Ce biais intellectuel occidental qui nous pétrifie face aux discours de haine des valeurs de la démocratie libérale <!-- --> | Atlantico.fr
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Une image d'une manifestation en soutien à la Palestine à Paris.
Une image d'une manifestation en soutien à la Palestine à Paris.
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Crise sociétale

Peu de voix s'élèvent face aux discours de haine. Les intellectuels occidentaux sont-ils pétrifiés ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Face aux discours de haine des valeurs de la démocratie libérale, peu de voix s'élèvent. Comme si ce que nous vivions n'était qu'un épisode de plus qui va passer. Comment expliquez-vous ce silence? Les intellectuels occidentaux sont-ils pétrifiés? 

Eric Deschavanne : L’intellectuel est presque par définition intellectuel critique, de sorte que la défense de la démocratie libérale n’est pas son fort. Le conservatisme est la posture la plus délicate pour un intellectuel. Or, la défense de la démocratie libérale est par définition une posture conservatrice. L’intellectuel prend en charge la critique de la société par elle-même, ce que d’ailleurs seule la démocratie libérale rend possible. La radicalité de la critique conduit assez naturellement les intellectuels à pousser cette autocritique jusqu’à la haine de soi, ce dont le wokisme universitaire offre aujourd’hui une illustration caricaturale : la traque des « microagressions » en interne s’accompagne volontiers de la légitimation de la décapitation des nourrissons, pourvu que celle-ci puisse être imputée à un opprimé qui résiste vaillamment à l’impérialisme occidental (en l’occurrence, le colonialisme israélien soutenu par l’Occident). .

Le phénomène n’est pas nouveau : les intellectuels de gauche s’interdisaient naguère de critiquer l’union soviétique, patrie du socialisme réel, pour ne pas désespérer Billancourt. Ils relativisent aujourd’hui les crimes du Hamas pour ne pas désespérer de la cause palestinienne, la cause islamogauchiste par excellence, celle qui conduit l’intellectuel occidental critique du colonialisme à sympathiser avec les islamistes. Il faut cependant noter qu’à droite, l’anticommunisme hier, le combat contre l’islamisme aujourd’hui, n’impliquent pas nécessairement pour autant une adhésion aux valeurs de la démocratie libérale. Il faut à cet égard se méfier du thème du déclin de l’Occident, accompagné généralement par le diagnostic d’une faiblesse congénitale de la démocratie libérale qui nourrit la fascination pour les autocrates du genre Poutine. 

Les sociétés libérales détectent difficilement leurs ennemis. Le penchant à l’autocritique s’accompagne d’une confiance aveugle à l’égard des autres : La société libérale tend à considérer la paille qu’elle a dans l’œil comme une poutre, et comme une paille la poutre dans l’œil de son ennemi, qu’elle répugne pour cette raison à reconnaître pour tel. L’amour de la liberté, la préférence pour la paix, pour la rationalité des choix sont présumés universels, les choses les mieux partagées du monde. Même Israël, malgré la précarité de sa situation, a nourri des illusions sur le Hamas ! La survivance de l’impérialisme russe, qui ne s’est pourtant jamais démentie depuis la chute du mur, semble avoir échappé à nombre de nos experts en géopolitique, parmi lesquels les « réalistes » auto-proclamés. Les élites libérales, politiques et intellectuels confondus, comme les opinions publiques, ont totalement sous-estimé depuis un demi-siècle la réalité et la portée de l’islamisme. Du Londonistan des années 90 à l’assassinat de Samuel Paty et de Dominique Bernard par des fanatiques étrangers qui n’avaient rien à faire en France, l’Europe libérale a protégé et continue de protéger les partisans du Jihad mondial sur son propre territoire.

