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La police, comme d'autres institutions, a de plus en plus de mal à se faire respecter.
La police, comme d'autres institutions, a de plus en plus de mal à se faire respecter.
©SEBASTIEN NOGIER / AFP

A Limoges, une marche blanche a été organisée pour les deux jeunes morts après s’être enfuis lors d’un contrôle de police. Que se passe-t-il dans une société qui assimile le contrôle à une injustice ?

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : A Limoges, une marche blanche a été organisée pour les deux jeunes morts après s’être enfuis lors d’un contrôle de police. Comment expliquer que l’on soit dans une société qui assimile de plus en plus le contrôle à une injustice ? Qu’est ce qui se cache derrière ce refus de l’autorité ?

Michel Maffesoli : Un contrôle n’a pas à être juste ou injuste. Ce n’est pas une décision de justice, mais une opération de police. Il doit être justifié quand il est attentatoire à la vie privée, ainsi de l’ouverture du coffre des voitures sans motif ;  quant au contrôle d’identité, il est ressenti comme du harcèlement, ainsi que disent les jeunes « pas juste », parce qu’il s’exerce souvent sur le même type de population, sans être toujours justifié par la répression de délits ou même la prévention. De plus en plus souvent les opérations de police visent à rassurer la population en se montrant plus qu’à élucider des crimes et délits. Car il est assez rare que de grands criminels ou délinquants empruntent les routes soumises à contrôle systématique. 

Ceci dit il faut bien remarquer que les opérations de contrôle quelles qu’elles soient sont de plus en plus fréquentes. Tout est sujet à contrôle. Jusque dans les années 30 du siècle dernier, on pouvait voyager sans passeport d’un pays à l’autre (Stefan Zweig, Journal d’un Européen), on ne vous demandait pas de papier d’identité quand vous faisiez un chèque, on n’avait pas besoin de retenir x mots de passe pour prouver et reprouver son identité. 

On contrôle aujourd’hui tous les actes de la vie quotidienne. Le sommet du contrôle absurde a été atteint pendant l’épisode de la pseudo- pandémie » où la police contrôlait les attestations rédigées par les contrôlés ! Une telle inflation de contrôles, petits et grands, dépouille le contrôleur de toute autorité et agace le contrôlé. Les jeunes refusent de s’arrêter lors des contrôles, mais nombre de personnes mûres et bien assises dans la vie prennent de petites routes détournées quand elles ont bu un peu trop, essaient de déjouer les contrôles radars, maugréent dans les files d’attente devant le préposé chargé d’ouvrir les sacs etc. 

Le refus du contrôle n’est donc pas un refus de l’autorité, mais plutôt la non reconnaissance d’une quelconque autorité aux contrôleurs administratifs et technocratiques de tous bords. Le contrôle n’émane en effet pas de l’autorité, celle par qui le peuple se sent reconnu, celle qu’il reconnaît. Le contrôle est un attribut du pouvoir, un pouvoir qui a de moins en moins d’autorité parce que comme le disait St Thomas d’Aquin « omnis autoritas a populo », il n’y a d’autorité que venant du peuple, l’autorité (autoritas) étant ce qui fait croître et non pas ce qui abaisse, comme le contrôleur le fait du contrôlé. 


Atlantico : Quelles sont les racines de ce phénomène ? Comment cela s'inscrit-il dans l'histoire de notre rapport à l'autorité publique ? 

Michel Maffesoli : Si l’on remonte à l’histoire de longue durée, rappelons-nous d’abord que l’autorité du roi est de droit divin. Le roi rend justice et selon le mythe, sa décision est juste, par nature. Souvenons-nous du jugement de Salomon. Bien évidemment le roi perd peu à peu ses attributs sacrés et son autorité se confond avec celle de l’État. Et plus cette autorité s’étatise, moins elle est au fond reconnue par le peuple. Georges Bernanos estime que l’autorité de l’Etat devient pur asservissement à partir de la conscription, quand l’Etat peut envoyer à la mort les hommes sans qu’ils aient leur mot à dire. De la Révolution française à la fin du siècle dernier, on a considéré que l’Etat seul avait le monopole de la « violence légitime ». L’énergie révolutionnaire, le patriotisme nationaliste attestaient de cette autorité partagée et déléguée aux représentants du peuple. L’autorité de l’Etat est légitime et admise tant qu’il y a une congruence entre la puissance populaire, le sentiment d’appartenance à une communauté nationale et le pouvoir qu’exercent les représentants du peuple. Aujourd’hui la majorité des citoyens ne se sent plus représentés par ceux qui exercent le pouvoir et dès lors ne considère plus les manifestations du pouvoir comme étant légitimes, comme étant cette autorité, cette autoritas qui fait croître.

Atlantico : Comment expliquer ce rejet de plus en plus fort du contrôle étatique alors qu’on accepte parallèlement le contrôle de nos données personnelles sans rechigner ?

