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Une photo prise lors de l'exposition "C3RV34U" à la Cité des Sciences et de l'Industrie dédiée au cerveau humain.
Une photo prise lors de l'exposition "C3RV34U" à la Cité des Sciences et de l'Industrie dédiée au cerveau humain.
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Economie de l'attention

Les récentes évolutions au coeur de l'industrie du divertissement et de la culture et l'essor des nouvelles technologies ont modifié nos modes de consommation. Quelles sont les conséquences des mécanismes d’addiction de cette civilisation de la dopamine ? Faut-il craindre un changement de nos comportements sociaux ?

Vincent Cespedes

Vincent Cespedes

Vincent Cespedes est philosophe et écrivain.

Il est l'auteur de L'homme expliqué aux femmes ou encore de L'Ambition ou l'épopée de soi chez Flammarion.

Il tient une page Facebook ainsi qu'un blog.

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Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : L’industrie du divertissement et de la culture semble changer considérablement aujourd’hui. Du fait, notamment, de l’économie de l’attention auxquels ces produits sont soumis, mais aussi potentiellement des nouvelles technologies sur lesquels ces produits sont diffusés. Que dire, pour commencer, de l’impact exact de cette évolution ?

Vincent Cespedes : Tout d’abord, il importe de rappeler que le phénomène auquel nous assistons aujourd’hui constitue une révolution totale par rapport à nos habitudes et que celle-ci s’inscrit dans une période de temps très réduite. J’aime à parler de « cybermodernité », une ère qui commence en 2007-2008, avec l'avènement du web 2.0 et des téléphones portables capables de naviguer sur Internet, ainsi que celui des réseaux sociaux. La démocratisation de ces outils et certains événements spécifiques, comme le confinement, ont accéléré le processus, transformant notre manière de consommer le contenu culturel.

Le premier point à noter, c’est que désormais tout est mis au même niveau. La contextualisation des données n'existe plus : on peut passer d’un contenu sur une tribu amazonienne à un autre sur l’astronomie sans transition. Cette absence de hiérarchie dans les connaissances pose un réel problème, car elle soumet notre jeunesse à une forme d'autodidactie sans guidage, les exposant à des informations peu fiables. Rien de cela ne serait véritablement grave s’il ne s’agissait que, en somme, de poursuivre une forme de “Trivial Pursuit de la connaissance”. Mais dans les faits, nous ne faisons pas preuve d’un jugement critique assez efficace pour ce type de contenu. Nous continuons à opérer sur la base du jugement critique de la Grèce antique, lequel n’est plus adapté face à des problèmes qui ne relèvent pas de la rhétorique. Il s’agit désormais de déterminer ce qui est prioritaire ou non dans l'organisation des connaissances, dans la consommation culturelle. On livre donc notre jeunesse à une forme d’autodidactie, sans priorisation ou contextualisation des connaissances nouvellement acquises. C’est un problème, puisque cela veut dire qu’elle peut gober et régurgiter des informations douteuses ou émanant de propagande. C’est souvent flagrant sur TikTok, d’ailleurs.

Sur ces plateformes, où la concurrence est effrénée (du fait de l’absence de hiérarchisation par des experts, notamment), il est clair que le vecteur de la dopamine – c’est-à-dire celui de l’émotion –  est l’un des plus importants sinon le plus important. Tout l’objet de la compétition vise à atteindre les cerveaux disponibles, le temps d’attention que l’on peut consacrer  un contenu.  C’est pourquoi les formats courts sont aussi privilégiés aujourd’hui : ils sont les plus adaptés et c’est totalement nouveau. C’est d’ailleurs TikTok qui a complètement changé la donne sur cette question, jusqu’au cadre verticale choisi pour filmer. La tendance a ensuite été suivie sur toutes les plateformes, des shorts de YouTube au reste des plateformes. A cet égard, il est essentiel de bien rappeler le rôle du smartphone : cette révolution ne découle pas seulement d’internet ! C’est avant tout la possibilité de pouvoir surfer depuis son téléphone – lequel ne quitte jamais les jeunes – qui a changé toute la donne. C’est la possibilité d’accéder à n'importe quel contenu, immédiatement. A partir de là, pourquoi s’embêter quand on sait que tout est en accès libre, de façon gourmande, synthétique et extrêmement rapide ?