Dénoncer la démocratie libérale, ou s’abstenir de la défendre fermement, revient pour un intellectuel à scier la branche sur laquelle il est assis. Les intellectuels lucides ont toujours été rares. Ils sont pourtant aujourd’hui plus que jamais nécessaires et précieux. Nous avons besoins d’intellectuels qui, tels Gilles Kepel, Hugo Micheron, Bernard Rougier ou Florence Bergeaud-Blackler, nous permettent de mieux connaître l’ennemi qui a pour projet la destruction de la civilisation occidentale. Nous avons également besoin d’une critique des dysfonctionnements de « l’État de droit » qui ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas être contre l’État de droit que de vouloir un État suffisamment fort pour faire appliquer ses propres lois, et des lois qui protègent non les fanatiques ou les délinquants, mais exclusivement les droits de l’homme stricto sensu.

Bertrand Vergely : Depuis des décennies, le seul discours autorisé dans les milieux intellectuels, culturels et artistiques est le discours de gauche. En apparence marxiste et révolutionnaire, ce discours n’est plus marxiste ni révolutionnaire mais émotionnel et réactif.

La gauche par le passé travaillait théoriquement. Elle lisait Marx en s’efforçant de se structurer grâce à lui.  Aujourd’hui, qui lit Marx ? Non seulement plus personne, mais la gauche qui devrait le lire ne le lit plus. Foucault avec sa critique aiguisée presque tatillonne des pouvoirs et des micro-pouvoirs ayant remplacé Marx et son projet communiste, ses références intellectuelles ont changé,

La gauche a toujours non seulement critiqué mais violemment critiqué  le capitalisme et notamment le libéralisme. À ce titre, elle a toujours ostracisé tous ceux qui n’étaient pas de gauche en voyant en eux des adversaires à combattre. Seulement, par le passé, lorsque le parti communiste était encore fort, sa critique avait une portée politique. Il s’agissait alors d’opposer un projet de société et de monde, le projet communiste, à un autre, le projet capitaliste. Aujourd’hui, le parti communiste s’étant effondré, la gauche politique s’est effondrée avec lui  en laissant la place à la gauche morale et plus exactement moralisatrice. Quand Philippe Poutou ou Olivier Besancenot affichent leur détermination anticapitaliste, ils apparaissent comme marginaux au sein de la gauche, l’heure étant à l’éco-féminisme et à la lutte wokiste contre les discriminations et non plus au renversement du grand Capital. Jean-Luc Mélenchon de son côté a beau afficher un anticapitalisme virulent, une chose est d’être insoumis, c’est-à-dire révolté, une autre de faire la révolution.

Ainsi, une chose est d’être de gauche parce qu’il s’agit  du sens politique de l’histoire, une autre de l’être parce que c’est bien. Dans un cas, la discussion politique argumentée est possible. Dans un autre, elle ne l’est plus. Dans un cas, on a affaire à des adversaires avec qui on peut ne pas être d’accord mais discuter, dans un autre, on a affaire à des ennemis avec qui il est hors de question de discuter. Lorsque la morale remplace la politique, la fureur tenant lieu de lutte, l’invective tient lieu de pensée.

C'est de la peur ? de la lâcheté? de l'incompréhension? ou c'est autre chose ? 

Bertrand Vergely : On entend des discours de haine à l’égard de la démocratie libérale sans que les intellectuels osent broncher. Ce n’est pas étonnant. Ils ont peur. Ils savent que s’ils osent critiquer ces discours, ils vont se faire haïr en apparaissant comme des traîtres aux yeux de leurs  amis politiques. 

La gauche a toujours intimidé le monde en installant comme horizon incontournable de la pensée qu’être de  gauche incarnait le bien alors que ne pas l’être incarnait le mal. Pour que cet horizon demeure incontournable, elle a par la même installé un système huilé agissant avec une efficacité redoutable.

À sa base, de façon ouverte, on trouve les politiques et les leaders d’opinion de gauche avec leur art de préparer les esprits en clivant la société par des déclarations provocatrices fracassantes. Derrière, de façon cachée, on trouve les réseaux ultra-présents dans tous les compartiments de la communication et de la culture afin de veiller à ce que tout le monde pense comme il faut.

