Ce que les failles de l'application de la loi sur l'interdiction du niqab révèlent de l'état des fractures communautaristes en France <!-- --> | Atlantico.fr
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niqab loi sur la dissimulation du visage
niqab loi sur la dissimulation du visage
©Reuters

Dissimulation du visage

La loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public était adoptée il y a dix ans, le 11 octobre 2010. Cette loi est-elle convenablement appliquée ?

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico.fr : Il y a tout juste dix ans, la loi du 11 octobre 2010, ou loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, était adoptée, quelle était à l'époque la philosophie de cette loi ? Quel était son but ?

Guylain Chevrier : Pour situer mon propos, rappelons ce que dit cette loi :« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Une infraction punie d’une amende de deuxième classe, qui peut être remplacée ou complétée par un stage de citoyenneté. 

Nous étions dans une montée en puissance du salafisme en France avec son corollaire, le voile intégral voire la burqa. C’était le symbole d’une contre-société qui se mettait en place, selon ce modèle définissant de vivre comme au temps du prophète, y compris en y ajoutant avec le voile intégral une bonne dose d’archaïsme effaçant l’identité même de celles qui le portaient. Dans toute société, les comportements doivent respecter un certain nombre de règles, de normes qui permettent de vivre ensemble. Nous sommes dans un pays de liberté, au sens de l’émancipation, de l’autonomie de la personne, consacrées par notre Constitution, et reconnues par le Conseil constitutionnel qui sur le sujet a rendu un avis constant. Cela choquait la société française, d’autant que les droits des femmes conquis principalement au XXe siècle, étaient ainsi ressentis comme gravement remis en cause, à travers ce modèle de soumission absolu. Le socialiste Laurent Fabius, tout en mettant en garde contre le risque d’une “mise en cause de la religion” musulmane à travers le débat sur le port du voile intégral, burka ou niqab, les réprouvait toutefois au nom de “l’égalité des sexes”… Certains entendaient justifier cette pratique en convoquant l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen :« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » Mais en réalité, de fait, cela constituait bien un trouble social et ainsi à l’ordre public, auquel il fallait donc rajouter une loi. Cette pratique représentait la femme comme mise en cage, comme enterrée vivante, au nom d’un principe religieux ne s’appliquant qu’à elles, de façon discriminatoire.

La Saudi Gazette (Journal anglophone publié en Arabie saoudite) interrogeait, pour sa part : « Qui est indécente et porte atteinte à la morale publique : une femme portant la burqa ou celle qui porte un Bikini ?» Oui mais, le bikini est bien interdit sur la voie publique précisément, parce que la liberté a à voir avec l’espace public, on n’y fait pas n’importe quoi. Bien sûr, il en allait de l’enjeu d’un rapport de sociabilité entre les membres d’une même société ici clairement rompu, mais aussi de la segmentation que réalisait cet accoutrement au regard de notre conception de la liberté étroitement associée à l’indivisibilité du corps politique souverain des citoyens.

On a aussi visé la laïcité, dans le prolongement de ce qui avait déjà été défini par les adversaires de la loi du 15 mars 2004 - interdisant les signes religieux ostentatoires dans l’école publique - comme une loi « antivoile » et donc, tournée contre l’islam. Mais comment ne pas retourner l’argument : d’une part c’ était plutôt rendre un service à l’islam en France que de ne pas laisser cette image dégradante pour la dignité humaine l’identifier ; d’autre part, la laïcité si elle est du domaine de la loi et même de la constitution, puisque la France y est définie comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », elle est aussi un valeur collective, au sens d’un savoir-vivre qui a intégré une certaine réserve dans les comportements vis-à-vis des convictions personnelles de chacun, dont religieuses, qui volait là en éclats. 

La Cour européenne des droits de l’homme a approuvé la loi, en déboutant une femme qui avait présenté un recours contre celle-ci. La CEDH a justifié sa décision par le fait que, de porter un voile cachant le visage dans l’espace public portait atteinte au « vivre ensemble". Elle a reconnu que le visage joue un rôle important dans « l’interaction sociale." On voit ici exposée une explication qui relève d’une certaine pédagogie de la sociabilité dans une société démocratique qui implique l’ouverture aux autres, protège le regard, rejette la fragmentation.