Récemment, la sortie de Dune 2 a poussé un nombre conséquent d’influenceurs à souligner combien la lecture pouvait être une perte de temps quand il est possible d’écouter un audio-book à la place. Les vieux formats de deux heures, les grands débats à l’ancienne, ce n’est plus d’actualité. C’est has-been, désormais.

Bertrand Vergely : Nous assistons aujourd’hui à une prise d’assaut de l’esprit par un dispositif qui n’est plus simplement celui de la propagande politique mais du détournement de la communication par un système ludique au service d’entreprises de communication colossales faisant des profits colossaux. Cette prise de pouvoir a pour conséquence une détérioration de l’attention. Des psychologue ont alerté la société ainsi que les responsables tant éducatifs que médicaux. Dans les petites classes, un tiers des élèves souffre de troubles d’attention. Les élèves ne sont plus capables de se concentrer pendant dix minutes, parfois pensant cinq minutes.  La consommation d’images sur les écrans en est la cause. Il y a quelques années, certains éditeurs avides de fabriquer un best-seller expliquaient que, pour appâter le lecteur et ainsi vendre, il fallait un tiers de violence, un tiers de sexe et un tiers de révélations politiques. Aujourd’hui, pour appâter le spectateur, les producteurs de séries à succès expliquent qu’il faut une action toutes les vingt secondes soit trois actions par minute le tout sur un format ne dépassant pas quarante minutes. Faisons le compte : trois actions par minute durant quarante minutes, cela veut dire cent-vingt actions.  Face à ce rythme effréné, tout paraissant fade, un cours en classe durant une heure dans lequel le système émotionnel n’est pas sollicité toutes les vingt secondes devient impossible. La conséquence en matière d’éducation en est désastreuse puisque quand un tiers des jeunes souffre de troubles de l’attention, cela veut dire qu’un tiers des jeunes ne pourront  pas être éduqués.  L’éducation requérant de l’attention, que l’attention disparaisse ou soit détériorée, c’est l’éducation qui disparaît en laissant cette question : que va-t-on faire des jeunes ? Que vont-ils devenir ? S’ils sont incapables d’un minimum d’attention, comment vont ils s’insérer dans la vie professionnelle ? Qu’elle est l’entreprise qui voudra d’eux ? À ce problème, pour le moins préoccupant, s’ajoute un problème psychique tout aussi préoccupant. Qui dit attention dit équilibre mental, émotionnel et psychologique. Quand on est capable d’attention, on suit le fil d’une pensée. On ne va pas dans tous les sens. Ayant une ligne de pensée, on résiste aux emprises affectives extérieures et notamment aux phénomènes d’intimidation comme de séduction. Quand on est incapable d’attention, on devient la proie de toutes sortes d’emprises qui ont l’art redoutable de jouer avec ce qui attire comme avec ce qui révulse. Fragile, on voit alors surgir des phénomènes d’angoisse voire d’anxiété, celles-ci surgissant quand on n’est plus capable d’identifier les emprises dont on est l’objet. Enfin, il ne faut pas minimiser les conséquences sociales d’un tel phénomène. Tandis qu’une partie des jeunes est capable de se concentrer grâce à leurs qualités propres et en raison de leur  milieu familial, d’autres, sans structure intérieure et sans milieu familial favorable n’y parvenant pas, un fossé se crus entre les nantis de l’attention et les déshérités de la concentration. Si bien qu’il convient de parler de fracture psychique. On connaissait la fracture sociale. On connaît désormais la fracture mentale. 

