Ces menaces que font peser les nouvelles technologies sur la liberté d’expression et sur les fondements même du libéralisme <!-- --> | Atlantico.fr
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Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon.
Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon.
©JUSTIN TALLIS / AFP

Bonnes feuilles

Francis Fukuyama publie « Libéralisme Vents contraires » aux éditions Saint Simon. Le libéralisme politique, souvent incompris, échappe aux définitions simplistes. Comme toute théorie, il n’est pas exempt de failles ou de lacunes. Face aux tentations illibérales, à l’emprise des nouvelles technologies et à la dissolution de toute vie privée, Francis Fukuyama nous incite à replonger aux racines d’un libéralisme humaniste capable de gouverner la diversité. Extrait 2/2.

Francis Fukuyama

Francis Fukuyama

Francis Fukuyama est né en 1952 à Chicago d’un père américain issu de l’immigration japonaise et d’une mère originaire de Kyoto. Il a étudié la philosophie à Cornell, les sciences politiques à Harvard ainsi que la littérature à l’École normale supérieure, auprès de Roland Barthes et de Jacques Derrida. En 2019, il a été nommé directeur du Master en politique internationale de l’université Stanford.

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L’un des principes fondateurs du libéralisme classique réside dans la protection de la liberté d’expression. Elle se trouve par exemple inscrite dans le Ier amendement de la Déclaration des droits américaine, dans la loi fondamentale de la plupart des démocraties libérales, ainsi que dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le discours a une valeur morale en tant que lieu de la pensée et du choix, en plus de sa valeur pratique puisqu’il offre aux humains les moyens d’une expression complexe, ce dont aucune autre espèce n’est capable. Le discours est nécessaire à la création d’institutions qui rendent possibles la coordination et la coopération à travers le temps et sur une vaste échelle. La liberté d’expression implique la liberté de conscience et elle s’avère à la base de toutes les libertés que l’ordre libéral cherche à protéger.

Dans le cadre d’une attaque plus ample contre le libéralisme, la liberté d’expression est contestée à la fois à droite et à gauche. Elle est également remise sérieusement en question par des changements technologiques qui offrent des canaux de communication inédits à notre société. Or ceux-ci n’ont pas été éprouvés par le temps.

Deux principes soutiennent la liberté d’expression au sein de la société libérale. Le premier est la nécessité d’éviter les concentrations artificielles du pouvoir du gouvernement sur le discours. Le second, moins évident mais tout aussi essentiel, touche à l’importance pour les gouvernements et les citoyens de respecter une sphère privée autour de chaque membre de la société. En Europe, cet espace est défini en tant que droit fondamental. Toutefois, on l’appréhende peut-être mieux comme norme que comme droit relevant de la compétence des tribunaux. En effet, il devrait affecter le comportement privé des citoyens les uns envers les autres et être considéré comme un prolongement de la vertu de tolérance. Le bouleversement technologique qui touche notre manière de communiquer et certaines évolutions sociales, telles que la polarisation politique, menacent ces deux principes.

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Le pouvoir qui s’exerce sur le discours se concentre aujourd’hui de différentes façons. La première, séculaire, intervient dans le cadre de gouvernements autoritaires, ou en passe de le devenir dans des pays soi-disant démocratiques. Ils s’efforcent de monopoliser et de contrôler la parole. Le libéralisme classique s’est toujours méfié de ce genre de pouvoir étatique, car tous les régimes autoritaires ciblent en premier la liberté d’expression. Actuellement, le Parti communiste chinois exerce une censure stricte à la fois sur les médias traditionnels et sur Internet; quant à la Russie de Vladimir Poutine, elle a placé les principaux médias sous sa tutelle ou celle de ses affidés. Internet facilite l’espionnage à une échelle inimaginable grâce à la géolocalisation et au pistage devenus omniprésents dans notre vie quotidienne. Le système de crédit social chinois associe l’exploration de données avec l’intelligence artificielle pour offrir au gouvernement la capacité de surveiller les pensées et les comportements de ses citoyens.