Est-on toujours fidèle à cette philosophie ? Cette loi est-elle convenablement appliquée ?

Le 18 février, lors de son déplacement dans le cadre de la lutte contre l’islamisme dans le quartier populaire de Bourtzwiller à Mulhouse, le président pointait : "On avait dans ce quartier des associations qui prônaient de sortir de la République, de la déscolarisation, des influences extérieures. C’est ce que j’appelle le séparatisme." Ce terme s’inscrit dans un jeu de figure qui interroge, après avoir parlé de radicalisation puis de communautarisme, abandonnés en sa faveur. Arnaud Mercier, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université Panthéon-Assas, commente auprès de BFMTV.com :  "Pour moi, c'est une façon de dire à l'électorat de droite qui est désormais son principal soutien : 'Je m'occupe de ce dossier du communautarisme, cher à la droite et l'extrême droite", enchaînant : "tout en ajoutant sur sa gauche qu'on ne peut pas l'accuser de marcher sur les brisées de Marine Le Pen car il emploie un autre terme". Ce terme « séparatisme » est d’origine anglosaxonne. Il faut savoir qu’en Grande-Bretagne il est très mal perçu de parler de communautarisme, c’est être immédiatement classé à l’extrême droite, on parle de multiculturalisme. Un communautarisme dont on sait qu’il est un terreau principal de la radicalisation. Aussi, ne pas clarifier les choses dans la désignation du problème, c’est rajouter encore de la confusion et le sentiment d’une certaine démission, malgré la tonalité volontariste du dernier discours du président. On notera aussi l’image désastreuse, lors de la visite de ce quartier, d’une femme entièrement voilée à moins d’un mètre du président, qui n’a nullement été verbalisée, ceci déclenchant l’incompréhension et la colère de nombreux internautes.

On notera le climat de déni d’une certaine intelligentsia au regard de ce phénomène, largement relayé par des grands médias. On en a un bel exemple à travers l’ouvrage récent de la « sociologue » Agnès de Féo, « Derrière le niqab », Armand Colin, consacré à ces femmes musulmanes radicales qui ont, selon elle, « choisi de se faire voir en ne se montrant pas, derrière un voile intégral ». Dans l’interview qu’elle livre au Parisien (Le 12 octobre 2020) elle dévoile le résultat d’entretiens pour nous dire les effets de la loi. Contrairement à ses objectifs, elle aurait eu un caractère incitatif. Evidemment, ne pas la faire aurait eu pour conséquence naturelle de voir s’éteindre le phénomène… Inévitablement, ce seraient « les polémiques incessantes sur le voile qui nourrissent ce repli » « Une partie d'entre elles ont été abusées sexuellement dans le passé » poursuit-elle, « et n'ont pas obtenu gain de cause dans un procès. Ce vêtement est pour elles une réparation, comme si elles se mettaient en grève de leur corps. » On ne peut en faire plus des victimes. « Celles qui étaient déjà mariées étaient dans un processus de réislamisation avec leur mari, mais le niqab était leur choix. Les hommes étant plutôt réticents, parce qu'ils craignaient qu'on les accuse d'avoir forcé leur épouse. » C’est confondant. « Certaines se sont radicalisées ensuite, après des agressions dans la rue… » On a compris le message, mais est-ce bien là de la sociologie ? Pas un mot sur la nature de ce qui se cache de destructeur derrière cette pratique pour l’intégrité de la dignité humaine ou sur les dangers de l’idéologie qu’elle porte. Dans le même journal, le 19 juin 2009, Nadia, 50 ans, qui porte le niqab depuis dix ans explique : « Ce n'est pas mon mari qui me l'a demandé, c'est un homme gentil... Mes filles, elles, portent juste le foulard. C'est vraiment moi qui ai décidé de faire ça. Parce que j'ai peur ? de Dieu. Bien sûr, j'ai chaud là-dessous, mais ce n'est rien comparé aux flammes de l'enfer qui m'attendent si je ne me comporte pas en bonne musulmane. Moi, je veux juste qu'une autre vie m'attende auprès de Dieu. Pourquoi ça pose un problème ? » Voilà la réalité un peu plus tangible d’un port du niqab, dont la croyance conduit à la soumission absolue. La femme portant un niqab est tout d’un coup un peu moins une victime de la France que de l’intégrisme religieux.