Dans quelle mesure les formats courts évoqués sont-ils adaptés au nouveau format de diffusion ? Que dire, d’ailleurs, des mécanismes d’addiction qui peuvent être engendrés par ces derniers et des conséquences que cela peut avoir sur notre consommation de divertissement ?

Vincent Cespedes : Les formats courts, popularisés par TikTok, répondent parfaitement à la demande d'instantanéité de la cybermodernité. Cette tendance à la brièveté et à l'immédiateté, encouragée par la facilité d'accès aux contenus via smartphone, révolutionne notre manière d'aborder le divertissement. Toutefois, cette évolution s'accompagne d'un renforcement des mécanismes d'addiction, privilégiant les interactions rapides et superficielles au détriment de l'engagement profond.

Notre rapport au divertissement, il est vrai, s’organise aujourd’hui d’une quête de la dopamine. Ceci étant dit, il faut bien remettre les choses en contexte : la dopamine a toujours existé et fait partie du cerveau humain. De plus, les hormones ne constituent pas les causes du plaisir ; elles en sont les causes. L'ocytocine ne suffit pas à elle seule à produire de l’attachement. Ce qui a changé, en revanche, c’est l’acceptation du flou que nous évoquions précédemment. Auparavant, le flou était un ennemi à abattre, nous cherchions à aller au fond des choses, dans tous les recoins de la connaissance. Avant internet, il y avait le quid payant.

Il est vrai, néanmoins que la rapidité d’internet, la gratuité et la compétition entre les producteurs de contenus (dont certains peuvent aller du lobbying très fort, parfois très subtil également, à la pornographie non moins puissante) a engendré une forte augmentation des stimulis. Ceux-ci sont mis en compétition direct, dans une forme d’anarchie qui désigne pour vainqueurs ceux qui arrivent à produire de l’émotion et à entretenir l’idée que le phénomène est sans fin. Le narratif joue pour beaucoup là dedans. L’explosion des narratifs est une des dimensions clefs pour comprendre ce dont on parle, en témoigne la façon dont de nombreux influenceurs transforment leur vie en narratif à suivre.

L’influenceur typique, c’est celui qui met sa vie en narration pour créer de l’addiction. C'est le fait de suivre son histoire qui nous met en haleine, en somme. Ceux qui produisent de la nouveauté  seront considérés comme des “game-changers”, des disrupteurs. Pour maintenir son public accro, on ne peut pas se contenter d’un format et de ne plus le changer. Il faut en permanence le faire évoluer. Ce n’est pas sans avantages : cela provoque aussi une forte hausse de la créativité du côté des producteurs de contenus. C’est la mort des fiches jaunies et une plus grande diversité dans l’offre. Mais c’est aussi une augmentation du flou, une sorte de mise en atmosphère des émotions de façon très vague.

Bertrand Vergely : Les producteurs de série, qui ont compris la nécessité de solliciter intensément les émotions afin de capter l’attention, ont également compris la nécessité du format court. Le consommateur veut aujourd’hui tout, tout de suite et en un clic. Le producteur de série, qui le sait en  tire les conséquences. Pas question de faire du long. Il faut du prêt-à-regarder comme il faut du prêt à consommer pour tout. Le consommateur veut de l’immédiat ? Le producteur de séries, le communiquant, l’ingénieur des médias va lui en donner sous la forme d’un format court dans lequel il va se passer un maximum d’actions en un minimum de temps.  Forcément, le résultat est addictif. L’enfant aime le sucre qui lui donne un plaisir immédiat.  Le consommateur est comme l’enfant. Il veut un maximum de satisfaction en un minimum de temps. Ce phénomène toxicomaniaque se produit à tous les niveaux de la société. La publicité a l’habitude des formules choc. La politique a l’habitude des formules choc. La propagande a l’habitude des formules choc. Tous les capteurs d’attention et d’esprit procèdent par formules choc. Ils savent que leur public, qui est infantile, qu’ils ont contribué à infantiliser et qu’ils continuent à infantiliser, en est friand.  L’immédiateté a toujours été la maladie de la culture. Elle l’est encore. Les hommes rêvent de pouvoir sauter à pieds joints dans l’absolu. Le monde de la consommation mentale a l’art de jouer avec ce rêve d’immédiateté. Il sait, par mille ruses, donner l’impression que tout peut devenir à portée de mains. Tout peut devenir accessible grâce à un mécanisme d’illusion.  En créant cette jouissance, il crée la grande narcose contemporaine. Il stupéfie comme les drogues dures peuvent stupéfier. 