La seconde menace ne provient pas des gouvernements, mais du contrôle privé des médias et des moyens de communication traditionnels; un phénomène inauguré par l’ancien président du Conseil italien Silvio Berlusconi, devenu un richissime oligarque grâce à Mediaset, son empire médiatique présent dans les secteurs de la presse, de l’édition et de l’audiovisuel. Après l’avoir fait accéder à la célébrité, cette emprise lui a permis de briguer la présidence du Conseil au début des années 1990. Au même moment, l’effondrement des partis socialiste et démocrate-chrétien entraînait dans son sillage la chute de l’ordre politique italien post-Seconde Guerre mondiale. Une fois au pouvoir, Berlusconi a usé de son influence pour se défendre lui-même contre d’éventuelles poursuites criminelles et pour protéger ses intérêts commerciaux.

Son succès, pour avoir su associer médias et pouvoir politique, a depuis été largement imité. Alors qu’il n’était pas lui-même un magnat des médias, Vladimir Poutine a reconnu très tôt l’importance du contrôle des chaînes privées exercé par lui-même ou par ses séides. Au cours de ce processus, il est devenu l’un des hommes les plus riches de Russie, si ce n’est du monde. Viktor Orbán en Hongrie et Recep Tayyip Erdoğan en Turquie ont également une mainmise personnelle sur certains médias qui consolident leur pouvoir politique tout en augmentant leur richesse familiale. Avec la montée en puissance d’Internet à la fin des années 1990, les médias traditionnels ont perdu de leur attrait en tant qu’investissements financiers. Des oligarques locaux, qui ne les considéraient pas comme des entreprises commerciales, mais bien comme un moyen d’accéder au pouvoir politique, en ont profité pour les acheter. Mais, c’est en Ukraine que le contrôle des médias classiques est allé le plus loin: les principales chaînes de radio et de télévision étaient détenues par sept oligarques seulement.

La troisième menace majeure qui pèse sur la liberté d’expression provient paradoxalement du volume de parole rendu possible par Internet. Lorsque, dans les années 1990, il s’est transformé en canal de communication grand public, on pensait qu’il aurait un effet positif sur la démocratie. Puisque l’information est une source de pouvoir, un plus grand accès à l’information devait permettre de mieux le distribuer. Internet allait offrir à quiconque la capacité d’être son propre éditeur en contournant les garde-fous des médias traditionnels: directeurs de publication, rédacteurs en chef, sociétés privées et gouvernements. Internet a également facilité les mobilisations populaires, les Printemps arabes ou les révoltes contre les régimes autoritaires et corrompus en Ukraine, en Géorgie, en Iran. Il a permis à des individus isolés, maltraités ou persécutés de regrouper leurs forces malgré les contraintes géographiques et de lancer des actions collectives.

Toutefois, comme l’a noté Martin Gurri, ce nouvel univers informationnel, où médias numériques et traditionnels se côtoient, nous submerge d’un volume d’informations jamais atteint auparavant et, qui plus est, impossible à trier. Au fil du temps, il a fallu se rendre à l’évidence: une grande partie de ces informations s’avère de mauvaise qualité, erronée, voire manipulée en tant qu’arme politique. Si des individus puissants, tels que Wael Ghonim en Égypte, ont contribué à faire tomber des dictatures arabes, d’autres peuvent également répandre la désinformation au sujet des vaccins ou de la fraude électorale. L’effet cumulatif de cette explosion de l’information est parvenu à saper l’autorité des hiérarchies existantes – gouvernements, partis politiques et médias entre autres – qui, auparavant, constituaient les canaux étroits par lesquels l’information circulait.

La théorie classique qui sous-tend le Ier amendement américain vise à limiter la concentration du pouvoir sur le discours dans les mains du gouvernement. En l’absence de contrôle étatique, la doctrine suppose l’existence d’un marché de l’information. Une notion semblable irrigue la pensée européenne relative à la libre expression, comme la priorité donnée par le philosophe allemand Jürgen Habermas à l’« espace public » dans la théorie démocratique. Or, à l’instar de tout marché, celui des idées fonctionne mieux quand il est vaste, décentralisé et concurrentiel.