Ainsi, quand des déclarations provocatrices  ont lieu, il est vivement conseillé de les applaudir. Une critique pointe-t-elle son nez ? Elle est immédiatement remise en place en faisant l’objet d’une réaction indignée. Le résultat conforte toujours les gardiens du temple du bien.

Ayant peur d’être publiquement exécutés une deuxième fois, les imprudents qui se sont risqués une fois à une critique en tirent les leçons en s’autocensurant. Inconsciemment, ils ont intériorisé la peur qui surgit quand on a affaire au sacré.    

Singulière situation. D’un côté, la gauche a le droit de haïr la démocratie libérale. D’un autre,  on n’a pas celui de critiquer cette haine. La peur de se faire mal voir explique cette étrange dissymétrie. Une  sournoise habitude de l’autocensure également.

Les soutiens des manifestants pro-Palestine ont parfois défilé avec le drapeau du Hamas, voire celui de Daesh comme on a pu l'observer à Londres. Les occidentaux ferment-ils les yeux volontairement sur cette perméabilité? 

Eric Deschavanne : Cette perméabilité est reconnue par tous. Elle est tolérée au nom de la liberté d’expression ou justifiée par l’islamogauchisme. On peut espérer qu’elle contribue à déciller le plus grand nombre. La première condition de la défense de la démocratie libérale est la prise de conscience par les occidentaux du fait qu’une idéologie radicalement hostile aux valeurs de la civilisation libérale a pris racine en Occident, principalement en Europe.

Bertrand Vergely : Les manifestants soutenant la Palestine défilent avec le drapeau du Hamas ou bien encore de Daesh parce qu’ils se savent soutenus par une  partie de la gauche qui voit dans le Hamas un mouvement de libération et non une organisation terroriste. Ils savent aussi que la situation joue en leur faveur. Imaginons que le pouvoir politique réprime ces manifestants en les emprisonnant. Devenant des martyrs,  ceux-ci vont alimenter des manifestations qui risquent de durer des semaines avec tous les troubles et toutes les violences que l’on peut imaginer. Pour les sympathisants du Hamas et de Daesh, quelle aubaine ! Créer un conflit en Europe autour de la question palestinienne en faisant du Hamas et de Daesh les victimes d’une répression antidémocratique remettent en cause la liberté d’expression ! Ils n’attendent que cela. En laissant faire les défilés avec les drapeaux du Hamas et de Daesh, ne rentrant pas dans le piège qui leur  est tendu, les pouvoirs politiques européens gagnent  provisoirement la partie. Mais pour combien de temps ? il ne va pas pouvoir être possible longtemps de laisser le drapeau d’organisations terroristes  flotter librement dans des manifestations sans donner à leurs porteurs un sentiment d’impunité inquiétant pour l’avenir

Pourquoi les immigrés qui ont quitté cette terre, en quête de liberté et de démocratie, donnent-ils l'impression de soutenir cette tyrannie ? Peu de religieux musulmans installés en France prennent la parole pour dénoncer la barbarie de l'attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Pourquoi est-ce si dur ? 

Eric Deschavanne : La question elle-même dénote une méconnaissance de l’histoire du monde musulman, lequel est plongé depuis plusieurs décennies dans un cycle réactionnaire. La logique de l’islamisme est celle du désaveu et de l’allégeance : il s’agit de purifier les musulmans de toute influence occidentale en exigeant d’eux qu’ils désavouent les valeurs libérales nées en Occident afin de faire allégeance à un islam authentique. C’est bien la raison pour laquelle l’islamisme s’attaque à l’école, soit par la voie du terrorisme, soit par la voie de l’entrisme et du chantage à l’islamophobie. L’acteur crucial sur le plan idéologique, c’est en effet le Français (Européen, Occidental) musulman, qui doit affirmer publiquement son « désaveu » à l’égard de l’islamisme et son « allégeance » aux valeurs de la démocratie libérale et laïque. On peut cependant comprendre que la chose ne soit pas aisée dans un contexte historique où l’islamisme a le vent en poupe, exploitant notamment les ressources du monde moderne (internet et les réseaux sociaux) qui lui permettent de discréditer les « autorités » intellectuelles ou religieuses susceptibles de vouloir lui faire barrage.

