, produire une histoire. Ce commun chez les humains est fait, au-delà du langage, de croyances, de règles, de coutumes, de valeurs, etc. C’est, au-delà, la capacité à questionner, voire s’inquiéter, qui va construire un universel très divers et qui devient un mode d’interprétation de la vie et de sa finitude, donc quelque chose de nature religieuse. Ce mode d’interprétation de la vie est un fait social : personne ne l’a construit et pourtant il s’impose à tous. Un peu comme ce chant des oiseaux qui n’est autre que de la communication entre individus.

Le fondement du politique

Le commun chez les humains fait nécessairement l’objet d’un enjeu : celui qui peut acquérir un pouvoir sur ce dernier, contrôle de fait la société. Ce qu’on appelle Etat est donc la capture par un individu, un groupe, voire la totalité des individus de tout ou partie du commun d’un groupe. Les modalités de la capture sont infiniment diverses et ceux qui en bénéficient peuvent évidemment travailler le commun pour le transformer. De façon plus générale, la capture du commun passe le plus souvent par celle du religieux. La raison en est simple et la croyance quasi universelle d’une dette des humains envers l’au-delà est transformable en dette vis-à-vis d’un pouvoir terrestre : l’Etat fait naître l’impôt et la puissance qui en découle. D’une certaine façon, et l’histoire le montre, la capture du commun est une affaire privée. On peut comprendre ainsi que la vie des humains soit infiniment plus riche que celle des abeilles et que, concrètement, on pourra voir émerger des cultures, des Etats divers, voire des civilisations. Avec cette remarque fondamentale que les individus ne sont jamais des unités premières et qu’ils sont toujours façonnés par le commun. Comme nous l’enseigne l’étonnante physique quantique, les objets comptent moins que les relations entre ces mêmes objets. Plus simplement, chez les humains, pour comprendre l’individu, il faut passer par l’interaction sociale. De quoi éloigner le discours de l’économiste qui - le plus souvent- part des individus pour constituer un savoir sur le global.

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L’ambition de ceux qui privatisent le commun peut se transformer en situation guerrière et on assistera à la naissance d’Etats composites : les vainqueurs accaparent le commun des vaincus. Concrètement cet accaparement est complexe. Des marges de commun sont laissées aux vaincus et le vainqueur ne pourra s’appuyer que ce sur quoi il arrive à s’imposer. Dans les grands Etats, il y aura donc du central et du périphérique (pensons à la France dont le développement fût acquis sur mille années par empilement différencié de provinces autour d’un noyau). Il existe d’autres types de grands Etats avec un modèle très étiré ou très décentralisé qu’on appellera empire (pensons à l’empire Ottoman très éclaté). Le vrai problème des détenteurs du pouvoir est d’homogénéiser et donc d’élargir le commun qui est le ciment de la société…et donc des pouvoirs. L’Etat Nation à la française apparait ainsi comme une réussite du travail d’homogénéisation mené depuis 1000 ans : surplombant des cultures diverses, donc des communs divers, il arrivait -jusqu’ici paisiblement- à les unir.

L’interaction sociale est surplombée par deux moteurs possibles tous deux inscrits dans le commun capté et travaillé par le pouvoir : le commandement ou le marché. Ces deux moteurs fabriquent des comportements ce qui signifie là encore que les individus comptent moins que la réalité sociale. Dans l’histoire concrète des humains ces deux moteurs sont de poids et de qualités infiniment différentiés : le moteur du commandement peut être tel que le marché s’en trouve interdit, à l’inverse celui du marché peut devenir monopoliste et affecter tous les espaces de vie. Dans la réalité historique, la combinaison et le poids relatif des deux moteurs sont infiniment variés et souvent  évolutifs.

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Le contenu des moteurs « commandement » et  «marché ».

Mais quel est leur contenu ? Le premier est constitué de règles  prescriptives, finalisées et contrôlées par un pouvoir réel ou transcendant. L’éventail des comportements possibles est ainsi étroit et chacun se doit de respecter un ordre pesant qui le dépasse. C’est le cas de nombre de sociétés historiques qu’elles soient dites primitives ou hautement évoluées. Le second est fait de règles non finalisées et simplement limitatives. Il en résulte une absence de centre de commande et un pouvoir de contrôle qui se borne au respect des règles du jeu du marché. La distinction quant à la nature des règles que l’on évoque fait penser que, dans un cas, on serait dans un espace plus ou moins totalitaire et que, dans l’autre, on serait dans un monde ouvert. Cela est inexact et on a tort de traduire la distinction par les expressions de   sociétés qui seraient « fermées » et sociétés qui seraient « ouvertes ». Le commun d’une société qui ne serait qu’une combinaison de règles non finalisées et simplement limitatives générant une interaction sociale de simple marché peut aussi être accoucheur de totalitarisme. En effet, dans une telle situation, on peut dire que s’il n’existe pas de centre de commande ou pas d’ordre fermé, c’est le marché lui-même qui devient un ordre fermé et totalitaire : celui qui ne respecte pas le marché est hors - jeu. Et dans son expression la plus parfaite l’ordre du marché interdit aux humains de changer les règles. C’est bien ce que l’on constate avec ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme allemand qui pèse tant sur la réalité européenne.

De la cohabitation difficile entre « commandement » et « marché »…..