L'industrie du divertissement repose aujourd'hui sur le captage du temps de cerveau disponible et sur une réelle économie de l'attention. Pour y parvenir, elle se doit de jouer sur les stimulis sensoriels et l'instantanéité. Dans quelle mesure ce genre de formats sont-ils susceptibles d'engendrer des comportements presque addictifs ? Quel est l'impact de cette quête de la dopamine sur notre activité cérébrale ?

Jean-Paul Mialet : Commençons par la fin de votre question. Il existe dans le cerveau une zone, l’hypothalamus, située au cœur du cerveau qui intervient dans des fonctions fondamentales comme la faim, la soif et l’expression du désir sexuel. Cette zone est un tissu nerveux qui répond aux influx nerveux en libérant certaines substances dans le sang et se comporte donc comme une glande. Les réseaux de neurones qui agissent sur l’hypothalamus proviennent de nombreuses aires cérébrales et notamment des zones limbiques qui sont impliquées dans les émotions. Ces voies neuronales ont pour médiateur la dopamine. A l’imagerie cérébrale, on observe que l’hypothalamus est fortement activé dans les drogues et le jeu. On a donc vu dans l’hypothalamus et les réseaux dopaminergiques un système de récompense : toutes les stimulations qui le mettent en jeu sont motivantes et procurent le bien-être ressenti dans le soulagement d’une pulsion. D’où l’on en est venu à faire de la dopamine « l’hormone du plaisir »…

Reprenons à présent le début de votre question. L’industrie du divertissement a pour objectif de capter l’attention en s’adressant aux réactions les plus basiques, celles que l’on peut difficilement éviter, celles qui sont proches de réflexes instinctifs. On opposera-là une forme d’attention qu’il faudrait plutôt qualifier de distraction provenant d’une stimulation qui met en jeu une émotion forte ou un changement inattendu dans l’environnement, et l’attention concentrée qui poursuit un propos intérieur en accumulant et triant les informations utiles. Dans son souci de nous distraire en accaparant notre attention la plus élémentaire, l’industrie du divertissement s’adresse aux évènements qui réveillent et « kidnappent » notre attention. Elle nous accoutume à des sollicitations constamment renouvelées, elle nous maintient à un haut niveau d’excitation sensorielle dont le manque est ressenti comme un vide et dont le trop-plein peut faciliter certains passages à l’acte. Elle sollicite les réseaux dopaminergiques et entretient l’individu dans un bain comparable, toutes proportions gardées, à ce que l’on rencontre dans le jeu ou la drogue. 

L’impact va-t-il plus loin que la seule consommation de produits de divertissement ? Dans quelle mesure, cumuler à un certain rejet de la frustration, il peut engendrer des problèmes d’apprentissage par exemple ? Faut-il craindre un changement de nos comportements sociaux, en raison de potentiels bouleversements du système de récompense, comme un rejet du temps long ?