Michel Maffesoli : Le contrôle des données personnelles se fait bien sûr insidieusement, de manière presque cachée. Peu de gens lisent les longs discours en petits caractères qui en principe permettraient de « contrôler les contrôleurs ». Il est plus simple et plus rapide de cliquer sur « accepter tout » quand on veut accéder à un site d’achat en ligne, regarder des vidéos, lire des journaux et revues etc. C’est donc un fait avéré, nous sommes sinon contrôlés, du moins espionnés de toutes parts : toute notre vie est gardée en mémoire par d’énormes data center, nos itinéraires, nos préférences gastronomiques, nos achats, nos comptes, la consultation des divers sites etc. Rien n’échappe au Big Brother. Mais en même temps, ces « data » ne sont que l’agglomérat de millions, milliards de données, elles agrègent tout et rien, des choses importantes et d’autres anodines, des chiffres dont on ne sait pas ce qu’ils mesurent, des préférences dont on ne connaît pas la volatilité et tout ceci dessine un homme moyen qui n’est bien sûr aucun de nous. D’énormes moyens peuvent être engagés pour « décrypter » ces data, mais c’est là la revanche de l’humain, elles ne signifient pas grand-chose. Il est donc tout à fait de bon sens de refuser le policier qui vous contrôle, surtout quand on sait qu’on n’a peut être pas tous ses papiers en règle ou qu’on transporte un peu de substance interdite ou qu’on a bu un verre de trop. Et de ne pas être très inquiet du contrôle automatisé et du recueil de données personnelles, au-delà même de ce que l’on en perçoit. 

Atlantico : Dans quelle mesure cela témoigne-t-il d’une crise de la confiance (envers ceux qui nous gouvernent, envers la parole publique, interpersonnelle, etc) ? 

Michel Maffesoli : Il me semble que peu de personnes pensent encore la sécurité sociale et son argent, l’État et son budget comme étant un « bien commun » qu’il s’agit de préserver, de protéger. De même que les forces de police ne sont pas ressenties par les populations qu’elles contrôlent préférentiellement comme ayant pour fonction de les protéger. La police est ressentie par la population essentiellement comme une force au service du pouvoir, une force de maintien de l’Ordre. Les dernières années ont accentué cette perception de la police comme instrument aux ordres du pouvoir, d’un pouvoir qui ne peut plus se revendiquer comme représentant la souveraineté populaire. Les épisodes de répression des manifestations des gilets jaunes, ceux de répression de toutes les manifestations de contestation des réformes type retraite ou chômage, et plus encore l’utilisation absurde des contrôles policiers pour soit-disant rassurer la population apeurée par une pandémie largement surmédiatisée, tout ceci a fini de saper la confiance que le peuple pouvait avoir dans une police au service de la Justice et de la souveraineté populaire.

Atlantico : A quel point cette situation nous fait-elle basculer collectivement dans une forme d’inconnu ? 

Michel Maffesoli : Nous sortons d’une époque et nous entrons dans une autre époque. Nous sortons de la modernité et ce sont les valeurs, l’imaginaire de ce qu’on peut appeler postmodernité qui émergent. Qu’est-ce à dire ? Les grandes valeurs sur lesquelles s’était construite la République, Une et Indivisible ne sont plus partagées, ne font plus consensus. La rationalité est devenue un rationalisme souvent morbide, ainsi quand l’Etat technocratique prend des mesures autoritaristes et absurdes comme pendant la crise du Covid. Les citoyens ne font plus confiance au contrat social, de plus en plus les citoyens se sentent brimés, traités inégalement, victimes de répression injuste. Le lien de confiance entre la caste au pouvoir et la puissance populaire est rompu. 

C’est le chaos actuel d’une période de transition entre deux époques. Chaos qui se manifeste dans la mise à mal des institutions républicaines : la Justice, la police, mais aussi l’école, le service de santé, les institutions sociales. La fraude fiscale, la fraude sociale sont autant de marqueurs de la perte de confiance des citoyens dans l’Etat social, dans le service public. Celui-ci n’est plus le service du public, il a pris le public à son service. 

Mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Nous changeons d’époque, de nouvelles valeurs sont émergentes. Elles manifestent de nouvelles formes de solidarité, de nouvelles manières d’être ensemble. Non plus des individus liés par un contrat juridique et économique, mais de multiples communautés fondées sur le partage d’affects, de goûts, de sentiments, de passions. C’est un nouvel être-ensemble qui émerge, pour le meilleur et pour le pire. 

Atlantico - Comment faire face à cette situation ? 

Michel Maffesoli – Rien ne sert de dénier les difficultés, les dysfonctionnements actuels. La volonté étatique de tout maîtriser, de tout décider ne peut aboutir qu’au chaos. On l’a dit, l’inflation de contrôle rend le contrôle inopérant. L’excès de rationalisme, de technocratie stérilise le dynamisme social. Le scientisme, la course au progrès aboutissent ainsi que l’a bien montré Ivan Illich à l’immobilisme : l’excès de médicalisation produit les maladies nosocomiales, les effets secondaires morbides des médicaments ; l’excès de contrôle produit un excès bureaucratique des plus inefficients ; l’excès d’égalité produit de l’inéquité et l’excès de rationalisme produit des effets pervers des plus absurdes. 

Les grandes institutions républicaines s’effondrent, c’est un fait, mais d’autres formes de régulation du vivre-ensemble se créent : plus locales, plus communautaires, plus consensuelles. Sachons les voir sans nous laisser aveugler par la nostalgie d’un monde rationaliste et progressiste qui est effectivement en train de s’éteindre. 

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