On constate que le voile intégral continue d'être porté en France malgré l'interdiction, sans qu’on ait d’éléments de mesure. Cela étant, d'après le ministère de l'Intérieur, il y a eu, de 2011 à 2017, 1 977 contrôles ont été effectués sur la base de la loi de 2010. Ils ont concerné un millier de femmes, ont donné lieu à 1 830 verbalisations et 145 avertissements. 95% des contrôles affirme-t-on, ont donné lieu à l’établissement d’un procès-verbal. On notait en 2015 qu’il y avait de moins en moins d’amendes. Faut-il y voir un recul d’un phénomène ou un recul dans l’action des forces de l’ordre à faire respecter la loi dans certains quartiers, avec pour consigne d’éviter les incidents ? Régulièrement, lors des contrôles de police envers des personnes contrevenant à la loi donnant lieu à une verbalisation, on a assisté à des débordements et des violences, comme dans les quartiers sensibles d’Argenteuil, de Trappes ou encore de Marseille. Des contrôles vécus comme une atteinte à la liberté de culte, révélant la conception d’un islam total dans l’esprit de l’oumma, la communauté musulmane, et ainsi l’absence chez une partie de nos concitoyens de confession musulmane, d’une différenciation entre pratique ordinaire et intégrisme, ce qui peut inquiéter. Cela étant, sans doute, le reflet de sociétés d’origine où la séparation du religieux et du politique, d’avec l’Etat, n’existe pas, ce que l’on sous-estime comme obstacle au processus d’intégration. Le Conseil Français du Culte Musulman, au cours des débats qui ont précédé la loi, s’est dit défavorable à celle-ci par crainte selon lui, d’une instrumentalisation. Avançant que cela ne concernait qu’un petit nombre de personnes, pour renvoyer le problème à un choix individuel sur le thème de "Chacun doit reconnaître à l'autre le droit à la différence." Ce fameux droit à la différence confinant à la différence des droits pour finir par des mises à part qui produisent ces comportements déviants, et leurs risques, précisément.

Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a donné raison aux deux femmes musulmanes accusant la France de violer leur droit à la liberté de religion, par cette loi. Un avis du Comité onusien, qui sans être contraignant implique une obligation de réponse, s'opposant à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dont les décisions ont une portée juridique supérieure (FIGAROVOX/TRIBUNE. Interdiction de la burqa : bras de fer entre l'ONU et la CEDH, Par Nicolas Bauer, 23 octobre 2018). Il y a là une complaisance certaine à l’égard de toutes les formes de pratiques de l’islam. Ce qui ne doit pas nous surprendre, le Comité et même plus largement l'ONU, sont soumis à de fortes pressions religieuses, en raison du nombre de pays siégeant qui ont des traditions nationales et religieuses où le voile intégral est banalisé. 30 % des experts proviennent d'États membres de l'Organisation de la coopération islamique (OCI). Si pour la CEDH, l'enjeu est de déterminer si un signe ou vêtement religieux peut être compatible avec les libertés individuelles, l'égalité entre les sexes, pour l'ONU, il s’agit de faire respecter le droit des minorités, fusse au détriment de l'égalité des sexes. On voit comment les Droits de l’Homme ne peuvent sortir indemnes de cette logique onusienne à front renversé des libertés. Problématique, le fait que la contestation par le même comité de la décision favorable à la crèche Baby Loup contre une employée voilée, ait abouti à ce que le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, ait fait savoir son intention de «tenir compte de cette interprétation divergente du droit». Qu’en sera-t-il le cas échéant alors, concernant les destinées de la loi sur le voile intégral ?

Alors que le gouvernement affirme sa lutte contre le séparatisme, y-a-t-il des éléments du contexte qui a mené à cette loi il y a dix ans qui vous semblent négligés ou oubliés ?

On notera que le milliardaire algérien Rachid Nekkaz, connu pour ses positions islamistes, a pu régler les amendes de femmes contrevenantes à la loi française du 11 octobre 2010, et qu’il a même pu tenter d’organiser en marge du festival de Cannes, un rassemblement de femmes en burkini bleu-blanc-rouge, interdit par la préfecture de police pour risques de troubles à l‘ordre public. On voit très bien que le burkini ici, défendu par ailleurs par des municipalités de gauche et spécialement des élus EELV dans les piscines, est un supplétif à l’interdiction du voile intégral en relevant de la même nature et provocation, à quoi il faudrait sérieusement s’intéresser. 