Bertrand Vergely : L’Islam repose sur le concept de la communauté des croyants, la Ouma. Quand un musulman fait partie de cette communauté,  avant toute chose, il la respecte. Ceci veut dire que pour un musulman tout musulman est d’abord un frère.  Certes, la fraternité n’interdit pas les conflits. Quand toutefois ils ont lieu, ils  ne doivent  jamais remettre en question le principe même de la fraternité. Lorsqu’on fait partie d’une communauté dotée d’une identité forte, le réflexe communautaire est toujours prépondérant. Face à un étranger, même si un membre de la communauté se conduit mal, on défendra en priorité la communauté  afin qu’elle ne perde jamais la face.  En Israël, le Hamas a commis des atrocités. Les musulmans sont restés silencieux. Ils se sont tus pour défendre leur communauté. Dans une logique démocratique, la défense de l’humanité passe avant la défense de la communauté. Dans une logique communautaire, la défense de la communauté passe avant celle de l’humanité.

Pas de minute de silence dans les écoles pour les 30 morts français des attaques du 7 octobre. Pas de photos des otages dans la presse. Pourquoi les victimes sont rendues invisibles? Qu'est-ce que ça dit sur l'Etat de notre société? 

Eric Deschavanne : Ce n’est pas en tant qu’elles sont françaises que nous devons être solidaires des victimes du Hamas. Je ne me sens pas solidaire des Français morts pour Daech au motif qu’ils seraient Français. La guerre que nous déclare l’islamisme est une guerre de civilisation. C’est en tant que nous appartenons à la même civilisation agressée par le Jihad mondial que nous devons être solidaire l’Israël.

Bertrand Vergely : La France a du mal à se penser comme martyre. Pour elle, seul l’autre peut être un martyr. Cet interdit s’explique. La France doit demander pardon. Elle doit demander pardon pour l’antisémitisme français et les victimes causées par cet antisémitisme. Elle doit demander pardon pour le colonialisme et les victimes notamment musulmanes du colonialisme.

La pensée dominante étant la pensée de gauche culpabilisant la France pour son antisémitisme et son colonialisme, si la France commence à se dire martyre, elle va s’exonérer des crimes commis contre les juifs et contre les algériens. Or, il ne faut pas que la France s’exonère de ses crimes et pour cela il importe que le martyre soit l’autre, le juif, le musulman, mais pas elle.

En 2015, lors de l’attentat contre Charlie Hebdo, tout a été fait pour expliquer que les vraies victimes n’étaient pas les journalistes français mais les algériens. Parce que la France avait colonisé l’Algérie, les algériens étaient acculés au terrorisme. Au Canada, le premier ministre Justin Trudeau, a renchéri en déclarant qu’il fallait, non pas condamner les attentats islamistes, mais demander pardon aux musulmans pour la façon dont ils sont traités.  

Singulière situation là encore. La France a le droit d’être traitée de raciste et d’islamophobe. Elle n’a pas celui de se dire victime quand elle subit des attentats meurtriers. Certes, il existe des voix de gauche pour s’opposer à cette façon absurde d’être de gauche. Elles pèsent toutefois de peu de poids. Le mal a été fait et il demeure. La France a du mal à oser se dire martyre quand elle l’est.  Elle a l’impression honteuse de voler la palme du martyre à un autre. Quand elle n’a pas cette honte, les gardiens toujours vigilants  du temple du bien ne manquent pas de la tancer vertement en lui rappelant son devoir éternel de culpabilité. 

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