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Ce fossé public/privé que le Coronavirus risque bien de creuser
©BARBARA GINDL / APA / AFP

Inégalités

Les salariés du privés sont en chômage partiel là où les agents du public sont en dispense exceptionnelle d’activité avec maintien intégral de la rémunération. Une situation qui reflète bien le fossé qui existe entre les deux secteurs.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : En période de grave crise économique, les agents du public sont en général mieux préservés grâce à la fameuse sécurité de l’emploi. Que nous apprennent les exemples du passé sur ce qui pourrait se dessiner lors de cette crise ? 

Michel Ruimy : Prenons deux crises marquantes. En 1929, comme en 2008, le point de départ a été une crise financière, alimentée par la spéculation, par des crédits « toxiques » avec des établissements bancaires trop fragiles. Ces chocs se sont ensuite étendus à l’économie réelle. Tout le contraire de ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Un événement extérieur (pandémie) provoque une crise sans précédent au sein de l’économie réelle : un quasi-arrêt de l’offre (les entreprises ne fonctionnent plus) et de la demande (les ménages consomment moins puisqu’ils sont confinés).

En fait, ce qu’il faut bien saisir est que les références répétées notamment à la crise de 1929 (cf. M. Le Maire) servent surtout de point de repère mental. Elles permettent au Gouvernement d’essayer de faire comprendre à la population que nous vivons une situation totalement inédite, qui provoque une forme de sidération. La « Grande Dépression », dans la mémoire collective, est l’incarnation de la catastrophe économique. Or, même si les causes et les mécanismes des crises ne sont pas similaires, les effets risquent d’être identiques : des faillites d’entreprises, des secteurs sinistrés, une activité industrielle qui s’effondre, des conséquences sans pareil pour l’emploi…

C’est pourquoi, aujourd’hui, le gouvernement doit prendre rapidement des mesures. Après le choc initial du confinement, qui est une mesure sanitaire essentielle, il doit expliquer le choix cornélien donné à nos concitoyens : rester à la maison, payé moins, ou aller travailler, payé à 100%, en se mettant en danger.

Aujourd’hui, nous sommes dans un système de transition proche d’un système répressif alors que notre système social repose, à la base, sur l’éducation. Eduquer les individus à travailler en situation de crise sanitaire doit être une nécessité. On a même réussi à faire porter la ceinture de sécurité à tous les Français ! L’éducation et la formation fonctionnent donc. En temps normal, beaucoup d’entreprises sont soit soumises à des contraintes d’hygiène sanitaire (agroalimentaire, grande consommation) soit ont des métiers à risques (désamiantage, traitement des déchets, pétrochimie) soit travaillent avec des salles blanches où la moindre poussière est malsaine (industrie pharmaceutique, circuits intégrés) … Toutes ces entreprises utilisent masques, combinaisons et autres équipements de protection. A-t-on déjà vu un soudeur ne pas utiliser de masque de protection ?

Il est donc temps que l’Etat reprenne le contrôle de sa responsabilité éducative et, plutôt que d’assigner les Français à résidence, qu’il propose des solutions alternatives pour que chacun de nous puisse travailler sereinement. La peur ne dure qu’un temps, les ressources financières ne sont pas infinies, et on sait bien que la fin justifie les moyens. Car l’horizon des salariés pourrait s’obscurcir. Le retour au travail pourrait être un choc. Beaucoup d’entreprises vont souffrir de cette épidémie et cette situation pourrait se traduire par des licenciements voire des faillites.

Gilles Saint-Paul : Les agents du public sont mieux prémunis contre les fluctuations du fait de leur sécurité de l’emploi. Plus généralement, cela est également vrai du secteur « protégé » du marché du travail, qui bénéficie de CDI, de couverture syndicale et de conventions collectives avantageuses. Les récessions ont donc tendance à frapper en premier lieu les travailleurs « précaires » : CDD, stagiaires, intérims, prestataires, auto-entrepreneurs, etc. Cela dit, cela ne signifie pas pour autant que les fluctuations sont sans effet sur les fonctionnaires. La crise de 2008 a entraîné une dégradation des comptes publics puis une période de vaches maigres avec notamment le gel du point d’indice. Les problèmes budgétaires affectent également les fonctionnaires à travers leurs conditions de travail. Les effets des crises économiques sur les agents publics sont donc retardés et lissés dans le temps.