Vincent Cespedes : Absolument, c'est un enjeu majeur. La transformation de la consommation culturelle en expérience ludique, ou gamification, interpelle sur notre capacité à appréhender des apprentissages longs et profonds. Ce basculement vers une logique de jeu affecte notre perception du travail et de l'effort, menaçant de modifier profondément nos comportements sociaux et notre rapport au temps. A titre personnel, je suis très sollicité au sujet de la question de l'attraction de nos jeunes dans les métiers et les secteurs en tension. On constate aujourd’hui qu’ils ne veulent plus travailler comme avant : il ne s’agit plus de faire carrière, il n’y a plus de vocation pour une vie entière. Dorénavant, on assiste à la transformation de tout contenu culturel en jeu vidéo. On parle de gamification des contenus. Il s’agit, au lieu d’apprendre, d'interagir, de s’amuser, de monter de niveau et d’accéder à sa dose de dopamine. La question finale, avec ce mode de ludification, est moins de s’adapter au consommateur que de transformer le consommateur en gamer. Il swipe, il dit ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas et s’enferme, in fine, dans ses propres billes algorithmiques. Bien sûr, l’ennui n’est pas possible et on peut espérer qu’avec l’avènement d’IA performantes, il sera possible d’améliorer ces bulles pour ouvrir la curiosité des uns et des autres à de nouveaux horizons.

La question de l’instantanéité rejoint, me semble-t-il, celle du jeu vidéo permanent. Celui-ci ne laisse pas le temps de la pause, de la rencontre, de la maturation. Or la notion de maturation est essentielle : c’est elle qui permet la bonne digestion du monde, des vécus. C’est à cela que servent les exercices que l’on réalise à l’école ! Il s’agit aussi d’observer la créativité dont peuvent faire preuve les élèves face à un problème donné, compte tenu du savoir dont ils disposent à l’instant T. Il nous faut donc produire plus de contenu actif de digestion de la connaissance. Plus de philosophie, en somme.

Betrand Vergely : Dans les années soixante-dix du siècle dernier, Jacques Derrida a stimulé la pensée en faisant remarquer que la métaphysique a l’art de jouer avec les esprits en promettant un rapport immédiat à l’être. Avec la magie de la parole, c’est ce qui se produit. On a l’impression immédiate de l’être. La pensée prend du temps. Elle ne s’obtient pas immédiatement. Il faut du travail, de la patience, des détours par des médiations, de la frustration, de l’attente, de la veille, de la différance avec un a, c’est-à-dire une capacité de différer. Avec tout apprentissage, il en va de même. On ne devient pas génial en dix leçons. On acquiert quelques lueurs d’intelligence en se donnant totalement à la pensée, à l’art, au travail, à la vraie réflexion. Apprendre ne se délègue pas. C’est la raison pour laquelle apprendre demande tant de temps. Pour apprendre, il faut y aller. On hésite toujours. On ne veut pas. On rêve de pouvoir apprendre sans faire l’effort d’apprendre. Les fournisseurs de logiciels l’ont compris. Ils fabriquent actuellement des logiciels qui promettent d’apprendre à notre place. Cela s’appelle une arnaque. Tout comme il n’y a pas de machine à aimer, il n’y a pas de machine à apprendre. On aime parce que c’est nous qui aimons. On apprend parce que c’est nous qui apprenons.

Faut-il craindre un changement de nos comportements sociaux, en raison de potentiels bouleversements du système de récompense ? L'instanéité évoquée n'entraîne-t-elle pas de facto le rejet de la frustration et d'importantes difficultés, du reste, à accepter le temps long ?

Jean-Paul Mialet : Tout est donc fait pour que l’attention soit « crochetée », et l’individu s’accoutume à être en permanence accaparé par des sensations qui se succèdent et l’excitent sans lui laisser le temps de la réflexion. Le risque est triple : 1) l’ennui et le vide dès que le mouvement et l’excitation s’atténuent 2) l’accoutumance à un bien-être instantané par satisfaction de désirs ou d’attentes qui n’ont d’autre but que de maintenir l’individu dans la dépendance à la distraction 3) l’éloignement de soi-même, absorbé par des sollicitations faciles qui mobilisent son attention réflexe en lui faisant perdre le contrôle de l’attention réflexive, celle que l’on met au service du propos intérieur que l’on entretient avec soi-même ou les interlocuteurs ou auteurs de son choix. L’individu perd son intériorité, son attention est guidée, il n’en est plus le guide. Y trouve-t-il son bonheur? Pour Daniel Kahnemann, un de ceux qui ont consacré leur vie à l’attention, la réponse est clairement non : le bonheur, souligne-t-il, est une satisfaction d’accomplissement. Parions que cette satisfaction-là fait peu intervenir l’hypothalamus et « l’hormone du plaisir »…

Comment se soustraire à ce danger, à cette société de la dopamine qui semble aujourd’hui s’imposer à nous ?