 Les deux moteurs ancrés dans le commun fabriquent des comportements donc des habitudes et règles comportementales. Les individus sont ainsi enkystés de par le poids -très variable- des deux moteurs. Un américain qui, en raison de son histoire, ne connait que le marché est bien équipé pour jouer avec ce dernier. On dira que les américains sont des entrepreneurs habiles qui savent transformer tout objet ou activité  en marché… y compris en transformant ce dernier en monopole. Un indien d’Amazonie qui ne connait que l’ordre finalisé et transcendant aura plus de difficulté à jouer avec un marché dont il reste culturellement éloigné. Plus précisément l’interaction sociale en Amérique se joue à l’intérieur de règles jamais prescriptives et laissant un éventail très large de négociation, d’où une capacité à innover et à voir dans chaque partenaire une opportunité marchande. L’ordre du monde peut ainsi être en permanence révolutionné par des innovations de marché. A l’inverse l’interaction sociale dans un monde où les règles sont finalisées, prescriptives et contrôlées il sera plus difficile de faire émerger de l’innovation. D’un côté le déraillement est une opportunité, de l’autre il est un risque à réduire, probablement à interdire.

Lorsqu’historiquement se forme des Etats complexes incorporant des communautés actionnées par des moteurs très opposés, le travail d’homogénéisation du pouvoir n’est pas simple. Il est même souvent absent dans ce qu’on a appelé la colonisation affectant une grande partie de la planète par un Occident où l’ordre du marché devenait de plus en plus important. De très grandes communautés humaines vivant sous des normes éloignées du marché vont ainsi être progressivement confrontées à ce nouvel ordre. Ce qu’on appellera plus tard la mondialisation. Dans les espaces relativement vides, l’ordre du marché sera complètement hégémonique et engendrera aux USA un terrain propice au libertarisme et son refus subséquent de tout corps de règles appartenant au pôle opposé

 On comprend ainsi les risques de creusement d’écarts entre des cultures qui seront amenées à coopérer et à cohabiter. Il était plus facile à l’époque de Rome d’intégrer les barbares dans un empire qui ne connaissait pas encore l’ordre du marché. Il est plus difficile aujourd’hui d’intégrer les anciens colonisés à l’ordre d’un marché dont le fonctionnement s’annonce comme une immense accumulation de marchandises fort éloignée des communautés dont l’interaction sociale bride l’offre de ces mêmes marchandises. La lecture du monde deviendra celle de la dialectique du développement et du sous -développement, celle de l’aide   qu’il faudra consacrer à ceux qui restent culturellement éloignés des contraintes du marché, etc. Avec des conséquences inattendues : l’aide peut développer partout de la marginalisation, des comportements de plus en plus inadaptés et au regard des anciennes règles et au regard des nouvelles. C’est le lot de toutes les vieilles sociétés que l’on rencontre sur certains continents où les règles de marché sont devenues hégémoniques : Amérique du nord, Amérique du sud, Afrique,Asie, Océanie. Au-delà de la marginalisation il y aura à constater l’énorme écart de développement avec une exception de taille celle de la Chine où « commandement » et « marché » semblent s’articuler de façon jusqu’ici assez harmonieuse. Avec une grande question toutefois :  un corps de règles prescriptives et hautement finalisées peut-il cohabiter durablement avec un corps de règles simplement limitatives et jamais finalisées ? Peut-on à la fois dérailler et innover et en même temps rester sur les rails d’un monde construit et dont il faut assurer la pérennisation ? Quelle est la nature profonde de l’interaction sociale en Chine ?

….Dans une France incapable de « recoudre » ce qu’elle  « déchire »

 La France est une ancienne grande puissance coloniale qui, pour des raisons tenant à un basculement rapide vers le marché, fût amenée à accueillir de nombreuses communautés étrangères à l’ordre marchand, et donc étrangères à la contrainte des règles comportementales qui lui sont associées. Une situation qui permettait toutefois d’accueillir ces communautés dans des ensembles très organisés (l’ordre Taylo-fordien des grandes usines) qui fonctionnaient pour le marché mais obéissaient à l’interne au principe d’autorité. Lorsque le marché abandonne ces grandes usines, au profit d’organisations beaucoup plus flexibles, les communautés qui, au nom du regroupement familial, continuent à être accueillies deviennent pour partie inadaptées aux nouvelles contraintes du marché. Et parce que les règles du marché ne sont ni prescriptives ni finalisées, elles autorisent son irruption sur tous les champs de la vie sociale : il n’y a plus de limite à l’économicité, plus de limite au déraillement et marche triomphale vers le libertarisme. Une réalité qui vient donc heurter l’interaction sociale des communautés accueillies. Le refus de toute limite à l’économicité, par exemple la préservation d’un autre ordre humain, devient une agression dont le pouvoir peine à prendre conscience.

La volonté française de maintenir un grand Etat Nation ne reconnaissant pas les communautés mais un projet politique entre en contradiction avec le tout marché. L’Etat Nation est censé fabriquer des comportements de citoyens donc des acteurs encore enracinés dans des règles finalisées, qui ne sont pas celles des communautés accueillies, par exemple la laïcité. Le tout marché,lui, tend à fabriquer des comportements tournés vers l’individualisme radical- devenir entrepreneur de soi-même- le risque et surtout la consommation illimitée. Comportements attendus et non aisément validés dans l’interaction sociale par les communautés accueilles. Là encore les relations entre individus comptent davantage que les individus eux-mêmes. Le grand Etat Nation pour rester dans son projet de grand Etat tente d’unir par un grand Etat-Providence. Mais ce grand-Etat providence ne fait qu’enkyster des communautés dans des situations de marginalité. Concrètement existe une contradiction majeure entre Etat Nation à la française et marchandisation illimitée du monde.

Comment expliquer cela dans le tumulte électoral ?

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