Comment peut-on garantir une justice sociale équivalente entre le public et le privé de Français alors qu'aujourd'hui ils connaissent des sorts différents ? 

Michel Ruimy : Dans son discours de mi-avril, Emmanuel Macron expliquait que la réouverture des écoles était une priorité car « la situation actuelle creuse les inégalités ». Il a évidemment raison. Toutefois, aucune voix n’a été entendue sur une inégalité criante, qui partage a priori la population active en deux. D’un côté, une France sereine : les agents de l’Etat en charge de la crise dont le taux de chômage est nul et de l’autre, une France inquiète, dont 70% des membres sont au chômage partiel ou complet.

Considérons la population active en France. Elle compte environ 30 millions de personnes. Fin 2019, sur ces 30 millions, 6,3 millions de personnes étaient inscrites à Pôle Emploi (toutes catégories confondues). Par ailleurs, fin avril, il y avait 11,3 millions de personnes au chômage partiel, soit, au total, plus de 17,5 millions de personnes qui étaient en situation de chômage total ou partiel. Par ailleurs, nous comptons 5,8 millions de fonctionnaires. Il convient, en toute rigueur, de les retrancher de la population active puisqu’ils ne sont pas soumis aux lois du marché du travail (emploi à vie). Ainsi, près de 70% (17,5 / 24,2 millions) des personnes qui tirent leurs revenus du secteur privé sont aujourd’hui affectée par le chômage ! (Plus que de privilégier les chiffres, il s’agit de considérer l’ordre de grandeur et le raisonnement).

De plus, la comparaison des rémunérations à sexe, âge, diplôme et région de résidence identiques montre que, de manière structurelle, les traitements du secteur public, objet de négociations centralisées, tendent à être supérieurs aux salaires du secteur privé, davantage sensibles au cycle économique. Dans le contexte actuel, autre inégalité apparaît ainsi : alors que les uns ne subissent aucune conséquence économique (conservation de l’intégralité de leur traitement), les autres, au chômage partiel, ne touchent que 85% de leur salaire net.

Où est donc cette égalité qui s’affiche au fronton de nos mairies ? Où est cette solidarité entre les Français ? Mais, qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut se débarrasser des fonctionnaires jette l’opprobre sur les agents et leurs missions. Car le problème de fond est le choix entre efficacité et justice sociale. Il serait absurde de penser que l’on doive ambitionner absolument une plus grande justice sociale. Il serait erroné de considérer que le secteur privé est un condensé d’efficacité et le secteur public, le royaume de l’inefficacité. Certes, les problèmes à résoudre sont réels mais ils ne commandent pas de jeter le bébé avec l’eau du bain. Qui souhaiterait un service public inefficace ? Le travail et l’investissement des agents de la fonction publique doivent donc être reconnus. Les services publics, garants de l’intérêt général, contribuent à assurer une cohésion sociale minée par des politiques économiques et fiscales toujours plus inégalitaires. En revanche, il convient sûrement de mieux étudier l’usage et la gestion des fonds publics et de leurs retours sur investissement.

Gilles Saint-Paul : Il faut se méfier de l’expression « justice sociale ». Celle-ci est vague et souvent utilisée pour remettre en question un ordre des choses contractuel pour le remplacer par des méthodes collectivistes de coercition et d’expropriation au motif que cet ordre serait « injuste ». En principe l’accès à la fonction publique est soumis à un concours et par ailleurs le secteur public emploie de nombreux contractuels encore plus mal lotis que les salariés « précaires » du secteur privé. Il n’en reste pas moins que le marché du travail français est segmenté avec de fortes inégalités entre les branches et les statuts. On peut voir la fonction publique comme une branche particulière. Il serait sain d’abolir cette compartimentation. On pourrait par exemple supprimer les branches comme niveau de négociation et abolir le statut des fonctionnaires, l’Etat recrutant selon des contrats de droit privé. Je ne crois pas que cela satisferait les tenants de la « justice sociale » car il en résulterait une dose non négligeable d’inégalités. Simplement celles-ci seraient l’effet des forces du marché plutôt que des distorsions légales et administratives imposées par notre fameux « modèle social ». Par ailleurs, il ne faut pas se leurrer : les inégalités de traitement actuels entre statuts et branches résultent d’un rapport de force politique. Par exemple la réforme Balladur des retraites dans les années 1990 a augmenté la durée de cotisation pour le privé mais pas pour le public. Autre exemple : le délai de carence en cas d’arrêt maladie qui est de trois jours dans le privé mais de seulement un jour dans le public. Ces disparités ne reflètent pas une volonté explicite du politique – Fillon qui est du même parti que Balladur a finalement réussi l’alignement des durées de cotisation entre public et privé en 2003, et, devenu premier ministre, instauré le délai de carence dans l’administration – mais le fait que la capacité d’action des fonctionnaires pour défendre leurs rentes (les syndicats diraient « acquis sociaux ») est supérieure du fait qu’ils se trouvent au cœur de l’appareil d’Etat. La crise des gilets jaunes a éclaté à partir de la prise de conscience de cette hiérarchie implicite par ceux qui en faisaient les frais, car ils étaient perdants à la fois du fait de leur statut et du fait des arbitrages en matière de services publics qui leur étaient défavorables.