Vincent Cespedes : Face à ce défi, la valorisation du présentiel apparaît comme une réponse clé. La présence physique, bien que mise à l'épreuve par les avancées technologiques, demeure essentielle pour une transmission riche et engageante du savoir. Cultiver des espaces d'échange et de réflexion, où le contact humain prévaut, pourrait nous permettre de rééquilibrer notre rapport à la culture et à l'apprentissage dans cette cybermodernité.

En l’état actuel des choses, on sait que le distanciel ne fonctionne pas. La télé-école n’a pas fonctionné : on a perdu grandement à ne pas pouvoir s’appuyer sur la présence des professeurs pendant le confinement notamment. De la même façon que le cinéma n’a pas pu remplacer le théâtre – ce n’est simplement pas la même expérience –, la transmission de contenus culturels et intellectuels par le biais de la présence devait gagner en valeur avec le temps.

Je distingue quatre types de présence ou de non présence. Il y a d’abord le “présentiel”, qui consiste à dire “je suis là, mais je n’en suis pas”. Il y a aussi le “distanciel”, la pire des options : “je ne suis pas là, je n’en suis pas”. Enfin, il y a également la distance, qui consiste à dire “je ne suis pas là mais j’en suis” et mieux encore, la présence : “je suis là, j’en suis”. La solution, me semble-t-il, c’est de faire en sorte que les contenus, dans une société dopaminergique, puissent trouver une sorte d’exutoire et de réalisation dans la présence.

Bertrand Vergely : Pour se soustraire au tourbillon de l’immédiateté contemporaine et de ses drogues mentales, il faut d’abord croire qu’il est possible de s’y soustraire. Ce tourbillon, ces drogues mentales ne sont pas une fatalité. On peut se déconcentrer. On peut aussi se concentrer. On peut se divertir. On peut aussi se convertir. On peut s’intoxiquer. On peut aussi se désintoxiquer. On peut tomber malade. On peut aussi guérir.

Il existe des pratiques de relaxation, de sophrologie et  de méditation qui enseignent la concentration. Ils se développent aujourd’hui de plus en plus. Il faudrait qu’ils soient remboursés par la Sécurité Sociale. Ils prendraient alors un essor bénéfique pour toute la société.

En 2017, lors de la campagne des présidentielles,  France info a demandé à un certain nombre de personnalités ce qu’ils feraient s’ils étaient élus. Christophe André a proposé cinq minutes de concentration collective le matin dans les écoles avant de commencer les cours et cinq minutes le soir avant de quitter l’école ou le lycée. Se taire tous ensemble et éprouver le calme et la paix que ce silence peut donner. Cela permet d’être spirituel tout en respectant la laïcité. Cela soigne également en créant un cercle vertueux, la paix appelant la paix et la concentration la concentration.

Enfin, il y a les jeûnes médiatiques. Certains cadres surmenés paient fort cher des hôtels de luxe dans lesquels ils déposent leur portable à la réception avant de faire deux jours de remise en forme mentale. Ces hôtels ressemblent à ces cliniques suisses dans lesquelles on paie fort cher afin de boire une tasse d’eau chaude chaque jour sous contrôle médial. Les hôtels de jeûne médiatique ressemblent pour l’instant à ces cliniques. Si ces hôtels se multiplient, devenant moins chers ils seront de plus en plus accessibles à tous. Financés par la Sécurité Sociale, ils prendront une extension, d’autant plus que, permettant d’éviter dépressions, troubles de l’attention, anxiété et angoisse, ils feront faire de substantielles économies à la collectivité. 

Vincent Cespedes a publié « Le Monde est flou. L’avenir des intelligences » (Plon)

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