Le document interministériel qui a servi de base à l’annonce du plan de lutte dit « contre l'islamisme et contre les atteintes aux principes républicains » cible « des groupes d'inspiration religieuse rigoriste, prosélyte, porteurs pour certains d'un projet politique de sécession, à l'œuvre dans certains quartiers déjà soumis à des facteurs de fragilité (pauvreté, délinquance) ». On pointe dans 15 quartiers sélectionnés : « la présence de lieux de culte représentant une mouvance islamiste ; le développement, par ces mêmes groupes religieux, d'une offre associative dans les champs para-éducatif, scolaire, sportif qui tend à devenir dominante dans certains quartiers et à faire émerger un écosystème parallèle ; une emprise qui s'étend également aux commerces de proximité ». On note la forte hausse, à l'échelle nationale, du nombre d'élèves du 1er degré scolarisés dans des écoles hors contrat – 46 000 en 2018, soit 17 % de plus par rapport à 2017. Précision : « Si l'on se concentre sur les établissements à caractère confessionnel musulmans, la hausse est même de 60 % entre 2016 et 2018. » À cela s'ajoute, le phénomène des listes communautaires pour les élections, qui témoignent que « ces tendances centrifuges/sécessionnistes commencent à trouver une traduction politique ». On soulignera la généralisation sur des listes de tous bords de candidates voilées mises en avant, indiquant la banalisation du clientélisme politico-religieux, qui n’aidera pas à passer à l’acte pour endiguer quoi que ce soit.

On a laissé s’installer une contre-société, avec un salafisme dans les quartiers, qui est devenu selon les enquêtes de l’institut Montaigne sur le sujet, un véritable courant d’influence, particulièrement chez les jeunes musulmans. Il aurait fallu il y a des années l’interdire, alors qu’il est en conflit absolu avec notre société et la République, et ne peut que majorer le risque de radicalisation religieuse. Mais ce n’est dans aucun projet aujourd’hui, pourtant bien une des racines du mal de l’intégrisme religieux, avec tous ses risques. Le président dans son discours récent sur le « séparatisme » parle d’« islamisme radical », quel pléonasme ! On voit là la confusion dans laquelle nous sommes. Il y aurait-il un islamisme fréquentable ? D’ailleurs, il n’est pas difficile de remarquer que la période du confinement et depuis, dans ce contexte de crise sanitaire qui favorise le repli, a été nettement favorable à une recrudescence de tenues traditionnelles très marquées du type jilbeb, où le masque est l’élément essentiel pour compléter la panoplie.

On sait d’ailleurs, comme en rendait compte la note interministérielle préparant la venue du Président à Mulhouse sur ce thème, que dans certains quartiers on pratique aujourd’hui ces normes religieuses de la charia qui font par exemple que, en matière d’héritage, la femme ne bénéficie que de la moitié de ce que reçoit l’homme, à quoi on voudrait parer par la loi. On y envisage d'introduire dans le droit des étrangers une "réserve générale" empêchant la délivrance de tout titre de séjour à une personne en état de polygamie. Réaffirmant la loi Pasqua, pas assez appliquée. On reparle d’interdire les « certificats de virginité », demandés aux médecins comme condition au mariage, qui reflètent la pratique des mariages arrangés sinon forcés, dans un cadre culturel et religieux où l’islamisme a la part belle.  Une pratique encore discriminatoire, qui pour l’Ordre des médecins « constituent une violation du respect de la personnalité et de l'intimité ». Il n’est que temps de réagir, mais cela est aménagé du projet toujours présent d’accompagner par l’Etat l’organisation du culte musulman, sous le signe de mieux le structurer « par le levier de son financement ». Attention danger. C’est la grande illusion de « l’islam de France », qui à côté d’une volonté affichée d’en finir avec un islam des extrêmes, entend positionner l’Etat comme le garant de ce culte, écornant au passage la laïcité. Une autre confusion majeure qui risque de venir vite contredire les bonnes intentions affichées, face à un communautarisme et un islamisme bien installés en France, qui n‘entendent que les voix de la foi. 

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