À l’intérieur même du secteur privé, il y a de grandes différences entre travailleurs indépendants, salariés de TPE/PME et de grands groupes. Comment la crise va-t-elle aggraver les fragilités économiques du privé ? 

Michel Ruimy : La crise sanitaire a conduit les pays concernés à proclamer des mesures d’urgence, orientées vers un surcroît indispensable des dépenses de santé, vers une prise en charge par les deniers publics des effets du chômage partiel et de l’aide aux entreprises, prioritairement les TPE / PME. Ainsi, au niveau mondial, on s’achemine vers un « scénario à la japonaise » : croissance durablement atone, surendettement public et privé, en partie nourri par de la création monétaire, inégalités et tensions croissantes... Quoiqu’il en soit, la formule retenue par la France paraît économiquement intenable, socialement injuste et sanitairement incertaine comme en témoigne la part réduite (moins de 15%) de la population ayant été en contact avec le virus… loin des 60% nécessaires pour assurer la résistance naturelle de la population en cas de seconde vague. C’est cet ensemble de déficiences qui rend si complexe la sortie du confinement en France.

Dès lors, les effets de la crise sanitaire sur l’activité des entreprises seront différents selon les secteurs d’activité et selon la taille de l’entreprise et, implicitement sur les salariés de ces structures. De nouvelles fractures, qui existaient déjà, risquent de s’accentuer. Il en va ainsi des protections et garanties de l’emploi qui sont différentes selon que vous travaillez dans le secteur public ou dans le secteur privé, exerçant en indépendant, dans une PME ou dans une grande entreprise.

En termes d’emploi, épidémie et confinement montrent surtout ce que sont les emplois vraiment « utiles ». On a là le procès, de fait, des « bullshit jobs » qui ne servent à rien et qui encombrent l’économie. Toutes les organisations, publiques ou privées, devraient faire le point sur les fonctions qui ont été utiles pendant la crise, celles qui ont manqué en raison du confinement et celles dont l’absence n’aura pas été remarquée.

Toujours au plan du travail, il faudra certainement reconsidérer les critères de pénibilité et de rémunération de tous ces métiers essentiels qui permettent la vie quotidienne.

Gilles Saint-Paul : Il est prématuré de répondre à cette question car cette crise est d’une telle gravité qu’elle pourrait tout bouleverser. Dans un tel scénario, le statut ne jouera plus aucun rôle, seule comptera l’utilité réelle des tâches effectuées dans une quasi-économie de subsistance. Supposons donc que les économies européennes survivent à la crise. Leurs gouvernements essaient de faire en sorte qu’un maximum d’acteurs satisfassent à leurs obligations contractuelles en distribuant des euros imprimés par la BCE. Mais cela dépend du bon vouloir des Allemands qui en contrepartie vont mettre le nez dans nos affaires, comme ils l’ont fait pour la Grèce. Le sachant, Bercy va vouloir limiter le recours à la BCE. C’est là que le rapport de force intervient. Les grandes entreprises auront plus facilement accès au chômage partiel que les petites. On ne renouvellera pas les contractuels de l’administration pour pouvoir continuer à payer les fonctionnaires. Les banques seront plus compréhensives sur les difficultés de trésorerie de la grande distribution que sur celles du petit commerce. Des retraites complémentaires du privé risquent d’être confisquées pour payer le régime général ou celui des fonctionnaires. On peut en conclure que si le « modèle social » français survit à la crise, ce sera au prix d’un clivage accru entre ses « insiders » et ses « outsiders ».

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