Mais la théorie classique souffre de graves lacunes. D’abord, dans le débat démocratique, toutes les voix ne se valent pas. En outre, la méthode scientifique de « construction du savoir », décentralisée et libre, ne s’appuie pas sur une unique source autorisée pour vérifier ses découvertes. Dans ce système, la connaissance s’accumule grâce à l’observation fondée sur une méthodologie objective qui permet d’établir des relations causales. Elle repose quant à ses performances sur une préférence normative accordée à la rigueur empirique. Un individu rapportant les effets d’un traitement médical sur ses proches ne devrait pas avoir le même statut qu’une étude scientifique rapportant les résultats d’un essai randomisé à grande échelle. Un blogueur militant affirmant qu’un politicien est corrompu ne devrait pas avoir le même poids qu’un journaliste d’investigation qui a passé six mois à éplucher minutieusement des rapports financiers. Pourtant Internet donne à ces points de vue différents une crédibilité équivalente.

L’idée qu’il existe une hiérarchie de l’information apparaît dans les systèmes judiciaires modernes. En condamnant une personne accusée « hors de tout doute raisonnable » (comme dans le droit pénal américain), le tribunal s’efforce de limiter l’impact de la rumeur; ainsi, une simple affirmation sur Internet ne suffit pas à constituer une preuve légalement admissible.

Ce problème devient d’autant plus aigu que les grandes plateformes d’Internet fonctionnent sur un modèle économique qui privilégie la viralité et le sensationnalisme à l’examen attentif de l’information. Une fausse rumeur croustillante peut se répandre à travers les réseaux à une vitesse et sur une échelle qu’aucun média traditionnel ne pourrait égaler. L’effet de réseau permet que le pouvoir de distribuer ou de supprimer de l’information soit concentré entre les mains de deux ou trois gigantesques plateformes Internet. Plutôt que de répartir le pouvoir, l’Internet moderne n’a fait que le centraliser.

Le modèle standard de la cognition humaine qui sous-tend les Lumières libérales repose sur le postulat que les êtres humains sont rationnels: ils observent une réalité empirique extérieure, procèdent à des inférences causales relatives à ces observations, et sont ensuite susceptibles d’agir sur le monde en fonction des théories qu’ils ont développées. Cependant, Jonathan Haidt et d’autres psychologues sociaux suggèrent que l’individu suit, en pratique, un modèle cognitif bien différent. En effet, il n’amorce pas sa réflexion sur l’observation neutre d’une réalité. Il commence plutôt avec de fortes préférences à l’égard d’une vision qu’il favorise, puis il utilise ses vastes capacités cognitives pour sélectionner les données empiriques et concevoir les théories qui vont étayer cette réalité au cours d’un « raisonnement motivé ».

Les plateformes sur Internet font grand usage du raisonnement motivé. Elles possèdent des montagnes de données sur les préférences de leurs utilisateurs qui leur permettent de formuler des contenus très spécifiques afin de maximiser leurs interactions. Personne ne force le client à se comporter ainsi; il s’agit d’un choix qui lui paraît volontaire, alors qu’il se fonde en réalité sur des manipulations sophistiquées qui se déroulent en coulisses. Plutôt que de contribuer à un processus social au cours duquel l’information diversifiée et inédite est vérifiée, intégrée et soumise à réflexion, les plateformes tendent à renforcer les croyances et les préférences existantes. Elles le font non pour assouvir un objectif politique direct, mais pour améliorer leurs résultats financiers. Ce faisant, elles sapent le bon fonctionnement de la démocratie.

Le second principe qui devrait régir le discours dans la société libérale réside dans le besoin à la fois pour le gouvernement et le citoyen de préserver une sphère privée autour de chaque membre de la société. En Europe, de nombreux pays incluent la vie privée dans leur loi fondamentale et pour l’Union européenne, prise dans son ensemble, il s’agit d’un droit important. Or le respect de la vie privée ne doit pas uniquement s’appliquer aux gouvernements et aux grandes entreprises, mais également aux individus dans leurs comportements les uns à l’égard des autres.

Il existe différentes raisons pour lesquelles la protection de la sphère privée s’avère essentielle au fonctionnement du libéralisme. La première découle en droite ligne de la nature du libéralisme. Puisqu’il est un moyen de gouverner la diversité, nous supposons qu’un consensus sur les conceptions de la « vie bonne » est impossible. Ce qui ne signifie pas que les individus devraient renoncer à leurs engagements moraux, mais seulement qu’ils doivent être gardés dans leur vie privée et ne pas être imposés à autrui. Les citoyens d’une république libérale doivent pratiquer la tolérance, ce qui implique de prendre la diversité en considération et de se départir de l’envie que les autres se plient à ses propres croyances.

Le respect de la vie privée ne paraît pas susciter de controverse. Pourtant, cette exigence s’oppose parfois à d’autres principes, comme la transparence de notre comportement individuel et la responsabilité de nos actes. Depuis quelques années, une pression de plus en plus forte s’exerce en faveur d’un surcroît de transparence et de responsabilités. Cette revendication a d’abord touché les institutions publiques, le pouvoir législatif ou l’administration, avant de s’étendre vers la société civile et notamment les responsables de l’Église catholique, les chefs d’entreprise et les dirigeants d’ONG. Sans transparence, il ne peut y avoir de responsabilité: des fonctionnaires corrompus, des patrons violents, des pédocriminels, des trafiquants sexuels peuvent se cacher derrière le voile du secret. De nombreuses personnes considèrent la transparence comme une vertu absolue.

Dans certaines situations, vie privée et transparence s’avèrent complémentaires, mais le plus souvent elles entrent en conflit. En outre, il ne peut exister de société libérale absolument transparente où l’on ne respecterait pas un espace privé. La délibération et la négociation ne pourraient exister dans un monde complètement transparent. Par exemple, aucun acheteur ne voudrait que le vendeur connaisse ses discussions avec l’agent immobilier à propos de son offre finale. Les règles dites de « Chatham House » sont aussi utilisées lors de réunions privées afin précisément d’encourager la franchise de chaque partie. Aux États-Unis, un certain nombre de lois, comme le Federal Advisory Commission Act et le Government in the Sunshine Act, ont été promulguées dans les années 1970 à la suite du scandale du Watergate. Ces règles de transparence obligatoire, telle la couverture télévisée du Congrès 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ont été vivement critiquées pour avoir entraîné la disparition de la délibération à la fois dans le législatif et l’exécutif.

L’expansion d’Internet et son association avec les médias audiovisuels traditionnels ont sérieusement érodé la sphère privée individuelle. Des opinions personnelles, naguère exprimées en tête à tête ou au téléphone, désormais médiatisées par des plateformes électroniques, laissent une trace permanente. En Chine, c’est le gouvernement qui peut accéder à ces données et en user pour contrôler le comportement de ses citoyens, alors que dans les pays démocratiques, il s’agit des grandes plateformes d’Internet. Une société comme Facebook (devenue Meta) emploie ce qu’elle sait de vos pensées et de vos préférences les plus intimes pour vous vendre des produits.

Mais le problème ne commence ni ne s’achève avec ces entreprises. La plupart des utilisateurs expriment ce qu’ils croient être des opinions privées par e-mail ou à l’intérieur de petits groupes sur les réseaux sociaux. Quiconque reçoit ce message peut le diffuser au monde entier et de nombreuses personnes ont connu de graves mésaventures, au cours des dernières années, pour avoir simplement parlé en toute sincérité dans ce qu’elles imaginaient être un cadre privé. En outre, il n’existe pas de prescription sur Internet; tout ce que vous racontez rejoint bientôt de gigantesques archives publiques et permanentes, et devient ensuite très difficile à démentir.

Extrait du livre de Francis Fukuyama, « Libéralisme Vents contraires », publié aux éditions Saint Simon

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